Sandrine Mahéo

Sans titre, acrylique sur toile, 60 x 40 cm, 2018

Courtesy of the artist and Bernard Jordan gallery, Paris.
Sans titre, acrylique sur toile, 60 x 40 cm, 2018 Courtesy of the artist and Bernard Jordan gallery, Paris.
du 17 mai au 1 juin 2019

Exposition personnelle.

Le fond et la forme (du fond)

 

Les grands formats abstraits de Sandrine Mahéo, artiste française née en 1974 et vivant à Berlin, nous parlent tous d’une seule et même chose : la couleur.

La couleur est ici, comme dans la scène primordiale de sa naissance, projetée, soufflée au pistolet. On pense évidemment au dernier Hartung ou, plus proche de nous, au travail de Katharina Grosse qui se déploie désormais dans des espaces gigantesques, friches et paysages. Faut-il voir là un tropisme allemand pour le souffle comme geste pictural ? Probablement.

La peinture crachée n’est-elle pas au coeur de la geste expressionniste ? Toutefois, dans le travail de Sandrine Mahéo ce rapport à l’expression apparaît comme totalement détaché de tout maniérisme lyrique (ici, pas de gloire au geste ! ) et, s’il fallait trouver une résonance historique, elle serait plutôt à mettre en lien avec le Color Field américain dont le souffle tout à la fois spiritualiste, contemplatif et purement formaliste culmina dans les années 1960. Cependant, et tout en considérant bien que, après ces prolégomènes, plus que tout autre médium de l’art, la peinture ne vient jamais de nulle part, nous risquons l’hypothèse suivante : la peinture de Sandrine Mahéo n’est pas abstraite. Ou plutôt : c’est une abstraction figurative. Et s’il ne fait aucun doute que, dans l’esprit de celle qui a été l’élève puis l’assistante de Patrick Saytour, membre éminent du groupe Support Surface, il s’agit d’un travail purement formel au sens « classique » du terme (soit : est-ce que ça tient ? ), il ne faut pas minorer l’aspect spiritualiste qui se dégage des compositions après coup, échappant à l’artiste aussi sûrement qu’un scientifique analysant froidement une constellation d’étoiles ne peut s’empêcher, en alignant les mots, de faire de la poésie à l’insu de son plein gré. Car Sandrine Mahéo a lu passionnément Stephen Hawkins et sa Brève histoire du temps, tout comme elle est une spectatrice assidue du Planetarium de Berlin où elle va régulièrement contempler le défilé panoramique des planètes et des aurores boréales. En avoir plein les yeux est son credo. C’est aussi une lectrice d’Emmanuel Kant, qui, dans sa Critique de la faculté de juger, interroge la question de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, et de l’angoisse que suscite la vision de l’abîme – angoisse qui mène au sublime là où la nature ordonnée confine seulement au beau.

C’est aussi à partir de ça (au sens psychanalytique cette fois – autre grand centre d’intérêt de Sandrine Mahéo – du grand Ça réservoir libre de formes non filtrées par le Moi) que la berlinoise d’adoption travaille dans son atelier de Hohenschönhausen, dans un ancien centre d’écoute de la Stasi (cela ne s’invente pas ! ), au Nord-est de la ville. Ce Ça, plus que l’histoire de l’art assimilée par l’artiste, c’est la matière vivante de son oeuvre : les morceaux épars qui se réassemblent au sein de ses tableaux et de ses dessins numériques hauts en couleurs ou ceux monochromes noirs et gris exécutés à l’aérographe.

Enfin depuis quelques temps une nouvelle série affleure comme des espaces de pure respiration prenant place entre des compositions de points projetés, de formes tracées au pochoir, ou de longues lignes de pinceaux traversant la toile comme les tracés digitaux nonchalants et parallèles de la main d’un homme du néolithique traînant sur un mur de glaise ; ce sont des espaces entièrement vides comme des murs ou des ciels (ou des murs de ciels), et plus simplement encore, pour reprendre un terme qui enlève tout lien avec les images, des all-over qui n’ont rien d’autre à offrir que leur radicale planéité. Cependant, en dépit des décisions de l’artiste, c’est là un phénomène bien connu, la vision rattrape toujours le spectateur. Et ce sont donc comme des morceaux détachés de fresque dans lesquels on plonge – ici un morceau de ciel de Tiepolo, là un grand pan de mur gris, qui, lorsque notre vue s’éclaircit, se révèlent être un complexe entrelacs de micro-tâches de couleurs finement mouchetées.

Découvrir le travail de Sandrine Mahéo c’est se plonger dans un bain de couleur qui toujours interroge et révèle finement, sur plusieurs niveaux esthétiques et strates historiques, la question de la forme en peinture, la question du « comment peindre aujourd’hui », sans forcément remettre en cause l’objet tableau, sans forcément nier le geste ni en faire l’alpha et l’oméga du rapport à la peinture ; c’est réactiver la notion de souffle, à la fois comme geste primordial du dire en peinture (la couleur dans la bouche) et se confronter à la question parfois taboue (« contemporanéité » oblige) de la beauté de la couleur, de son éclat qui nous captive et nous hallucine comme des insectes libérés de toutes les belles théories esthétiques.

En ce sens le travail de Sandrine Mahéo, tout en prenant en compte les impératifs formels que s’assigne d’elle-même toute peinture abstraite contemporaine en se positionnant au milieu d’une production riche, vaste, et très vivace (notamment actuellement sur la côte ouest des États-Unis) est une oeuvre profondément sensible qui, avec beaucoup d’humilité, est en quête d’un absolu philosophique et d’un regard profondément humain, qui toujours donne à voir.

Jean-François Desserre.

Dates
17 mai - 1 juin 2019
Horaires
Du mardi au samedi, de 11h à 19h
Lundi sur rendez-vous
Entrée libre
Visites
Visites commentées gratuites
mercredi 12h, samedi 12h et 16h