Versuche aus der Literatur und Moral II
Une exposition personnelle de Raphaël Denis.
Versuche aus der Literatur und Moral II
Raphaël Denis
Précédente exposition de Raphaël Denis à la Galerie Sator, l’histo géographique EUROPA collectait les symptômes du probable ravalement de la culture au rang d’attribut de souveraineté, d’enjeu de pouvoir, de fantasme politique. La plus littéraire (jusqu’à son titre façon pastiche de bibliographie borgésienne) Versuche aus der Literatur und Moral en constituerait presque le séquelle bibliophile.
Après les tableaux de Vernichtet, les livres de Fahrenheit. Semblablement carbonisés, ils disent autant le saccage esthétique et intellectuel dont l’histoire humaine nourrit de fréquents et paradoxaux accès, ne niant guère le passage obligé de la dystopie bradburyenne. Mais ils signifient davantage. Enlevés au plus sûr anéantissement, surmontant le scandale de l’illisibilité, revenus au hiératisme mystérieux des bibliothèques, ils composent cette domesticité architecturée quoique mouvante du savoir évoquée par Italo Calvino : « On écrit un livre pour qu’il puisse être placé à côté d’autres livres, pour qu’il entre sur une étagère hypothétique et, en y entrant, la modifie en quelque manière, chasse de leur place d’autres volumes » …
Lorsqu’ils s’étalent au sol et que l’alignement méticuleux s’effondre en un entassement rageur, pareillement ils se détachent du destin que le masque épais et luisant de leur patine fumée suggère. Imprégnés du drame auxquels une main téméraire (celle de Raphaël Denis lui-même, qui ne confesse aucun attrait pour la pratique de la combustion ?) les a arrachés, ils demeurent ce qu’ils n’ont cessé d’être : plus que des livres leur idée, leur forme. Et derrière cette apparence, l’exigence d’un « simulacre » qu’invoque et assume l’artiste.
Simulacre : « la vérité qui cache qu’il n’y en a pas ». La définition de Baudrillard vaut sans doute ici pour tous les systèmes de pensée et de croyance au nom desquels quantité d’ouvrages ont été peu ou prou méthodiquement réduits en cendres. Vérité d’une idéologie ou d’une doctrine qui ne se légitime que par elle-même, au creux d’un espace intellectuel forcément vidé, faussé. Un tel simulacre vaut bien celui d’une allure de livre suspendue dans son devenir cendre, ultime avertissement avant l’abîme de l’inculture. Certes, ces opuscules sont faux, ne se lisent pas. Néanmoins, regroupés comme pour bâtir un espace protecteur (la bibliothèque, avatar du bunker aimé de l’artiste) qui ne soit pas le vide équivoque des murs-écrans, ils suffisent à conter le péril du brasier exterminateur.
À la vaillante persistance que leur calcination engourdie prête à ces ouvrages sauvés « en effigie » (manière dont les peines des condamnés à mort par contumace furent longtemps exécutées sur un substitut -souvent un tableau) d’une suppression surtout physique, Corps 1: Index librorum prohibitorum oppose, par sa blancheur nette et purifiante, sa rythmique énumérative et bureaucratique, l’effacement qu’instille un blâme éminemment spirituel.
Les effets que put avoir cette liste qui jusqu’en 1966 épinglait toute littérature désapprouvée par le Vatican tiennent du martyrologe livresque, autodafé inclus. Ils (d)é(c)rivent une autre bibliothèque, en négatif, faite de réprobations, de refoulements, d’exils, comparable à celles auxquelles Fahrenheit rend hommage, dont la Bibliothèque allemande de la Liberté qu’Alfred Kantorowicz fonda en 1934 à Paris afin de recoller les livres rejetés par les Nazis.
De quasi monuments, donc : à la façon du rhomboèdre tronqué emprunté à Dürer, le livre repris par Raphaël Denis devient objet de pensée ; rejoignant l’étymologie allemande du mot (Denkmal), le fait esthétique, en sa propension à la tromperie, s’y accorde à la contingence mémorielle. De même que tout à leurs considérations sur « l’artifice de l’oeuvre d’art », seul moyen de transmettre « la vérité essentielle de l’expérience », Jorge Semprún et ses compagnons de Buchenwald concluaient à la nécessité d’alimenter cet artifice avec la réalité immédiate de ce qu’il devait restituer, peut-être Raphaël Denis en est-il arrivé au besoin de rejouer prosaïquement un autodafé-somme de tous les autres comme l’on reconstituerait une bataille, renégocierait un traité.
Pour les conjurer -censurer la censure, n’est-ce pas ce qu’effleure la réduction typographique déjà appliquée par l’artiste à La Princesse de Clèves et La Recherche afin de les entraîner vers une esthétique de l’objet-texte, qui cette fois confronte la prêcheuse prohibition papale à l’infamie de l’inintelligibilité que celle-ci suscite ? Pour les rappeler -ce que permet le reste, programmatique, du titre de Fahrenheit: Sauver, Maintenir, Soutenir ces livres, c’est en faire des témoins soustraits à leur condition d’objets inanimés et substituables, à l’image des hommes-livres de Bradbury que l’incarnation d’une oeuvre sauve de l’ignorance, maintient en éveil, soutient face au dévoiement de la civilisation. Tout en se gardant de laisser la chose redevenir fascinante, en tenant à distance sa plausibilité. Tels les bûchers dont ils sont la métaphore et la métonymie, les livres de Fahrenheit devaient demeurer une fiction, réserve aux autodafés dont ils ravivent la mémoire l’horreur si fatalement tangible de l’événement historique.
« KIEFER : Je prends maintenant un exemple extrême : toutes les oeuvres de Titien brûlent.
Il n’en reste pas moins présent.
KOUNELLIS : Il en sera peut-être même encore plus présent. »
Discussion à la Kunsthalle de Bâle, 1985