S’inspirer, respirer L’intime est politique
Récits de retour sur soi, Comme nous existons, de Kaoutar Harchi, et Pour te ressembler de Christine Détrez participent d’un mouvement de fond dans le champ des sciences sociales, où le recours à la littérature, au registre sensible et intime, se greffe à un savoir plus ample. Si Kaoutar Harchi et Christine Détrez sont sociologues (des arts, de la culture, des pratiques lectorales, du genre…), les deux autrices n’en sont pas moins tout autant écrivaines, à parts égales.
Dans Comme nous existons, Kaoutar Harchi, née à la fin des années 1980, dessine le parcours de sa vie, depuis l’arrivée du Maroc en France de ses grands-parents jusqu’à son éclosion à elle, à dix-sept ans, le jour où elle découvre la sociologie qui lui offre un outil de compréhension de tout ce qu’elle a éprouvé. Elle se souvient de ses expériences d’enfant, en identifiant ce qui a eu valeur d’événement constitutif de sa pensée. Un geste de ressaisissement de soi, mettant au clair la manière dont l’entrelacement des rapports de pouvoir, de classe, de genre et de race marque une existence. Récit à la fois rétrospectif et réflexif, Comme nous existons donne forme au vécu de millions d’autres familles d’immigrés de France, traversées par le sentiment qu’on peut ne pas être tout à fait chez soi lorsqu’on est chez soi. « On me demande souvent si ce n’est pas narcissique. Je ne trouve pas du tout. Je ne me sens pas du tout en tout cas dans une forme de contemplation. Si cela part de moi, cela ne s’arrête pas à moi. Et j’aime que dans ce dépassement, ça atteigne les autres. Je rêvais d’un livre qui soit aussi un point de rencontre des subjectivités minoritaires », explique l’auteur.
Dans Pour te ressembler, Christine Détrez enquête, elle, sur sa mère institutrice morte dans un accident de voiture en Tunisie alors qu’elle avait deux ans, prouvant dans un texte poignant combien l’écriture a profondément à voir avec la mémoire des morts, mais aussi avec ce que Pierre Michon appelait les « vies minuscules », oubliées, effacées par le tamis de l’histoire. Une mère doublement invisibilisée par la modestie de ses origines sociales et par une mémoire familiale qui a vite tourné la page. Au croisement des méthodes archivistiques, propres aux historiens, et de l’enquête familiale, propre aux romanciers, le texte poignant de Christine Détrez, par sa charge émotive et sensible, dépasse-lui aussi le cadre intime pour restituer un moment de l’histoire de France. Tout en reconnaissant qu’elle a « franchi le fleuve de l’oubli », la narratrice s’interroge sur son attention tardive, ayant attendu la cinquantaine pour s’intéresser vraiment à sa mère alors que, précisément, elle écrivait depuis des années des livres sur le “genre” et sur les femmes invisibilisées. Elle assume aussi un mystère tenace : « je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, je ne sais sans doute pas plus qu’avant qui elle était. Son regard perçant sur les photos est resté une énigme » précise-t-elle.
À la mesure de ces deux textes sensibles, nous nous interrogerons sur ce que la littérature et l’enquête biographique disent de la société, au-delà de nous-mêmes. De la même façon que l’on observe aujourd’hui des affinités électives entre littérature et art contemporain, qui se nourrissent l’une et l’autre dans un geste de contamination réciproque (cf la littérature d’exposition, la littérature hors-du-livre, la littérature plasticienne…), on assiste à une attraction sensible pour le genre du récit intime et biographique chez de nombreux chercheurs en sciences sociales. Si l’art agit sur la littérature et réciproquement, la sociologie, elle aussi, aspire la littérature, et réciproquement.
Nous chercherons à éclairer cette complicité entre le savoir historique ou sociologique et les écritures littéraires « qui participe de la richesse de la création contemporaine et du brassage des discours », comme l’écrit le critique Alexandre Gefen, auteur de L’Idée de la littérature. De L’art pour l’art aux écritures d’intervention.
Kaoutar Harchi est sociologue ; elle a publié Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne (Pauvert, 2016) et sort ce mois-ci Comme nous existons (Actes Sud).
Christine Détrez est sociologue, professeur à l’école normale supérieure de Lyon ; elle a publié avec Karine Bastide, Nos mères. Huguette, Christiane, et tant d’autres, une histoire de l’émancipation féminine (La Découverte) ; elle sort ce mois-ci Pour te ressembler (Denoël).