Il serait temps
La Fondation d’entreprise Ricard présente la première exposition monographique de Renaud Auguste-Dormeuil dans une institution parisienne. Parallèlement, le Musée d’art contemporain du Val-de-Marne et la galerie In Situ – Fabienne Leclerc lui consacre une exposition.
Pour la Fondation d’entreprise Ricard, Renaud Auguste-Dormeuil présente de toutes nouvelles productions.
Pour Renaud Auguste-Dormeuil, le réel n’est qu’une fine pellicule voilant un monde infiniment plus riche que celui sur lequel nos yeux se posent quotidiennement. Visiter un musée en sa compagnie, par exemple, constitue une expérience singulière. Avec lui, les éléments donnés à voir ‑ les œuvres – s’enrichissent des structures qui les protègent. Notre champ de vision continue d’intégrer les œuvres présentées, mais il est amplifié par d’autres éléments : les gardiens qui dessinent dans leur ronde des chorégraphies précises, les caméras de surveillance qui ponctuent les espaces d’expositions, les systèmes de détection de mouvement qui freinent les pas du visiteur. En dévoilant le « hors-champ » à l’œuvre dans tout musée, Renaud Auguste-Dormeuil se pose en digne hériter des pionniers de l’art minimal qui en exposant un objet insignifiant (par exemple un simple cube noir) donnaient au visiteur la possibilité de poser un regard qui ne pouvait que glisser hors-champ : de l’objet au sol, du sol au mur, au plafond, au système d’éclairage, au dispositif de sécurité, aux autres visiteurs présents dans l’espace. Si l’objet insignifiant a définitivement sonné le glas de la vision fenêtre (qui permettait de concentrer son regard sur un objet en faisant abstraction de son voisinage), Renaud Auguste-Dormeuil a amplifié l’expérience du hors-champ en l’appliquant à la manière même d’aborder et de concevoir une visite d’exposition. Avec lui, ce ne sont plus les œuvres seules qui permettent cette expérience, mais l’institution dans son ensemble, avec sa structure sécuritaire, médiatrice, formelle, etc.
Cette importance donnée au hors-champ éclaire la pratique artistique de Renaud Auguste-Dormeuil. On sait tous ce qui s’est passé le 11 septembre 2001, mais se rappelle-t-on du jour d’avant, ce dernier jour d’innocence, où l’on pouvait regarder le ciel et envisager un futur serein ? Le 10 septembre 2001 était un jour insignifiant, un jour hors-champ en quelque sorte, jusqu’à ce que l’artiste élargisse notre champ de vision, dilate notre notion du temps et intègre le jour d’avant dans notre système interprétatif.
Avec son exposition Il serait temps, Renaud Auguste-Dormeuil poursuit son entreprise d’amplification du hors-champ. La première salle est consacrée à des couvertures de magazines parus en Italie dans les années 1970 comme Storia, revue d’histoire et Il Borghese, mensuel d’extrême droite dont la couverture était régulièrement consacrée à des pin-ups, avec des titres racoleurs comme « Soubrettes et ministres ». L’artiste repère dans les magazines une reproduction qui a retenu son attention et va en quelque sorte la « révéler » en découpant ses contours à travers l’épaisseur du cahier. Ainsi dévoilée, elle entame un dialogue avec le personnage principal de la couverture. Bien qu’enchaînée aux profondeurs anonymes des pages, reléguée en quelque sorte à un statut hors cadre ou « hors couverture », elle surgit en pleine lumière et vient revendiquer crânement son statut d’image.
Dans la deuxième salle est projetée une adaptation du fameux film de Hitchcock Vertigo. L’artiste y a ponctionné toutes les scènes de dialogue. Impossible de suivre le fil de l’histoire, les personnages ne communiquent plus entre eux, semblent happés par leur propre ombre. L’arc narratif si particulier au cinéaste du suspense se dissout dans ce qui n’apparaît désormais que comme un paysage sans fin, échappant à toute tentation narrative.
Une galerie de portraits ponctue la visite de l’exposition. L’artiste a tiré le portrait d’une quarantaine de collectionneurs en laissant chacun libre de choisir le format d’impression et l’encadrement. Certains portraits sont agrandis à des formats frisant l’affiche de cinéma, d’autres se réduisent à la taille d’une carte postale. Mais tous subissent le même traitement imposé par l’artiste : chaque portrait voit le milieu de son visage sectionné. De même que l’identité de l’acteur de cinéma fonde une partie de son identité dans l’usage de sa voix, le portrait trouve sa pertinence dans les détails du visage, son expression, son regard, sa prestance. Que l’acteur perde sa voix, que le visage perde sa singularité, et c’est notre manière d’aborder une image qui vacille. Nos repères s’effacent. L’image qui a peu à peu disparu de notre système interprétatif réapparaît, chargée de nouveaux indices et prête à dévoiler de nouveaux territoires laissés jusque là hors-champ.
Marc-Olivier Wahler