Retrouvez le texte de Marouane Bakhti dans le cadre du SOLO HOTEL 1 avec Sacha Gabilan
SOLO HOTEL est une sculpture des artistes Caroline Rose Curdy et Konstantinos Kyriakopoulos, installée au premier étage d'Aperto. La première invitation du projet présente Alpha amylase, une œuvre de Sacha Gabilan, en dialogue avec un texte de Marouane Bakhti – à lire sur place et en ligne, à écouter au téléphone de SOLO HOTEL le 5 février 2025.
- Vous rêvez ?
- Toutes les nuits, je rêve. Je rêve tant que je n’en dors plus. Je voudrais arrêter, je voudrais ne plus rêver jamais. Si cette nuit j’allais dormir, je rêverais d’un hôtel dans lequel on serait ensemble lui et moi.
On sortirait pour voir la mer et c’est tout. On irait un peu nager. On retournerait vite dans les draps blancs. Dans le rêve, on aime faire ça par terre. Ses deux mains autour de mon cou, je vois la chambre devenir un trou, noir et flou, je m’enfonce. Je suis dans l’oubli que j’attendais. Mon téléphone est quelque part sous le lit ou dans la salle de bain. Il sonne. Ils me cherchent. Quand il voit l’écran s’allumer, il me le dit mais je ne veux faire que ça : ne rien voir du pays, l’hôtel et c’est tout. Ne plus exister du tout. Mon téléphone, je l’éteins. Je reste comme ça, sans rien savoir du monde, absolument dans cet endroit avec lui, tout à fait rien d’autre que ça. C’est à ça que servent ces lieux. Qui n’utilise pas une chambre d’hôtel pour se faire disparaître n’a rien compris.
Brûlures sur la fesse, une méduse m’a griffé avec son corps de gélatine. Je l’ai vu, ça faisait miroir sous la surface. C’est un souvenir de l’été qui viendrait dans le rêve. Sur quelques centimètres, ma peau est tuméfiée. On dirait que la mer a dessiné une étoile sur ma chair brûlante. Circonvolutions cramoisies, un motif merveilleux qui palpite sur mon corps marron. C’est le temps des moissons et des incendies, dehors il fait 36 degrés. Sur mon corps, climatisation maximale et résidus de sel en motifs infinis. Léger interstice entre la fenêtre et le mur : l’odeur de l’iode et du feu se mélangent. Dans les hauteurs, il paraît que les flammes mangent la campagne. Encore, ne rien savoir du monde, le supplier de ne rien me dire, applications maudites qui racontent des choses que l’on ne veut pas savoir. Voilà ma supplication de petit bourgeois : revenir au temps où l’on ne savait rien du monde.
Parfois, dans le bas du dos, la peur vient verrouiller les vertèbres parce que le personnel de ménage passe derrière la porte verrouillée par une carte magnétique ; nos corps endormis dans les deux lits ramenés l’un vers l’autre, les deux lits qui avaient été mis contre des murs opposés, deux lits faits pour se regarder sans se toucher, les deux lits interdits, collés pour faire un grand, je bouge le moins possible, pour que personne ne sache que les deux lits passent la nuit ensemble, d’un même bloc.
Et quand dans cette immobilité, je continuerais de rêver, les fenêtres s’ouvriraient, le feu lècherait nos plantes de pied, les flammes de l’enfer viendraient nous chercher dans le péché et alors je me réveillerais.
- Vous vous sentez coupable de rêver ?
- Je me sens coupable d’avoir du temps pour ça. Mais les rêves de nos têtes ne sont même pas les nôtres, ils ne l’ont jamais été, au fond quelque part bien enracinée : la détestation indépassable. Elle nous donne des images de pénitence derrière nos yeux fermés. Je m’endors et je vois un bûcher. Je m’endors et je vois la fin des temps. Je ne suis jamais tranquille.
Les rêves de nos têtes ne sont jamais les nôtres, ils ne le seront jamais, on les partage ensemble dans l’amour, ma machine à fantasmes contaminée par lui, pour l’éternité de tous les temps, jusqu’au moment où mes neurones et la mémoire de son corps deviendront du terreau pour les autres vies.
Les rêves de nos têtes ne sont jamais les nôtres, dans le noir complet, j’entends les voix des autres qui sont morts pour que je puisse vous dire ça. Il y a des gens qui sont morts, qui se sont tués pour que je puisse vivre ici, de ce côté-là de la mer, et ces gens sont morts de ça, de l’exil, ils sont morts du travail et ils sont morts de la douleur de partir, et tout ça pour que je puisse vous payer aujourd’hui pour vous dire qu’ils sont morts pour moi.
- Vous vous sentez coupable d’être ici ?
- Ne le suis-je pas toujours ? Coupable ? Si je m’endormais sur ce divan, je rêverais d’un tribunal, un juge blanc me dirait : « Vous avez agressé sexuellement cette femme. C’est toujours vous qui faites ces choses-là. » Je dirais : « C’est impossible, je n’aime pas les femmes. » Et la procureure rirait longtemps, avant de dire : « Ça tombe bien, ça aussi c’est interdit. »
Ne le suis-je pas toujours ? Coupable ? Dans ce procès, on me dirait encore : « Vous ne pouviez pas dormir dans cet hôtel. Votre acte de mariage est un faux. » Insolent, je voudrais répondre : « évidemment » mais ma langue serait engluée dans ma salive. Je n’arriverais qu’à cracher. À la fin du rêve, on m’enferme.
- Encore un hôtel.
- La chambre d’hôtel est une boîte à rêves, dedans on embaume le désir, la faim, les peurs de gosses et celles des adultes, on forge des souvenirs pour la vie. Bave sur l’oreiller, jus de gens sur le matelas, les pensées fermentent. Chaque fois que nous sommes allés à l’hôtel, j’ai pensé aux draps, cuits à 60 C° pour éradiquer les germes qu’avaient laissé notre union. Les draps immaculés, débarrassés de nos traces, de ma sueur de peur et de ses deux sœurs : la sueur de sommeil et la sueur de sexe. Les draps nettoyés de notre salive, de nos crachats sur le lit pour le marquer, les draps dépliés et appliqués sur la structure du lit – toujours la même, prête à recevoir tous les insomniaques et les narcoleptiques du monde. Drap souillé, union consommée, mariage de papier.
- Que faites-vous si vous ne dormez pas ?
- Je ne bois pas. Je ne fume pas. Je ne veux pas m'abîmer et je ne veux pas mourir. Ce serait faire honte à ceux qui se sont tués d’exil pour moi. Alors que dehors, le jour est bien fini, que la lumière il n’y en a pas, que le feu mange le sommet des collines, que les voitures dorment arrimées aux trottoirs, que la mer frappe la côte doucement pour bercer les gens, moi je ne dors pas. J’attends. Le temps comme de la gelée de temps ; mon corps comme une fente dans la gelée, le vent et les idées passent, c’est tout. J’essaie d’écrire mais ça n’a aucun intérêt. Parfois, j’arrive à faire une page, mais ça m’épuise. Souvent, j’ai peur, je me demande : et si le soleil ne revenait pas ?
- On va s’arrêter là pour aujourd’hui.
Marouane Bakhti, 2025
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