HINKUM LOOBY

Bettina Samson, Carrifick P., 2019, (detail) céramique grès émaillé / glazed stoneware ceramic 50 x 46 x 66cm
© the artist / galerie sultana
Bettina Samson, Carrifick P., 2019, (detail) céramique grès émaillé / glazed stoneware ceramic 50 x 46 x 66cm © the artist / galerie sultana
du 5 septembre au 5 octobre 2019

Une exposition personnelle de Bettina Samson.

Bettina Samson (1978, France) propose un projet singulier, inscrit dans sa fascination pour l’oeuvre, la danse, l’artisanat et les rituels d’une petite communauté religieuse protestante presque oubliée, les Shakers de Nouvelle-Angleterre. Elle voit en eux une manière de lier l’informalité – des gestes, des émotions – avec la plus grande rigueur de la construction d’objets, de récits, et de formes partagées. Leur revival mystique des années 1830 et 1840 a produit une abondance de dessins révélés, de textes inspirés, de transes collectives et de chansons qui ont fasciné les contemporains. Bettina Samson offre avec Hinkum Looby des sculptures en mouvement et des accidents maîtrisés qui lient un travail expérimental de la matière avec une préoccupation politique et esthétique pour les gestes qui font une communauté.

Ce titre, au premier abord mystérieux, fait référence à celui d’une des nombreuses chansons Shaker. Adaptations de chants populaires, prétendument issues de révélations divines, elles étaient utilisées pour leurs danses collectives effrénées et pour accompagner chaque moment de leurs journées. Le mode de vie rigoureux des Shakers, dont il ne reste plus aujourd’hui que deux membres dans le Nord-Est des États-Unis, intégrait le travail collectif à un ensemble de rituels, liant chaque tâche de la vie en commun à une dimension sacrée. La chanson choisie par Bettina Samson déroule une chorégraphie impliquant une par une les parties du corps, jusqu’à un engagement complet entraînant une transe partagée, dont l’auteur et artiste Dan Graham mettait en évidence le caractère pré-rock’n’roll (Rock My
Religion, vidéo, 1983-84). C’est cette forme de mouvement, d’abord spontané, désorienté, mais qui permet peu à peu de voir émerger une communauté de corps et d’esprit, que Samson transmet dans ses sculptures à demi accidentelles, à l’agitation maîtrisée.

Au coeur de l’exposition, quatre sculptures en grès émaillé sont posées sur des socles en bois. Chacune porte un nom, comme autant de figures familières, qui réfère à l’histoire des Shakers, de leurs révélations et de leurs oeuvres. Ann Lee (2019) est la fondatrice charismatique du mouvement Shaker, une ouvrière de Manchester ayant fui l’Angleterre en 1774 avec une poignée de disciples pour fonder sa communauté idéale en Amérique. La sienne prônait à la fois un fort rigorisme religieux, un strict célibat assorti d’une division radicale des sexes, et une spiritualité mystique ancrée dans des expériences sensorielles fortes, le tout dans le contexte d’une collectivité pleine des rituels, des biens et des corvées – un pré-socialisme puritain. Semantah & Mary (2019) et Emily Babcock (2019) étaient des « instruments », ce nom donné par les Shakers aux personnes recevant et transmettant les « dons » (visions, chansons, textes) des esprits. Babcock en particulier a calligraphié et illustré de nombreuses révélations, dans une véritable tentative d’ordonner visuellement les messages et les enseignements reçus de l’au-delà. Loin de la spontanéité des écritures automatiques et autres transes, ce travail dénote une volonté d’organiser le monde par l’écriture et par l’espace. Enfin, Carrifick P. (2019) était l’un de ces esprits qui communiquaient avec les membres de la communauté Shaker : beaucoup étaient des figures bibliques ou des membres de leur communauté (la fondatrice Ann Lee, en particulier), mais les Shakers recevaient aussi des messages de personnages historiques et d’esprits dits Indiens, c’est à dire issus des peuples autochtones d’Amérique du Nord. Carrifick P. était l’un de ces derniers, manifestant certes le syncrétisme des pratiques Shaker, mais surtout la compréhension limitée que les croyant.e.s avaient de ces peuples qui avaient déjà largement disparu : ces esprits prétendument issus de cultures autochtones étaient avant tout associés à leur supposée sauvagerie et brutalité.

Unifiant les quatres sculptures, les socles en bois spécialement conçus pour l’exposition sont eux aussi une référence directe à la préoccupation des Shakers pour l’espace et les matériaux en lien avec la notion de communauté. Tout comme plus tard les fonctionnalistes en architecture (form follows function), ils et elles accordaient une dimension morale aux objets, refusant toute forme d’ornementation, de décoration et de personnalisation, interprétées comme déviantes – on ne rigolait vraiment pas. Ils conçurent leur propre mobilier et firent usage de techniques permettant la plus grande simplicité dans la conception. Chaque objet était pensé pour faciliter les tâches ménagères, comprises comme des rituels communautaires avec un statut sacré – ainsi des chaises faciles à empiler, des tables avec peu de pieds pour faciliter le balayage. Pour ses socles, Bettina Samson a choisi l’une de leurs techniques de menuiserie, la queue d’aronde ou dove tail, qui permet d’éviter le recours à des clous ou à de la colle dans l’assemblage des meubles tout en créant une trame visuelle par la seule superposition du bois.

L’exposition fait cohabiter ces nouvelles pièces avec des éléments de la série Dead Heat (2016-17), composée de plaques de verres colorées, fusionnées à très haute température, présentées au mur. Leur apparence résulte d’accidents et de défauts imprévisibles, provoqués par l’artiste qui a poussé à bout les limites techniques de la cuisson : des bulles se forment, des bulles explosent, inversant et mélangeant les couleurs, dans un processus jamais parfaitement reproductible. Enfin, poursuivant une pratique transformant le vocabulaire technique de la céramique, Bettina Samson présente un ensemble de petites sculptures intitulé Horloges (2019). Elles sont composées de cônes pyrométriques, c’est à dire de différentes matières qui, en se courbant dans différentes conditions, donnent au céramiste l’indication visuelle de la température de cuisson. L’artiste transforme ces éléments jetables, façonnés en partie par le hasard jusqu’à créer ces inquiétantes séries de crocs recourbés en les ordonnant dans une démarche sculpturale,.

En faisant appel dans ce nouveau projet à l’histoire complexe des Shakers, elle s’intéresse à la capacité de cette communauté à établir un mouvement de va-et-vient entre l’informalité – des visions, des émotions, d’accidents du langage ou de la forme – et une forme structurée de création du sens. À travers les contorsions de ses sculptures, Bettina Samson raconte autant d’histoires où le mouvement – celui des corps en transe, celui des gestes obsessionnellement répétés, celui de la porcelaine dans les flammes – sert de support à l’écriture de récits organisant le monde, permettant parfois d’y ajouter du sens, parfois de le brouiller et de s’y perdre.
Lucas Morin

Dates
5 septembre - 5 octobre 2019
Horaires
Du mardi au samedi, de 11h à 19h
Lundi sur rendez-vous
Entrée libre
Visites
Visites commentées gratuites
mercredi 12h, samedi 12h et 16h