Occupations
Artistes : Claude Closky, Dominique Mathieu, Marianne Mispelaëre, Hans-Walter Muller, Gianni Pettena, Matthieu Saladin, les gens d’Uterpan et Lois Weinberger.
Un acte spatial surmonte (momentanément) les conflits, même s’il ne les résout pas ; il permet le passage du souci quotidien à la joie collective.
Henri Lefebvre, La production de l’espace, 1974
Il y aurait à écrire toute une histoire des espaces qui serait en même temps une histoire des pouvoirs – depuis les grandes stratégies de la géopolitique jusqu’aux petites tactiques de l’habitat […] Il est surprenant de voir combien le problème des espaces a mis longtemps à apparaître comme problème historico-politique.
Michel Foucault, L’œil du pouvoir, 1977
Par-delà la diversité des démarches et sujets des œuvres des huit artistes réunis à la galerie Salle Principale, elles partagent toutes un même champ d’investigation – celui des enjeux politiques de la contrainte spatiale. Chacune à sa manière, elles s’octroient, négocient, infiltrent, occupent, libèrent ou commentent, à travers ses ramifications publiques et privées, un espace urbain, architectural, mémoriel, publicitaire, technologique ou scientifique. Ce faisant, elles ne se contentent pas d’apostropher hors-sol la délimitation du champ artistique par opposition à celui de la vie réelle ; elles rentrent en résonance avec des préoccupations plus larges – et c’est sans doute à cet endroit-là où l’exposition Occupations n’œuvre pas dans un espace abstrait et intemporel, mais plutôt dans un contexte précis, actuel, sans doute nourri par un regain d’intérêt pour les implications spatiales de la pratique politique collective ou personnelle. On imagine ce projet imprégné par des phénomènes récents comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, Nuit Debout ou encore le mouvement des Gilets jaunes, en ce moment sur nos boulevards, ronds-points et autres écrans, sans oublier des prises d’espace au long cours, dont le mouvement zapatiste au Chiapas (Mexique).
Pour paraphraser les ouvrages La production de l’espace etLe droit à la ville du sociologue et philosophe Henri Lefebvre qui nous semblent particulièrement pertinents en arrière-plan de cette exposition, l’espace est un enjeu politique dans le sens où il est le support, l’instrument et un objet de luttes et de conflits, d’appropriations et de pratiques contradictoires, voire antagonistes. Le mode de production capitaliste produisant un espace qui lui est propre, une stratégie révolutionnaire devrait imaginer un autre mode de production de l’espace, passant par une réappropriation collective de la ville et une libération de la vie quotidienne.
Le travail de l’artiste autodidacte Claude Closky s’intéresse aux représentations de la société contemporaine, souvent à travers un vocabulaire visuel ou linguistique. Sa vidéo Objectif (2017) est un diaporama en boucle sur tablette numérique, présentant une succession stroboscopique de photographies d’objets représentatifs de la société de consommation. Le flux d’images, en éternel recommencement, est présenté sur un format vertical rappelant les panneaux publicitaires numériques. Les indicateurs de la croissance économique semblent se porter très bien, et il en va de même pour ceux de la saturation iconographique.
Dominique Mathieu, designer autodidacte, privilégie la simplicité et l’économie de moyens au profit d’une conscience et d’une pratique écologiques. Riposte (2018) est une double page extraite d’un livre sur la recherche en robotique, offert au designer par un ami scientifique. L’opacité du contenu, ainsi que le rejet de la vision du monde proposée par cet ouvrage, ont poussé Dominique Mathieu à intervenir sur l’un des rares interstices du livre, pour y inscrire la phrase « Fuir, mais en fuyant, chercher une arme », empruntée à Gilles Deleuze. Ce conflit spatial entre le livre et son lecteur « actif » évoque aussi la pensée de Michel Foucault : Le langage est chose d’espace […] Tel est le pouvoir du langage, lui qui est tissé d’espace, il le suscite, se le donne par une ouverture originaire et le prélève pour le reprendre en soi. Mais à nouveau il est voué à l’espace : où donc pourrait-il flotter et se poser en ce lieu qui est la page, avec ses lignes et sa surface, sinon en ce volume qui est le livre?
La vidéo Mia Beto (2019) est une trace d’une intervention furtive réalisée par l’artiste Marianne Mispelaëre. Lors d’un séjour à la capitale du Congo-Brazzaville, elle découvre une allée bordée de bustes d’hommes politiques ou personnalités liés à la décolonisation. La sélection de ces personnages est éclectique, voire problématique. L’un des socles est vide, le buste ayant probablement été enlevé sans qu’il soit possible de retrouver son identité, ni même d’être certain qu’un buste y ait figuré. Face à cette vacance, l’artiste intervient en creusant un trou au pied du socle pour y enfermer son souffle, un fragile et intime espace-temps faisant face aux commémorations et à l’historiographie officielle.
Ingénieur et architecte, Hans-Walter Müller s’intéresse à « l’architecture du mouvement », notamment à travers des « gonflables », constructions mises en tension par l’air sous pression. La photographie en noir et blanc Volume gonflable (congrès à Porquerolles organisé par « Gens d’images », printemps 1968) est représentative de sa pratique de libération de l’espace. Si « depuis des milliers d’années, la pesanteur a organisé le monde et notre perception de celui-ci », Müller privilégie une architecture sans fondations à proprement parler, si ce n’est un arrimage au sol. Elle se résume pour l’essentiel à une peau de membranes fines et une légère pression, une approche obéissant à la mécanique des fluides et rappelant le fonctionnement d’un organisme vivant.
Gianni Pettena est un « anarchitecte » faisant partie du noyau de l’Architecture radicale italienne. Pour lui, sa pratique est un moyen de désigner une condition créatrice destinée à faire de l’architecture, mais qui aboutit à un art de vivre. Espace vide réservé à Gianni Pettena (1973) est une bannière portant l’inscription qui constitue le titre de l’œuvre, accrochée en intérieur ou extérieur en fonction du contexte de présentation de l’œuvre (un marché couvert, la devanture d’une galerie d’art…). La pensée de l’architecture est ici résumée à son axiome : occuper un espace. L’œuvre soulève également la question des espaces de liberté pour l’expression artistique dans la cité et au sein des lieux culturels.
L’artiste, musicien et chercheur Matthieu Saladin s’intéresse à la production des espaces et aux rapports entre art et société du point de vue économique et politique. Ses Sonneries publiques (2014) sont un ensemble de phrases enregistrées (dont p.ex. Les distances que l’on prend par rapport aux rouages du système représentent un luxe qui n’est possible que comme produit du système lui-même), que l’on peut télécharger librement pour remplacer la sonnerie de son téléphone portable. L’œuvre, ainsi disséminée dans le quotidien de ses usagers par le haut-parleur de leur téléphone, opère tout autant dans l’espace public, dans la sphère du travail et la vie privée et génère une porosité entre ces domaines.
Les projets du duo les gens d’Uterpan redéfinissent le champ chorégraphique par l’analyse de ses conventions et ses résonances avec les arts visuels. En intervenant dans différents cadres d’exposition ou en s’y adaptant, ils formulent de nouvelles modalités d’apparition, de production et de lecture de la danse. Le protocole Audience prend place dans un espace public proposé par les chorégraphes, et consiste en un parterre de chaises disposées comme dans une salle de spectacle. Installés sur ce parterre, les spectateurs – participants ou passants – constituent ainsi un « public pour l’espace public », contemplant pendant une heure les activités qui s’y déroulent.
Les œuvres de Lois Weinberger opèrent comme interface entre la nature et la sculpture, la vie et l’art, avec un intérêt tout particulier pour la simplicité des plantes rudérales : des plantes qui poussent spontanément dans les friches, les décombres le long des chemins, souvent à proximité de lieux habités par l’homme. Wild Cube (1991) est une cage en tiges d’acier accueillant et protégeant une végétation spontanée qui se développe à l’écart de toute intervention de l’homme, soulignant l’aspect paradoxal d’un espace de liberté qui opère à l’intérieur du cadre composé par la cage. Présentée à l’intérieur de la galerie, l’œuvre retrouve non sans ironie la référence de son titre aux espaces White Cube, de rigueur dans les musées et galeries d’art moderne et contemporain – non sans rappeler la proposition de Gianni Pettena.
Emile Ouroumov– février 2019
Critique d’art et commissaire d’expositions interdépendant, Émile Ouroumov (*1979, Bulgarie) vit et travaille à Paris. Il est auteur ou co-auteur d’expositions en France et à l’étranger, dont « Palais Potemkine » (Fondation Ricard, Galerie Nationale, Sofia, Bulgarie, 2017), « Économie de la tension » (Parc Saint Léger, 2016), « Théâtre des Opérations » (Théâtre de l’Usine, Genève, 2015) et « Le Principe Galápagos » (Palais de Tokyo, Paris, 2013). Il a également assisté des curateurs (Pierre Bal-Blanc, Hans Ulrich Obrist) dans diverses structures (CAC Brétigny, Serpentine Gallery, MAMVP, Mamco, gb agency). Actuellement, il assure la direction du BBB centre d’art à Toulouse (programmation : Marie Voignier, Matthieu Saladin, Dominique Mathieu). Son champ de recherche et prospection porte sur la nature politique de l’espace d’exposition, la porosité conflictuelle entre les fonctions d’artiste et de commissaire, les formats curatoriaux contextuels, les rapports entre art, langage et paratexte accompagnant les expositions, dont notamment les écrits critiques et les communiqués de presse.