Transfiguration
Une exposition personnelle de Darja Bajagić.
Si les fenêtres de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l’homme, — ainsi qu’elle l’est — infinie. Dominno est une figure récurrente dans le travail de Darja Bajagić, chevelure noire, regard sombre, cette actrice pornographique tchèque et muse de l’artiste ne souffre pas de l’indifférence de ses contemporains. Dans Transfiguration (2019), son visage est effacé et cohabite avec celui plus juvénile d’Hanna Cuna, photographie lointaine (1945), irréductible signe de reconnaissance d’un enfant déporté lors de la seconde guerre mondiale dans le village de Kloster Indersdorf dans la région du Bayern, publiée dans un journal local. Ce visage est cerclé d’un symbole héraldique, signal solaire renvoyant à la transfiguration, ce procédé qui voit une chose changer complètement de forme ou d’apparence pour parvenir à un état plus beau ou plus spirituel. Cette composition sous forme de bouclier protège et dissimule tout en se parant de vertus déclaratives. Elle énonce un lignage : historique, symbolique, iconographique, se fait table d’indices pour retrouver les fils. Dans Ultimate Reality (2019), Dominno est plus frontale, la poitrine gonflée par la coupe d’un tee-shirt trop étroit, le thorax pris au centre d’une croix de Saint-André, celle des suppliciés et du X typique des sites pornographiques. Ses épaules sont surmontées par les photographies éteintes d’une femme s’étant suicidée par pendaison, apparues dans un magazine mexicain de murderabilia, Alarma (1963), aujourd’hui défunt et collectionné par l’artiste.
Le visage est saccadé, grisonnant, abimé par les multiples réimpressions. Lui sont surimposés les symboles d’une secte néo-gnostique (datée entre le X et XVème siècle) du nom de Bogomil et ayant œuvré dans les Balkans. Ce
culte fondé sur une cosmologie duelle prétendait que le monde visible était le produit du diable là où le salut n’existait qu’outre-tombe. Le monde matériel est-il intrinsèquement violent ou comme le dit William Blake «un chemin creusé d’abîmes, peuplé de fauves et de serpents ?» Une duplicité au cœur de Makoš (X) (2019), ou Mokosh, déesse slave des pluies et de la tempête, protectrice des femmes et assurant destinées fertiles ou funestes destins. Son symbole surmonte la photographie d’enfants déportés dans le camp de Jastrebarsko par les Oustachis, groupuscule croate anti-yougoslave d’obédience nazi. Leurs visages sont à la limite de la perceptibilité, rendus impotents par la volonté de mort de ce mouvement fasciste des années 30. Le pouvoir prêté aux dieux est ici transfiguré par la main de l’Homme,
la violence s’extirpe de l’invisible pour le monde visible. Dans Hexagone (Intolerable Dominnation) (2019), Dominno est à demi-agenouillé dans une pose conquérante au centre d’un cadre reprenant la forme d’un autel, place de l’offrande et du sacrifice. L’ambivalence iconoclaste de cette confrontation est rejouée par le tourbillon qui semble l’absorber et entrainer son corps dans le néant.
Ces imbrications tumultueuses de sens et de formes, entre religiosité, violence et désir ne sont-elles pas propres à générer de la paranoïa ? Ou pire de la paranoïa de la paranoïa ? Une paralysie à produire de l’image, à la transfigurer précisément, au regard des conséquences dangereusement imprévues passé le crible de l’interprétation ? Ou peut-être comme le dit le super-vilain du film Strange Days (Kathryn Bigelow, 1995), « la paranoïa n’est-elle qu’une manière plus fine d’appréhender la réalité ? » Ne cessant d’interroger la part maudite de l’image, le travail de Darja Bajagić a ceci
d’unique qu’il résiste aux catégories herméneutiques et érotiques de leurs réceptions. Les signes glanés de sources diverses renvoient à des champs et des régimes d’images aux intérêts contradictoires : symbole liturgique, orthodoxe, païen, hermétique, photographie mémorielle, fétiches contre-culturels, gothique, porn ou horrifique. Ils circulent, se chargent et se déchargent de significations au gré des contextes, regagnent en vitalisme ou sont anesthésiés mais restent récalcitrants à l’univocité. Ses procédures empruntent aussi bien à un modernisme en quête d’objectivité (aplanissement du signe, réductionnisme de la forme, palette chromatique minimaliste, appropriation de l’image) qu’à sa propre mythologie. Dans cet ensemble de récits, de figures divines, humaines ou monstrueuses, la formule de Wittgenstein s’applique : « la signification d’un mot est son usage dans le langage », ici touchant à l’énigme irrésolue. Et c’est là où le bât blesse, irrite ou fascine, entre réalités et représentions, ses figures à la fois planes et pleines oscillent entre le fameux adage What you see is what you get, des parenthèses laissées en suspens, et des images indicibles, Against Interpretation.
Pierre-Alexandre Mateos & Charles Teyssou