Esther Ferrer
Née en 1937 à Saint-Sébastien, en Espagne, installée à Paris depuis les années 1970, Esther Ferrer est reconnue internationalement pour sa pratique de performance, qui prend non seulement la forme d’actions, mais aussi de photographies, de vidéos, d’œuvres sonores, de poésies et de conférences. Elle mène ainsi depuis les années 1970 un projet work-in-progress d’autoportraits. Après des études de journalisme et en sciences sociales, elle réalise ses premières actions dans les années 1960 avec le groupe espagnol d’avant-garde ZAJ, héritier de Marcel Duchamp et de John Cage qui les invite les jeunes gens aux Etats-Unis en 1973. Fondé en 1964 par les musiciens expérimentaux Walter Marchetti, Ramon Barce et Juan Hidalgo, il aura une longévité exceptionnelle pour un groupe d’avant-garde (1964-1996). Privilégiant des formes éphémères, Ferrer s’est d’emblée orientée vers un art-action plutôt que vers un art de production. À partir des années 1970, parallèlement à ses actions, qui furent longtemps la part visible de son travail, elle développe une œuvre plastique ample et variée, révélée tardivement au grand jour : maquettes, installations, objets, œuvres à partir des nombres premiers ou du nombre pi. En France, ce sont les expositions au Mac Val à Vitry et au Frac Bretagne à Rennes en 2014, premières rétrospectives de l’artiste en France, qui ont permis de découvrir son vaste corpus d’œuvres.
L’artiste, qui n’a pas étudié l’art, réalise ses premières actions avec le groupe espagnol de musiciens expérimentaux d’avant-garde ZAJ, qu’elle rejoint en 1967. Bizarres et subversives, leurs actions qui s’inspirent de John Cage ont un sens politique dans le contexte de la dictature. John Cage les invite en 1973 aux Etats-Unis, où ils exposent dans les lieux à la pointe de l’art, comme The Kitchen. Intégrant les réseaux internationaux des avant-gardes, ZAJ se produit dans le monde entier. Fluxus leur propose de les rejoindre, mais ils choisissent l’indépendance, d’être ZAJ – un mot qui ne signifie rien, sonne comme une interjection, un cri de guerre. Une farouche indépendance caractérise également Esther Ferrer qui lui vient de l’expérience du franquisme. La dictature, aiguisant chez celles et ceux qui s’y opposent, un sens de la liberté et une conscience politique du contexte, impliquait de trouver des voies parallèles pour contourner la censure, pour faire des choses, des actions. Pour Ferrer, le féminisme, ou l’action politique, relève d’une militance de chaque instant, c’est ainsi qu’elle peut dire : mon art n’est pas féministe.
L’action est l’axe de la pratique d’Esther Ferrer : elle est à la fois une pratique et une forme. L’artiste développe une forme-action singulière qui croise la performance, la musique expérimentale, l’art conceptuel et s’ancre dans les avant-gardes des années 1960, dont John Cage, que l’artiste et son mari le musicien Tom Johnson ont très bien connu, est l’une des figures-clé. Ses performances, comme la plupart de ses œuvres, sont simples, précises et directes.
La simplicité est une qualité frappante de l’art de Ferrer. Il frappe mais posément. Et avec humour. L’idée, souvent première, enclenche un travail de la forme, qui consiste à épurer l’idée pour atteindre une forme juste, percutante : la forme d’un acte. Éliminant toute théâtralité, l’artiste se concentre sur une action, souvent élémentaire : tracer une ligne en marchant sur un adhésif, s’asseoir sur une chaise à un feu rouge, marcher et parler en même temps, faire et répéter un geste infime voire absurde, comme jeter du sucre à intervalles réguliers, poser des choses sur sa tête, ne rien faire, regarder le public, jeter de la monnaie. Tout geste peut devenir acte.
Le titre d’une action les plus des célèbres, Faire le chemin en marchant, résume cette forme-action : une force imperturbable trace un chemin dans une réalité concrète, car le temps réel est le propre de l’action, et construit une situation ouverte au hasard, à ce qui se passe, car « ce qui peut arriver, est le plus important ».
Disons enfin un trait essentiel de ses actions, comme de ses autoportraits : une présence, qui tient à l’utilisation de son corps comme médium ou instrument ; présence paradoxale, neutre et personnelle, précise et humoristique, qui évoque le corps burlesque d’un Buster Keaton : impavide, il suit sa propre nécessité, son idée, envers et contre les obstacles que sont les conventions sociales ou le fonctionnement normal des choses.
L’action Intime et personnel, qui date de 1973, est une œuvre manifeste, emblématique de son art, désormais historique : l’artiste nue mesure son corps, concentrée sur cette action. C’est la première fois qu’elle performe nue. Or, cette œuvre prend un sens différent selon les versions et les contextes : en 1973, elle incarne l’idée que ‘Mon corps m’appartient’, tout en excédant évidemment cette seule signification ; en 2013, lorsque l’artiste la réalise de nouveau à l’âge de 78 ans, cette action défie non seulement le tabou de la nudité d’un corps âgé, mais celui plus fort encore de la vieillesse féminine.
Cet art vivant intègre l’action du temps, de façons très différentes : légère, méditative, comique ou neutre. Ses Autoportraits exposent ainsi la transformation dans le temps d’un visage, le sien, comme un fait brut : ils nous renvoient le miroir d’une réalité insaisissable.
L’art d’Esther Ferrer, avec sa rigueur et son sens de l’absurde, fait penser aux nombres premiers avec lesquels elle travaille en ce moment : ils ne sont divisibles que par l’unité et par eux-mêmes, entités irréductibles et imprévisibles, ils produisent des œuvres merveilleuses.
Anne Bonnin