Vois- là
Exposition personnelle de Djamel Tatah.
Jérôme Poggi est heureux de présenter la première exposition personnelle consacrée à Djamel Tatah (France, 1959) qui a officiellement rejoint la galerie en septembre 2018. En partenariat avec Ben Brown Fine Arts, ce solo show réunit un ensemble d’œuvres récentes. En parallèle, Djamel Tatah est invité par le musée des Arts et Métiers à investir le chœur de l’église Saint-Martin-des-Champs. Il y installe une œuvre gravée de grand format, réalisée dans l’atelier du maître imprimeur Michael Woolworth.
« Cette exposition est un fragment en huit tableaux de mon expérience de la peinture, autour de thèmes récurrents dans mon travail (guerre, solitude, errance) par lesquels s’exprime mon rapport au monde. » Djamel Tatah
Face au monde.
Djamel Tatah et l’éloquence du silence.
Djamel Tatah est peintre, un artiste du pigment pictural au XXIe siècle, dans une société pixellisée et virtuellement connectée. Depuis un médium « académique », classique, voire désuet pour certain.e.s, Djamel Tatah exprime insolemment toute la pertinence d’une peinture ancrée dans une contemporanéité, aujourd’hui portée par l’interconnexion accrue et l’immédiateté. Pourtant ses toiles soulignent un certain sentiment de solitude en rassemblant des fragments choisis de figures humaines isolées qui révèlent la nécessité de poser calmement une vision introspective critique face aux fracas du monde. À la manière d’un cinéaste, Djamel Tatah remonte et monte des séquences choisies du monde physique et virtuel. Il constitue à partir d’une banque d’images personnelles, composée de ses propres photographies et de sources iconographiques usuelles, collectées sur le web et dans la presse, des œuvres habitées de figures à hauteur d’Hommes, ici convoquées pour accompagner ses réflexions face au monde. Ces sources, il les retravaille et les projette à même la toile pour tenter dès lors de transcrire et incarner, dans l’acte de peindre, une autre relation au monde. Loin de vouloir dénoncer, ces œuvres nous appellent à réfléchir posément et intensément avec et contre l’écran du temps au sein d’une matière à réflexion entoilée. Face aux œuvres de Djamel Tatah on est alors submergé, tant par l’échelle des corps peints à hauteur du sujet regardant, que par ce sentiment d’isolement et de silence saisissant et manifeste. Ce silence de la méditation et de la solitude nous remémore alors le temps suspendu des œuvres d’Edward Hopper. La facture de l’artiste franco-algérien n’est pas la même, le réalisme des décors est poussé ici hors du cadre au profit de grandes plages colorées, parfois binaire, où les corps blafards, toujours vêtus de sombre, prennent place ne conserver que la structure d’une toile à échelle humaine. Personnages peints et individus regardants sont alors côte à côte, mais pas tout à fait ensemble. Se dessine ainsi un paradoxe qui s’égrène lorsque le regard se positionne face, ou tout contre ces toiles à la fois catharsis et distanciation brechtienne, à la fois familières et lointaines, à la fois singulières et diluées dans le commun d’un monde préoccupant…
C’est ainsi qu’à l’invitation du musée des Arts et Métiers, Djamel Tatah déploie encore une intervention au sein d’un entre-deux, tendu entre la chute et l’envol. Sur des longs tissus blancs, l’artiste a apposé des corps drapés de noirs et traversés par la lumière qui inonde la nef de la Chapelle Saint-Martin-des-Champs. Ces corps gravés, citations de ses toiles peintes au tournant des années 2010, sont alors restitués dans une technique de xylographie. Autour de ces surfaces bidimensionnelles, le regard peut alors tourner de part et d’autre des lignes de rehauts de blancs, où la lumière ploie. Point d’idoles ici, mais une corporalité resituée au cœur de sa condition humaine suspendue dans le temps et l’espace, en un lieu de recueillement. Les corps flottants, mis à distance et surplombant le corps regardant, sont ainsi arrêtés au moment de leur élévation, à moins qu’ils ne menacent d’atterrir jusqu’à nous. Depuis la Galerie Poggi, l’expérience du regard joue elle-même avec une variation d’échelle, de focale, de cadrage et c’est peut-être le cerne des figures et les détails saillants qui nous guident vers des espaces identifiables. Du silence des figures isolées surgit ainsi l’éloquence d’un étant au monde. Sans entrer dans une analyse éthérée ou hautement philosophique, ce que le regardeur.euse expérimente est bien ici de l’ordre du Dasein formulé par Heidegger ; un étant au monde où l’expérience existentielle o re une porte d’entrée dans l’appréciation de sujets, Sans titre, a priori hors contexte. Or, à bien y regarder, la sélection des six tableaux choisis par l’artiste pour cette exposition nous mène au cœur de l’histoire et de l’actualité du monde. Les images sources dans lesquelles puise Djamel Tatah sont issues de l’actualité non hiérarchisée des tragédies contemporaines. C’est alors qu’apparaissent pêlemêle des figures suggérées et habitées : un « homme des rues », – homeless de New York photographié en 1992 par l’artiste -, un masque décroché d’une sculpture de Palmyre détruite par Daech, un gisant extrait d’une photographie de la guerre en Irak, un mort « réanimé » depuis le détail d’une fresque de Piero della Francesca, ou des hitistes hors du cadre du temps, toujours, inexorablement, rejetés à la lisière du droit de cité. L’artiste répète des motifs, recadre, réagence avec d’autres sources, d’autres écrans colorés, comme pour trouver une manière de décomposer et déconstruire une certaine violence sociale, politique et grégaire, qui silencieusement anime le monde.
Aucune nostalgie ne guide ici le peintre, mais bien plutôt « une énergie positive », une mélancolie relationnelle (D. Tatah, Art Press, 2004) face à l’inquiétude d’un monde oppressant qu’il tente de questionner sereinement dans le silence de la peinture. Les yeux de ces personnages, tantôt extraits de citations réappropriées de grandes œuvres de l’histoire de l’art, tantôt surgis du théâtre de la réalité tragique contemporaine, sont tour à tour fuyants, clos ou braqués sur le spectateur et nous rappellent in ne qu’ils aussi nous regardent parfois, mais surtout risquent, comme l’une de ces figures, de nous toucher du bout des doigts, si ce n’est nous happer… Emilie Goudal Mars 2019