Umbilicus
Artistes : Jean Claracq, Paul Mpagi Sepuya, Elle Pérez, Paul Rouphail.
Les générations qui nous ont précédées ont épuisé le réel, ses productions, ses moyens de représentations et ses outils de classification. Le réel a été disséqué, écartelé. A tel point que nous plongeons désormais à corps perdus dans la virtualité. Notre espace commun traverse une crise identitaire et redevient un territoire d’expérimentations et de questionnements. Questionner notre réel, notre commun revient inévitablement à interroger, avec pudeur ou fureur, les lieux de notre « intime » et les formes qui en découlent.
Les quatre jeunes artistes présentés au sein de cette exposition nous entrainent dans un mouvement vers l’intérieur. Paul Mpagi Sepuya, Jean Claracq, Paul Rouphail et Elle Pérez puisent dans leurs rapports au monde la subjectivité nécessaire à la production de leurs œuvres. Un monde où les identités, si elles sont multiples, sont également potentielles. Flirtant ainsi avec la liberté offerte par la propagation du virtuel dans nos environnements partagés, les travaux de ces jeunes artistes tentent de creuser un espace de réception à l’intime dans ce qu’il peut avoir de plus politique. Tous partent de ce qu’ils connaissent, Jean Claracq réalise des peintures où les périphéries de nos villes rencontrent les intérieurs de nos studios de jeunes précaires. Les points de vue de ces images peintes sont celles de nos Instagram et les activités celles de notre ennui. Le réalisme à la texture numérique des tableaux de Jean Claracq rappelle conceptuellement la recherche de réalité activée par Gustave Courbet. Un siècle et demi auparavant, il trouvait lui aussi, dans son environnement proche, les inspirations nécessaires à la réalisation de toiles dont les sujets quotidiens devenaient des peintures d’Histoire. Les tableaux de Paul Rouphail explorent aussi ce que la réalité immédiate met à sa disposition. Cigarettes, cannettes de Red Bull, papiers journaux découpés, bouts de paysages et morceaux de lunettes sont autant de gimmick visuels assemblés pour créer des sculptures picturales. L’extrême réalisme des œuvres de l’artiste en font des trompes l’œil. Si cette technique connut un âge d’or lors de la renaissance italienne et flamande du XVème et XVIème siècle, creusant le réel pour le rendre plus sublime encore, ici, le trompe l’œil n’a plus vocation qu’à accentuer une flemme mélancolique. L’agencement des objets dans la toile ainsi que la finesse d’exécution n’est pas sans rappeler les scènes d’intérieurs de René Magritte, dont le surréalisme forgeait l’imagerie d’une génération tentant de résistait aux assauts de l’Histoire. Le chemin vers l’intime suivit par ces artistes apparaît comme un moyen de résister. Ces productions nous obligent à sortir de l’illusion selon laquelle nous pouvons émettre une pensée sur toute chose afin de nous reconcentrer sur ce que nous connaissons, ce à quoi nous avons accès.
En observant le travail de Paul Mpagi Sepuya, une phrase issue du livre la Guerre de JMG Le Clézio résonne :
« Parfois, je sors de moi même et je fixe ma figure sur un mur de brique. Je la jette et je la fixe sur le mur avec des clous. Je ne fais pas cela avec la pensée ni avec le désir, je le fais simplement comme on enlève un vêtement avant d’aller dormir. »[1]
L’artiste né en 1982 en Californie, crée des mises en scènes photographiques. Réalisées dans l’intimité d’un studio, elles rappellent ceux des peintres du XIXème qui tentèrent de cacher leurs inventions du puritanisme ambiant. Les liens qu’entretient l’artiste avec ses sujets, avec les corps de ces derniers et avec le sien apparaissent comme une insoumission dans une Amérique en proie avec ses démons originels. Le corps noir homo érotisé devient le porte étendard d’une intimité moteur et créatrice. Les photos d’Elle Pérez se placent dans cette distance affectueuse entre l’artiste et les modèles. Elle suit et photographie ces personnes ayant décidé de s’opposer viscéralement à la morale et tout ce qu’elle a de plus fascisant. Les images d’Elle Pérez explorent ainsi la question du genre et nous met face aux déconstructions inévitables que nous allons devoir engendrer si nous souhaitons continuer à vivre tous ensembles.
La distance entre nous se creuse et ces quatre artistes nous invitent à rouvrir les yeux afin de produire les nouvelles visions du monde qu’il nous appartient encore d’écrire et d’alimenter. Il s’agit alors de faire société, de prêt ou de loin. Faire une société, de fumée ou de bout de papier. Se retrouver. Se toucher. Se regarder.
[1]LE CLEZIO, JMG, La Guerre, Editions Gallimard, 296 pages, 1970
Margaux Bonopera