Histoires d'abstraction Le cauchemar de Greenberg
Exposition collective avec Laëtitia Badaut Haussmann, Huguette Caland, N. Dash, Adélaïde Fériot, Mohamed Hamidi, Loie Hollowell, Seulgi Lee, Ad Minoliti, Ulrike Müller, Serge Alain Nitegeka, Rafaël Rozendaal, Stéphanie Saadé, Daniel Steegmann Mangrané, Vidya Gastaldon, sous le commissariat de Marjolaine Lévy.
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« Elles font l’abstraction », « Journeys of Abstraction », « Living Abstraction », « Ways of Abstraction », « Abstraction singularity », « Affinities for Abstraction », « Structural Abstraction », « Spirituality and Abstraction », « Ways of seeing Abstraction », « Epic Abstraction », « Abstraction in the Expanded Field », « Plein air Abstraction », « The Shape of Abstraction », « Queer Abstraction »… Depuis le début de l’année 2020, plus d’une dizaine d’expositions muséales présentées dans le monde entier ont fait de l’abstraction leur objet. Aussi diverses qu’elles soient, ces expositions ont comme dénominateur commun de manifester l’actualité de l’abstraction tout en témoignant de l’irréductibilité des formes contemporaines, mais également historiques, de l’art abstrait qu’elles présentent au grand récit téléologique qu’en a construit l’historien de l’art américain Clement Greenberg (1909-1994). Ce récit aura dominé la pensée de l’abstraction durant des décennies. Dans un contexte artistique qui ne cesse, à juste titre, de remettre en question les axiomes occidentalo-centrés et genrés de l’histoire de l’art, de telles expositions proposent une lecture plurielle et inédite de l’abstraction, à distance des théories greenbergiennes. Qui est Greenberg, dont la plupart de ces récentes expositions et celle à venir à la Fondation Pernod Ricard à l’automne 2021 pourraient constituer le cauchemar ?
Dans le Bronx des années 1920, Clement Greenberg, issu d’une famille juive d’origine lituanienne, apprend en même temps le yiddish et l’anglais[1], et se passionne pour l’œuvre de T.S. Eliot[2], dont il tirera bientôt des enseignements décisifs quant à l’importance d’une observation minutieuse des œuvres et au rapport de l’artiste à un médium particulier[3]. De la modernité littéraire à la modernité artistique, il n’y a qu’un pas pour Greenberg. À la fin des années 1930, il assiste à New York aux conférences données par Hans Hofmann, peintre américain d’origine allemande, mentor de l’expressionnisme abstrait, sur lequel Greenberg écrira abondamment et qu’il considère « comme le plus important professeur d’art de notre époque. Sa vision de l’art moderne est plus profonde que celle de n’importe quel autre contemporain[4]. » Dans la salle où Hofmann professe sa magistrale pensée sur Cézanne, Braque, Picasso, Kandinsky ou Klee, Greenberg fait la rencontre de Lee Krasner, dont la peinture, et celle de son futur époux, Jackson Pollock, n’allaient pas tarder à retenir son attention. Au même moment, Greenberg publie « Avant-garde et kitsch » (1939) dans la revue américaine de la gauche intellectuelle antistalinienne Partisan Review, article dans lequel il affirme que l’avant-garde artistique, représentée par l’abstraction américaine naissante, se doit de produire un art qui ne se soucie que de lui-même pour échapper à l’industrie du spectacle et au kitsch. Au début des années 1950, il prend peu à peu ses distances avec l’expressionnisme abstrait qu’il juge trop maniériste pour s’intéresser à une peinture abstraite qui a plus clairement l’autoréflexivité et l’anti-illusionnisme comme ressorts, celles de Barnett Newman ou de Helen Frankenthaler notamment. Vingt-ans plus tard, le texte de 1939, ouvre le fameux ouvrage de Greenberg, Art and culture[5] (1961), dont les trente-huit essais qui le constituent, écrits entre 1939 et 1960, ont pavé le chemin de la grande fable moderniste de l’abstraction. Celle-ci s’y présente comme le terme d’un long « processus d’auto-purification » de l’art : « Il semble que ce soit une loi du modernisme […] que les conventions non essentielles à la viabilité d’un médium soient rejetées aussitôt reconnues […] La peinture continue donc à développer son modernisme avec le même élan, car elle a encore un chemin relativement long à faire avant d’être réduite à son essence vitale »[6]. L’art pictural, dans cette logique essentialiste, doit s’en tenir à ses deux conventions spécifiques : la planéité et la délimitation de la planéité, et refuser toute narration ou référence externe. Grâce à l’abstraction, la peinture pourrait ainsi ne parler que d’elle-même.
Toutefois, malgré sa force et sa séduction, ce récit est largement chimérique. La réalité de l’abstraction et de son histoire est tout autre, et cela depuis ses origines. Il suffit de regarder du côté des abstractions théosophiques d’Hilma af Klint, débutées en 1906, ou des dessins ésotériques et curatifs d’Emma Kuntz de la fin des années 1930, ou bien encore des peintures cosmiques du Transcendental Painting Group de Santa Fe (1938-1941), pour le mesurer. Si l’histoire plurielle du courant abstrait tend à invalider le récit de Greenberg, la géographie déstabilise ce dernier tout autant. Confrontée à des scènes, notamment non-occidentales, qu’elle avait ignorées, l’histoire presque exclusivement franco-américaine rêvée par Greenberg perd une large partie de son crédit. Ainsi, en 1971, l’année de la réédition d’Art and Culture, et alors qu’une peinture de Hans Hofmann fait la couverture du numéro de janvier d’Artforum, la peinture qui, de l’autre côté de l’Atlantique, au Maroc, est en train de donner naissance à l’une des abstractions de l’âge postcolonial les plus convaincantes s’affirme totalement étrangère au récit greenbergien. En effet, l’École de Casablanca, assumant un certain héritage du Bauhaus, connecte son abstraction sur le répertoire ornemental de l’artisanat vernaculaire[7]. Parmi les principaux acteurs de ladite École, Mohamed Hamidi, qui, au début des années 1960, a pratiqué une peinture proche de la Seconde École de Paris, produit, dès 1969, une abstraction, gorgée de symboles et de références, aux formes diablement érotiques. C’est ici que commencent « Histoires d’abstraction, le cauchemar de Greenberg ».
Alors qu’au Maroc, Hamidi, dans un geste aux résonances idéologiques, peignait, à la manière hard-edge, ses icônes érotiques, l’artiste libanaise Huguette Caland débutait la série picturale Bribes de corps (1973-1979), avec laquelle l’abstraction naît de l’agrandissement d’un détail de corps féminin. Ces deux peintures, issues du monde arabe, avec laquelle l’abstraction s’érotise se présentent comme les marqueurs historiques de l’exposition. La création toute contemporaine révèle que le commerce, proscrit par Greenberg, de l’abstraction avec la narration, les symboles et la référence est très vivace, comme en témoigne la sélection internationale, présentée à la fondation Pernod Ricard, d’œuvres d’une dizaine d’artistes ‒ Laëtitia Badaut Haussmann, N. Dash, Adélaïde Fériot, Vidya Gastaldon, Loie Hollowell, Seulgi Lee, Ad Minoliti, Ulrike Müller, Serge Alain Nitegeka, Rafaël Rozendaal, Stéphanie Saadé, Daniel Steegmann Mangrané ‒ qui, de diverses façons, remettent en question le mythe greenbergien de l’abstraction comme moyen pour la peinture de ne parler que d’elle-même.
Des subtiles céramiques de l’activiste LGBTQIA+ Ulrike Müller aux compositions géométriques textiles de Seulgi Lee, illustrant des proverbes traditionnels coréens, en passant par les bas-reliefs de Serge Alain Nitegeka évoquant les traumas de l’exil et de son passé de réfugié politique, des peintures au puissant message féministe d’Ad Minoliti aux abstractions naturalistes de Daniel Steegmann Mangrané, en passant par les icônes de Loie Hollowell, cette exposition tente de montrer les rapports que l’abstraction entretient aujourd’hui avec la narration, l’histoire et un regard sur le monde. Qu’elles soient politiques, cosmogoniques, écologistes ou féministes, ces œuvres proclament, chacune à sa façon, la dimension transitive et résolument contextuelle de l’abstraction ‒ ce que le modernisme greenbergien avait précisément cherché à refouler.
Marjolaine Lévy
[1] Bradford R. Collins, « Le pessimisme politique et la haine de soi juive. Les origines de l’esthétique puriste de Greenberg », in Clement Greenberg, Les Cahiers du Musée national d’art moderne, Paris, Centre Pompidou, n° 45-46, automne-hiver, 1993, p. 61-84.
[2] Greenberg publie en 1950 un texte consacré au poète britannique et à son ouvrage La Fonction de la critique (1923). « T.S. Eliot : critique d’un livre » [1950], Art et Culture, trad. de l’anglais par Ann Hindry, Paris, Macula, 1988, p. 259-265.
[3] Greenberg a été attentif aux travaux critiques de T.S. Eliot sur la littérature. Un passage de « La tradition et le talent individuel » consacré à l’essentialisme du médium en poésie l’a tout particulièrement marqué : « Le poète n’a pas une “personnalité” à exprimer, mais est un medium particulier, qui est seulement un medium et non une personnalité, dans lequel les impressions et les expériences se combinent selon des voies particulières et imprévues. » « La tradition et le talent individuel » [1917], Essais choisis, trad. de l’anglais par Henri Fluchère, Paris, coll. Le don des langues, Seuil, 1999, p. 28.
[4] Clement Greenberg, « Art », The Nation, vol.160, n° 16, 21 avril 1945, p. 469.
[5] Clement Greenberg, Art et Culture [1961], trad. de l’anglais par Ann Hindry, Paris, Macula, 1988.
[6] Clement Greenberg, « Peinture à l’américaine » [1958], Art et Culture, Ibidem, p. 226-227.
[7] Sur l’École de Casablanca, voir Brahim Alaoui et Rajae Benchemsi (sous la direction de), Farid Belkahia et l’École des Beaux-Arts de Casablanca, 1962-1974, cat. d’exposition, Paris, Skira / Marrakech, Fondation Farid Belkahia, 2019, et Maud Houssais et Fatima-Zahra Lakrissa (sous la dir. de), C.A.S.A. ‒ Casablanca Art School Archives, Dijon, les presses du réel, 2021.
Photos : Vues d'exposition à la Fondation Pernod Ricard ©Thomas Lannes