Postcard Paintings
Exposition personnelle de William Wegman.
Wegman, photogénie et retoucheur surdoué
Comme en son temps Walker Evans, qui en collectionnait et voulut en fabriquer, Wegman collectionne et publie des cartes postales. Ses photographies, comme celles d’Evans après sa mort, ont été popularisées par la diffusion massive de produits dérivés, comme justement des cartes postales, des calendriers, des agendas et albums pour enfants. Mais dans le secret de l’atelier, Wegman poursuit une oeuvre qui ne demande rien à personne et exige énormément de son imagination. Et c’est là qu’interviennent les cartes postales des autres. Comme un peintre collectionne les tubes de couleurs, Wegman s’est mis à les collectionner pour les utiliser. Il en a de vieilles valises en carton remplies. Et il s’en sert de point de départ pour des tableaux de formats variés, dont même les plus grands ne peuvent se regarder de très loin. Il s’en sert aussi comme point d’arrivée, car elles font beaucoup voyager.
Ces tableaux de cartes postales détournent les images choisies en prolongeant tel paysage, en le mettant en relation avec d’autres, en utilisant parfois deux fois la même carte placée tête-bêche et en inventant une histoire dont la cohérence dépend surtout des efforts de l’artiste pour préserver une certaine vraisemblance scénographique et perspective. Ce ne sont pas des cadavres exquis, ce sont des collages délectables en même temps que des peintures appliquées à se contorsionner dans tous les sens. Tous les chemins y mènent n’importe où. Collages et peintures réunis font de ces oeuvres souvent formellement Kitsch des tableaux poétiques qui, bien sûr, font sourire, c’est fatal chez Wegman, et qui étonnent par une profondeur que, seules, ne suffisent pas à leur donner leurs vertigineuses lignes de fuites.
On connait Wegman vidéaste, pionnier et maître incontestable, même s’il est difficile de prendre au sérieux ce qui provoque le rire.
On connaît Wegman photographe, mais je n’ai pas le temps d’entrer ici dans les détails d’une oeuvre complexe, qui s’est constamment renouvelée et dont les applications commerciales ont troublé l’appétence du public raffiné mais versatile des galeries d’art contemporain. N’empêche, de bout en bout, que voulez-vous ? ses photos font sourire.
Et c’est impardonnable.
On connaît moins l’excellent dessinateur, si précis dans l’expression de ses pénétrantes réflexions sur la perception. Mais une telle précision alliée à une telle concision seraient admirables, si les dessins n’étaient aussi drôles qu’intelligents. Et ceci est infernal.
On connaît moins bien Wegman peintre que photographe mais un peu mieux Wegman peintre que dessinateur. Disons en deux mots qu’il a eu sa période bad puis sa période, comment dire… impressionniste quasi abstraite ? puisque Wegman est un artiste typiquement américain. La première période est drôle et débraillée, la seconde est drôle et excessivement raffinée. On n’échappe pas à la fatalité. C’est toujours le même diagnostic.
Les « Postcards Paintings » sont conceptuellement entre les dessins et les peintures. Elles sont drôles aussi. Je m’empresse de le dire. Certains en seront consternés, les pauvres ! La photographie n’y est plus qu’une image trouvée, imprimée à des milliers d’exemplaires, pourtant ces peintures sont la continuation des « Altered Photographs » du milieu des années 70, photos sans intérêt que Wegman, dans une période de doute et d’abondance, entassa dépité jusqu’au moment où il les rendit remarquables en les massacrant, en les incisant, les découpant, les griffonnant avec le meilleur de la verve qu’il a en inépuisable réserve. Les Postcards Paintings sont moins vandales, plus baroques, elles empruntent à plusieurs répertoires graphiques et picturaux stéréotypés, comme les cartes postales elles-mêmes. Elles ont l’efficacité de l’illustration à l’américaine et elles évoquent un passé middle class, un paradis impossible mais prétendument à la portée de tous. L’enfer, c’est les autres et le paradis, c’était avant.
Avec ses oeuvres jamais vues en France, on découvrira en Wegman un architecte éclectique, un paysagiste audacieux, un urbaniste tantôt futuriste tantôt nostalgique, un adepte de la « mosaïculture », un scénariste sans complexe, un amateur d’art boulimique et éclectique, un touriste affamé… Il va beaucoup nous manquer pour le vernissage, car les valises en carton ne sortent jamais et il voyage surtout dans son atelier.
Maître-chien une partie de son temps, il n’est ni un cynique ni un artiste de niche. Il a l’insigne mérite, et c’est une singularité difficile à porter, d’être populaire au point de toucher un très large public non averti et d’être à la fois un artiste d’artistes (son premier collectionneur fut Edward Ruscha), en tout cas pour tous ceux, amis ou non des animaux, qui ne dédaignent pas qu’une oeuvre d’art puisse faire sourire — les autres peuvent toujours ricaner, tant pis pour eux ! Rabat-joie, prudes sectateurs du bon goût sévère, vestales et gardes suisses de la plus distinguée des conventions, superficiels démonstrateurs d’ostentatoire rigueur, zélateurs du dernier cri et du premier vagissement, passez votre chemin.
Je ne cesse d’admirer William Wegman depuis que par chance j’ai croisé son oeuvre. — Un critique d’art, un historien, un conservateur assermentés n’écrira jamais dans un style aussi direct, mais on m’a demandé de faire court : d’aller droit au but. Je ne suis pas servile, je suis admiratif.
Frédéric PAUL
Frédéric Paul est critique d’art, conservateur aux collections contemporaines du Centre Pompidou, MNAM CCI. Il a publié au Frac du Limousin, qu’il dirigea et où il l’exposa en 1997 et 1991, deux ouvrages de référence sur William Wegman : « William Wegman, dessins : 1977-1997 », en 1997, « William Wegman, l’oeuvre photographique: 1969-1976 », en 1991. En 2004, il l’exposa à nouveau, dans une perspective plus large, au Domaine de Kerguéhennec, qu’il dirigea.