Nicolas Bourriaud
On reproche parfois à l’art contemporain son élitisme. De nombreuses manifestations s’efforcent de rendre l’art contemporain plus populaire (par exemple, les Nuits Blanches, à Paris).
Le Palais de Tokyo, à la fois par ses expositions, par le rythme et la fréquence des événements qui s’y produisent, par ses horaires d’ouverture plus proches de la boîte de nuit que du centre d’art, a lui aussi fait le pari d’atteindre un public qui ne fréquente pas couramment les musées et n’a pas nécessairement de culture artistique. Cette tentative de séduction d’un public à la recherche de divertissements a parfois été critiquée, et l’on a pu stigmatiser certaines expositions aux allures de « squats ». Mais peut-on rendre l’art contemporain plus populaire sans sortir des routes tracées par le modèle muséal ?
Contrairement aux artistes français, les « British Young Artists » semblent bénéficier, eux, d’un immense succès populaire. Lorsqu’on débarque à Londres par l’Eurostar, on est frappé d’être accueilli par de grandes affiches qui nous parlent de Damien Hirst et des frères Chapman. Le Turner Prize, qui récompense chaque année un artiste anglais, fait la une de tous les journaux de Grande-Bretagne. Mais que dit-on de ces artistes dans la plupart de ces journaux ? Comment aborde-t-on l’art contemporain ? Cette popularité ne conduit-elle pas les artistes à rechercher à tout prix le scandale dans leurs oeuvres ?
Pour discuter de ces questions, Catherine Francblin a invité le co-directeur du Palais de Tokyo, Nicolas Bourriaud, et le critique d’art anglais Henry Meyric Hughes. Ensemble, non seulement ils compareront la situation en France et en Angleterre, mais ils évoqueront en outre bien d’autres exemples, tels que la biennale de Venise ou Manifesta.
Lundi 26 avril 2004 à 19h précises – entrée libre
Espace Paul Ricard – 9, rue Royale – 75008 Paris
Retrouvez les compte-rendus des « entretiens sur l’art » sur www.espacepaulricard.com
Contacts presse :
Espace Paul Ricard – Marie Turpin – Tél : 01 53 30 88 00 [email protected]
MCS Communication – Bénédicte Dard – Tél : 01 47 48 94 14 [email protected]
Catherine Francblin : Nous recevons dans ces entretiens sur l’art Nicolas Bourriaud, co-directeur du Palais de Tokyo et auteur de plusieurs livres et articles sur l’art contemporain, et Henry Meyric Hugues président de Manifesta et de l’AICA (Association internationale des critiques d’art). La question posée ce soir : « l’Art contemporain peut-il être populaire ? » présente de multiples aspects car l’adjectif « populaire » a des connotations contradictoires. C’est un qualificatif tantôt positif, tantôt négatif. Par exemple : si je dis d’un écrivain qu’il est un écrivain populaire, je peux vouloir indiquer qu’il n’est pas un excellent écrivain. Pour dire qu’il est un bon écrivain et qu’il a du succès auprès du public je dois préciser « c’est un écrivain populaire et un très bon écrivain ». Voire : « c’est un écrivain populaire, mais c’est aussi un très bon écrivain ».
La question posée ce soir se complique dès lors que l’on parle d’art, parce que « l’art populaire » est en soi une catégorie de l’art : une catégorie bien repérée à laquelle les artistes, depuis l’aube du modernisme, se sont beaucoup référés. Que l’on songe à l’art primitif ;dont l’influence a été si forte sur les cubistes-, que l’on songe à l’imagerie des « Loubok » ou à celle des enseignes peintes – que l’avant-garde russe a tellement regardée -, que l’on songe à l’utilisation de la BD et des images des mass-media dans l’art des années 60, jusqu’à des gens comme Lavier ou Closky aujourd’hui -, l’art populaire est l’autre nom de cette nébuleuse qu’on appelle les arts mineurs.
L’art contemporain, souvent accusé d’élitisme, est un art qui se ressource en permanence dans ce qu’on appelle l’art populaire. Et, dans ce cas, le mot « populaire » prend une valeur positive ; devient un terme qui entre en opposition avec la tradition académique et qui permet de critiquer le caractère élitiste de l’art.
Pour commencer par des choses simples, je vais me tourner vers mes deux invités, puisque nous pouvons, dans un premier temps, confronter de manière simple leurs expériences.
D’un côté, Nicolas Bourriaud pourrait évoquer le travail mené au Palais de Tokyo. A la fois par ses expositions, le rythme et la fréquence des événements organisés, ses horaires d’ouverture et le design du lieu, le Palais de Tokyo, en effet, a fait le pari d’atteindre un public qui ne fréquente pas couramment les musées et n’a pas nécessairement de culture artistique. Il échappe ainsi à une forme de muséification de l’art contemporain. C’est donc une tentative de rendre l’art contemporain plus populaire.
De l’autre, la scène anglaise avec ses « Young British Artists » où, comme on sait, l’art contemporain semble bénéficier d’un immense succès populaire. Henry Meyric Hugues pourra nous parler du succès – en termes de fréquentation – de la Tate Modern. L’accès y est gratuit le dimanche, les visiteurs viennent en famille. Vous pouvez consulter le catalogue installé dans la cafétéria, vous restaurer en visitant les expositions. Il nous parlera également du phénomène de l’Art Contemporain extrêmement médiatisé en Grande Bretagne.
Henry Meyric Hugues, Comment jugez-vous cette popularisation de l’art contemporain en Grande Bretagne : est-ce bénéfique pour les artistes ? est-ce que la médiatisation importante permet à l’art contemporain d’être mieux ou moins bien compris ?
Henry Meyric Hugues : Je ne sais pas si l’art doit ou veut être populaire mais l’artiste a besoin de communiquer avec le public. Je voulais tout d’abord souligner une continuité dans la rupture. Il y a eu plusieurs ruptures dans le modernisme. On peut parler d’un art éventuel qui commence au début du 19ème siècle, qui dure jusqu’aux années 1980 qui inclut le modernisme, le post-modernisme, l’impérialisme, le post colonialisme. Nous vivons maintenant une nouvelle époque avec des approches très différentes. A mon avis, les Français sont plus littéraires que les Anglais. Je suis toujours étonné du public nombreux qui accourt à la Tate Modern et trois raisons peuvent expliquer ce succès : le personnage du richissime collectionneur qu’est Charles Saatchi, la Tate Modern elle-même et le pouvoir des médias. Londres est devenu une ville très visuelle. Le langage très visuel des médias conditionne beaucoup nos façons de vivre, la mode. Comme dans les années pop, dans les années 60, nous vivons actuellement un moment très intense.
Je crois en un cycle éternel, l’art de l’avant-garde puise ses racines dans la vie mais il a toujours une tendance à s’isoler de la réalité économique ou de la vie. Je pense à Rimbaud, aux baraques foraines, aux impressionnistes qui nous ont conté la vie quotidienne de la culture bourgeoise.
A ce propos, dans l’essai datant de 1932 : « Avant-garde & kitsch », Greenberg dit que, au fur et à mesure de la remise en question des traditions de la société, l’artiste doit développer d’autres références, puiser en lui-même s’il veut échapper à une certaine forme d’académisme. Certains cherchent à reconstruire la culture en puisant dans la vie quotidienne, dans la dégradation des normes et des conventions sociales. Il y a de nombreux exemples de ce type.
Catherine Francblin : Nicolas, comment vois-tu cette question de l’art populaire ? As-tu l’impression qu’aujourd’hui les artistes s’intéressent davantage à la réception par le public ou cela a t-il toujours existé ?
Nicolas Bourriaud : Je crois que les artistes sont surtout intéressés par l’idée d’une réception importante de leur travail par le public mais, dans les faits, je ne pense pas qu’ils soient suffisamment naïfs pour penser que leurs travaux puissent physiquement faire l’objet d’une place importante dans notre société. Il faut comprendre de quoi on parle lorsqu’on utilise le terme « populaire », car il est connoté idéologiquement. Les Young British Artists tiennent une véritable place dans la société britannique, que les artistes français ne tiennent absolument pas. En France, ce sont plutôt les jeunes écrivains qui tiennent une place importante, notamment si l’on regarde les journaux du weekend que ce soit Libération, le Journal du Dimanche… On ne verra jamais en France ce que j’ai pu voir le weekend dernier à Londres : une intervention de Sam Taylor-Wood dans le Guardian. Structurellement, la France et l’Angleterre sont deux sociétés qui n’envisagent pas l’art de la même façon. Contrairement à ce que dit Henry, je pense que la France est un pays beaucoup plus littéraire que la Grande- Bretagne. Il n’y a qu’à regarder les magazines publiés dans les années 80 avec d’un côté Actuel, basé sur le texte, et The Face, vraiment basé sur l’image. A cette époque, en Grande Bretagne, il y a une sorte de volonté de comprendre l’époque par le signe. De même, la culture de la mode est plus développée en Grande Bretagne qu’en France.
En France, nous n’apprenons pas à lire les images. Pour une même génération, les différences dans les systèmes éducatifs de chaque pays impliquent qu’en moyenne les Allemands, par exemple, ont mieux appris à lire les images que nous. Je pense qu’il y a moins d’analphabétisme visuel en Italie ou en Allemagne, qu’en France. Il suffit de comparer les images utilisées pour les calendriers postaux dans ces différents pays pour constater les différences de niveau en culture visuelle.
Catherine Francblin : Je voudrais savoir s’il vous paraît souhaitable d’avoir, par exemple, Sam Taylor-Wood à la Une du Guardian ?
Henry Meyric Hugues : Il est certain que cette « Une » était impensable il y a encore dix ans. Je pense qu’aujourd’hui la culture visuelle est très répandue. Elle est intimement liée à la culture de la jeunesse, à la culture de masse et les gens qui reniaient la valeur de l’art sont les mêmes qui se sont soudainement intéressés à l’art. Les artistes n’ont pas beaucoup de bagage critique, de connaissance de l’histoire mais ils sont doués d’un savoir faire visuel ou il se sont informés. Ils ont puisé du côté de l’art conceptuel et du côté des situationnistes et ont recréé quelque chose de neuf, pour eux-mêmes. A mon sens, ils ont eu la même innocence que celle d’artistes américains dans les années 60.
Enfin, je pense que les Young British Artists sont un obstacle à la connaissance de la situation réelle. Je ne crois pas qu’ils représentent l’art national, car les meilleurs artistes anglais sont internationaux. De plus, les artistes sélectionnés sont ceux qui répondent aux attentes de la presse ou du public, en produisant des objets adéquats, mais ils ne sont pas nécessairement des artistes valables. Nicolas Bourriaud a beaucoup fait pour soutenir des artistes qui ne sont pas au centre du cercle des Young British Artists, tel Liam Gillick, et qui, à mon avis, sont très importants.
Catherine Francblin : Est-ce tu penses que la médiatisation a une influence néfaste sur la création elle-même.
Henry Meyric Hugues : Pas forcément, car les artistes qui ont su répondre aux attentes des médias sont les plus intelligents. Damien Hirst, par exemple, n’est pas exploité par les médias, il a su les exploiter.
Catherine Francblin : Certes ils réussissent à exploiter les médias mais quand tu précises qu’ils répondent à leurs attentes, cela implique que les artistes adaptent leur travail à une situation. C’est différent de la situation où l’artiste crée une oeuvre qu’il va ensuite présenter à la presse.
Henry Meyric Hugues : Je pensais à un petit groupe d’artistes qui exploitent les médias. Mais parfois on se demande qui exploite qui ?
Nicolas Bourriaud : Ce qui est intéressant, c’est de voir qu’on assimile les notions de « populaire » et de « médiatique ». Il s’agit de notions opposées dans notre imaginaire. Effectivement, les Anglais sont dans un système qui a davantage trait à ce qui est dit « branché », donc plus du côté du médiatique. Compte-tenu d’une demande générale, nous commençons tous à être imprégnés par cette idée, qui devient banale aujourd’hui et qui suppose que si une manifestation ne réunit pas une certaine quantité de visiteurs et d’acheteurs, elle n’existe pas. Nous sommes dans une situation, en terme de visibilité, complètement folle. Je lisais dans un journal que personne n’avait regardé telle émission. Or, si l’on y regarde de plus près, un million huit cent mille personnes ont vu cette émission, ce qui est dix fois plus que le nombre de personnes qui vont lire le journal sur lequel ce fait est relaté. Aujourd’hui, nous sommes à des seuils de visibilité où finalement, « être populaire » signifie « être visible ».
La Nuit blanche, créée par la ville de Paris, est un événement né de la volonté de démocratiser « l’accès à » et de rendre plus visible l’art contemporain. Il est vrai que l’art contemporain n’est pas très visible. Il existe peu de lieux qui lui sont consacrés. L’art de notre temps est également totalement absent des médias français contrairement aux médias britanniques, à part quelques revues très spécialisées. Ce phénomène est lié au fait qu’il s’agit d’une économie basée sur quelque chose de très précieux. En effet, l’art contemporain est le dernier domaine culturel qui ne repose pas sur la production de masse, par rapport à la littérature. L’art est devenu une aberration totale dans le système économique dans lequel nous vivons. Pour moi, les termes « populaire » et « art contemporain » sont antinomiques.
Catherine Francblin : En effet, aujourd’hui, nous sommes plus influencés par le désir d’une médiatisation importante. Il y a une sorte de pression dont l’une des formes se manifeste par la création en France du Prix Marcel Duchamp, copie du Turner Prize. Le Prix Marcel Duchamp a été créé pour attirer le regard des médias, à l’image du Turner Prize.
Nicolas Bourriaud : Je précise que contrairement au Turner Prize, le Prix Marcel Duchamp présente directement le lauréat. Or, je pense qu’il est idiot de pas exposer les quelques artistes sélectionnés pour prétendre au Prix.
Catherine Francblin : Je suis d’accord avec toi, mais ce Prix a été créé car on était impressionné par le succès du Turner Prize et qu’on a pensé que cette médiatisation serait bonne pour les artistes. Pour revenir au projet du palais de Tokyo, il s’agissait de créer un lieu plus accessible au public et donc : populaire.
Nicolas Bourriaud : Ce qui nous semblait important, avec Jérôme Sans, mon associé quand on a monté le projet du Palais de Tokyo, c’était d’accueillir un maximum de gens et donc d’être les moins hermétiques possible. Ainsi, nous avons installé des cartels pédagogiques afin de donner au public les clefs de compréhension d’une oeuvre. Nous avons insisté sur la présence extrêmement importante des médiateurs. Ces derniers ont une bonne éducation, une culture solide de l’histoire de l’art, sont curieux et capables de répondre aux questions du public. Nous avons proposé ces médiateurs dans un véritable souci de démocratisation. Le problème, lorsqu’on parle d’une programmation populaire, c’est que l’on essaie de faire plaisir au public. Or les expositions que nous proposons n’ont pas été conçues dans l’intention de « marcher » ou de faire plaisir.
Catherine Francblin : Pourtant, aux critiques adressées contre le Palais de Tokyo, vous répondez que la fréquentation y est importante. Votre argument repose donc sur le public et non sur la qualité des expositions.
Nicolas Bourriaud : Non, je réponds sur la qualité des expositions, mais je ne pourrais même pas en discuter si je n’avais pas le soutien du public. Le fait que le Palais de Tokyo soit aujourd’hui le centre d’art le plus visité en Europe, nous permet de nous défendre face aux critiques et a permis de pérenniser l’institution. Ainsi, nous pourrons transmettre cet outil à d’autres ; nous aurons accompli notre mission, ce qui est le plus important. En effet, au départ le Palais de Tokyo était prévu pour ne pas durer. Nous sommes donc fiers d’avoir réussi à pérenniser cette institution et même à en élargir les activités. Sans cette réponse favorable du public, nous aurions vraiment rencontré des difficultés.
Catherine Francblin : La réponse du public est certes liée à la qualité des expositions, mais il y a d’autres lieux en France où les expositions sont de qualité et où les artistes que tu exposes sont exposés. Pourtant, ils n’ont pas le même public, c’est-à-dire que tout ne tient pas à l’art. La manière de traiter le public doit également être prise en compte.
Nicolas Bourriaud : Tu as raison. Il existe deux manières de montrer de l’art. La première, sur le modèle du container, dans lequel les oeuvres seraient installées avec un système muséal et une scénographie la plus neutre possible et qui s’appuie sur l’idée d’un bijou présenté dans son écrin. C’est une formule qui risque de rendre l’oeuvre intimidante. Notre mission ne consistait pas à présenter une collection, à être un lieu de légitimation ou de consécration de l’artiste, ce qui nous a conduits à jouer avec les codes muséographiques de manière plus ludique. Nous avons donc décidé de montrer l’art en train de se faire dans des présentations les moins intimidantes possible. Il n’était pas possible de créer dans ce lieu, avec le budget disponible, un espace qui réponde aux critères muséographiques de la Tate Modern. Dans ce contexte, nous avons abordé le lieu non comme un « écrin » mais comme un lieu d’activité jalonné d’espaces, présentant davantage d’activités. De plus, il nous fallait justifier les horaires nocturnes par une offre gastronomique, une librairie et une boutique qui apportent des services supplémentaires aux visiteurs. Il est évident qu’un musée est un site global avec des services et ce sont l’ensemble de ces services et activités qui créent le désir du public de venir ou non.
Catherine Francblin : Henry, pourquoi fréquentes-tu le Palais de Tokyo ?
Henry Meyric Hugues : Le Palais de Tokyo est un cas à part dans les institutions françaises. J’admire beaucoup le Palais de Tokyo mais je trouve très paradoxal qu’il soit installé dans le 16ème arrondissement. Je pense que le prix d’entrée est fondamental et je reconnais les efforts du Palais de Tokyo en ce sens. En Angleterre, beaucoup de pressions démagogiques, économiques et politiques s’exercent. Nous n’avons pas le sens de la mission de la culture, l’idée nettement politique du New Labor est de faire entrer les jeunes dans l’activité sociale. Le public est analysé par âge, couleur, sexe et catégories sociales : ce sont autant de pressions invisibles. Il existe aussi des pressions d’ordre économique. Nous avons peut-être plus de moyens que les institutions françaises mais ils proviennent des ventes de services, de catalogues, etc. Les systèmes sont totalement différents.
Ce qui est très bien au Palais de Tokyo, c’est qu’il correspond à un besoin du public et des artistes. Il ne souffre pas de distorsion entre le besoin de faire scandale, le besoin d’alimenter les médias et la création.
Catherine Francblin : La Fondation Cartier a présenté l’exposition « Un Art Populaire » où l’on voyait des statuettes en terre cuite, des maquettes d’avion enfermées dans des bouteilles, et autres jardins de perles de toutes les couleurs produits par des artistes non occidentaux. En même temps, des oeuvres d’artistes occidentaux formellement très proches étaient exposées, comme les panneaux de boutons et de perles de toutes les couleurs de Mike Kelley, les oeuvres créées avec des bouchons de liège et des bidons d’essence de Chris Burden, des oeuvres de Wim Delvoye ou encore de Murakami. Enfin, dans le catalogue, Gérard Deschamps fait une apologie de l’art populaire, ce qui montre que tout le monde n’envisage pas l’art populaire comme quelque chose de négatif. Closky disait d’ailleurs à quel point l’art populaire était non seulement une source d’inspiration, mais aussi un objectif pour atteindre une sorte de simplicité, d’immédiateté pour le spectateur.
Nicolas Bourriaud : Nous abordons avec cet aspect, la seconde partie du débat. Je retrouve davantage l’adjectif populaire dans des pratiques qui se situent plus du côté du bricolage, du système D. Ce sont des pratiques extrêmement présentes dans l’art contemporain. Mike Kelley est un artiste qui a analysé comme une sorte de matrice, de forme, dans son travail des dizaines de pratiques populaires. Les pratiques populaires culturelles et artistiques sont des sujets récurrents dans l’art contemporain.
Ce phénomène s’explique par de nombreuses raisons. Je pense qu’il y a, tout d’abord, une sorte de fantasme de la pureté de l’art, d’une non compromission vis à vis du marché, de l’authenticité qui devient impossible à atteindre et je crois que c’est ce qui en fait une sorte d’horizon lointain, inatteignable.
Autre dimension fantasmatique : le basculement, dans l’histoire du modernisme entre le producteur et le consommateur. Les théories marxistes prédisaient que les humains sortiraient de la division du travail et, ainsi, seraient cuisiniers le matin, critiques l’après-midi, etc. Cette idée selon laquelle tout le monde peut être un artiste – ce que pensaient les artistes du mouvement Fluxus, Joseph Beuys et d’autres – est récurrente. Par contre l’idée de l’abolition graduelle de la différence entre le producteur et le consommateur est le ressort principal de l’utilisation de la culture populaire dans l’art contemporain.
Catherine Francblin : Je suis tout à fait d’accord et je trouve curieux que ce soit précisément au moment où l’art s’intéresse de plus en plus aux formes populaires, aux pratiques de la vie quotidienne, que les gens commencent à se moquer de l’art. C’est justement quand l’art essaie de se rapprocher du grand public, qu’il en est le plus loin. Il est tout de même curieux qu’aujourd’hui l’art contemporain soit un art considéré très élitiste alors que la plupart des artistes utilisent justement des formes connues de tout le monde.
Nicolas Bourriaud : Quelle est la demande « populaire » concernant l’artiste ? Qu’est-ce que le public demande ? Généralement, il demande de la prouesse artistique, de la qualification, que l’artiste lui prouve qu’il n’est pas dans le même camp que lui. Je crois vraiment que le public demande à l’artiste de justifier son statut de semi parasite qui est l’image très répandue de l’artiste. Les scènes de la vie de bohème sont toujours l’archétype inconscient de l’artiste. Le métier d’artiste est l’un des seuls qui n’est pas basé sur une qualification particulière. L’artiste doit donc inventer le type d’activité qui va le constituer en tant qu’artiste : faire de l’aquarelle, se photographier devant un mur blanc, se définir par des actions. Ceci est absolument insupportable car nous avons envie, au contraire, que l’artiste ne fasse pas partie de notre monde. La demande n’est surtout pas que l’artiste se rapproche de nous. Dans les années 1870, par exemple, le public préférait les scènes de ripailles ou de l’antiquité aux scènes de guinguettes peintes par Renoir.
Catherine Francblin : Nous abordons maintenant un autre aspect : non seulement les artistes se nourrissent de l’art populaire dans leur travail, mais ils cherchent à sortir des circuits de l’art. Par exemple, je pense à Matthieu Laurette qui essaie d’aller se montrer à la télévision, dans les supermarchés, dans les manifestations de rues. Je pense également à un artiste encore plus emblématique, Thomas Hirschhorn, qui installe ses oeuvres dans les quartiers populaires, à Barbès ou ailleurs. Cela reflète une envie d’aller vers le public. Est-ce que cela rapproche l’art contemporain du public ?
Nicolas Bourriaud : Actuellement, le projet de Thomas Hirschhorn est montré à Aubervilliers dans un « musée précaire ». Il y a mené tout un travail avec les habitants.
Catherine Francblin : J’ai l’impression que son projet tourne, malgré tout, autour du musée : « le musée précaire ». Il s’agit d’un lieu conçu pour que des gens ordinaires, s’approprient la question du musée, jouent à être conservateur, prennent connaissance des oeuvres importantes de la modernité et se demandent ce que l’on en fait, comment les manipule-ton, ce qu’est un cartel. Il s’agit presque de faire jouer les gens à être dans un musée, mais hors du musée. C’est un acte pédagogique. Il a également beaucoup travaillé dans les cités ouvrières ; je me souviens notamment de sa baraque présentée à Manifesta. Qu’en penses-tu ?
Henry Meyric Hugues : A partir du moment où le travail d’un artiste est bon, je trouve ce genre de projets excellents. Dans les années 60, 70, les artistes cherchaient à quitter la galerie, le musée et l’institution mais ils ne pouvaient alors survivre financièrement. qu’avec l’aide de l’Etat. Aujourd’hui, les artistes peuvent quitter les institutions, car ils n’en sont plus dépendants financièrement. En effet, ils jouent sur la concurrence entre institutions. Ils participent également à de nombreuses biennales. Ils peuvent également présenter leur travail grâce à des associations artistiques, ou des collectifs d’artistes. Finalement, ils utilisent d’autres moyens pour communiquer avec le public. C’est donc ici que se situe le changement majeur des années 90, qui détermine l’art actuel.
Catherine Francblin : Je me souviens, lors d’un entretien sur l’art consacré aux biennales, l’invitée, Catherine Millet, expliquait que la dernière biennale de Venise lui avait déplu car le vernissage s’apparentait plus à un événement « people » qu’à un événement artistique. Finalement, la biennale de Venise et, plus généralement, les manifestations artistiques ont changé. Pour reprendre l’exemple de Nuit Blanche, certes la manifestation permet de découvrir des travaux d’artistes, mais elle reste placée sous le signe de l’événementiel. Or, l’argent dépensé pour ces manifestations artistiques pourrait servir à un musée : les oeuvres y seraient tout aussi visibles. Dans ces manifestations, les oeuvres sont mises en scènes d’une certaine manière, sous le signe de l’éphémère, avec une présence renforcée des médias : c’est une autre approche de l’art. Tout est fait pour que l’art entre chez les gens, via les médias et qu’il devienne un événement public. L’art n’est plus considéré comme un sujet d’étude, de savoir et de délectation destiné à d’autres artistes et à quelques amateurs.
Nicolas Bourriaud : Je ne suis pas persuadé que les artistes demandent ce genre de chose au public, mais je suis totalement d’accord avec cette idée « d’événementialisation » dont résulte le meilleur comme le pire. Ce type de manifestation est plus ou moins maîtrisé. Parfois, lorsque l’événement est maîtrisé, il répond à une véritable logique expérimentale et parfois ils s’agit d’une pure dérive qui ne créé pas beaucoup de pensée.
Catherine Francblin : Henry, tu t’occupes de Manifesta, une exposition qui a lieu tous les deux ans et qui, si elle est moins médiatisée que la biennale de Venise, est tout de même assez connue ; comment abordes-tu cette question de l’événementialisation de l’art contemporain ?
Henry Meyric Hugues : Manifesta est aussi un événement social qui a invité environ 1500 journalistes. Pour revenir au phénomène des Young British Artists, il est lié au scandale. Ainsi, un scandale a éclaté dans la presse britannique, quand la Tate Gallery a acheté une brique de Carl André. A cette époque, comme aujourd’hui, c’est la presse qui s’intéresse à l’Art, via le scandale, car les journalistes qui parlent d’art contemporain, dans le Times ou l’Independant, ne sont pas des critiques d’art. Ce sont avant tout des journalistes professionnels. Ensuite, d’autres journaux comme le Sun, le Daily Express et la presse issue du groupe Murdoch alimentent le scandale.
Catherine Francblin : J’ai lu récemment que le dernier moyen utilisé par les casinos de Las Vegas pour attirer les joueurs est d’organiser des expositions de tableaux de maîtres. En effet, le propriétaire de ces casinos est un grand collectionneur qui possède des oeuvres de Picasso, Rembrandt, César, Cézanne, etc, qu’il expose dans ses établissements. Voici donc un autre exemple de la popularité de l’Art.
Je me demandais si la notion d’ « art populaire », pour reprendre le titre de l’exposition à la Fondation Cartier et l’intérêt des artistes pour l’art populaire ne serait pas proche de la notion de divertissement ou de celle de spectacle, qui nous renvoie, elle, à l’exposition « Au-delà du spectacle ». Cette exposition a abordé cette question du retournement de position par rapport au spectacle, en considérant le divertissement au-delà du principe moral. De sorte que le spectacle ne relevait pas d’un manque de profondeur, mais constituait une source d’images et d’inspiration pour les artistes. Ne serions-nous pas à un moment où l’art populaire est considéré de la même manière que le spectacle et le divertissement ?
Nicolas Bourriaud : Ce ne sont pas les structures, mais les contenus qui sont en cause. Le problème survient lorsque le contenu s’aligne sur la médiocrité ambiante, lorsque l’ambition du contenu ne dépasse pas l’idée de « l’entertainment ». Cette industrie du divertissement fournit à l’art contemporain un cadre, une forme, une pensée aux artistes. Je pense notamment à Paul McCarthy, artiste qui travaille à Los Angeles dont l’oeuvre consiste en une vidéo dans laquelle il se met en scène pendant une performance. Il utilise des codes complètement hollywoodiens. Cette industrie forme une espèce de substrat, comme un lien entre les gens. Ainsi, vous pouvez remarquer qu’à chaque fois que quelqu’un parle d’une vieille série télé, cela créé un lien, une connivence entre les gens. Il est frappant de voir que l’art populaire ancien n’existe plus car plus personne ne s’ennuie à produire quoi que ce soit. Nous sommes aujourd’hui sous l’égide de la passivité, devant la télévision. Finalement, cette forme ancienne de l’art populaire se réfugie dans les pratiques de l’art contemporain.
Catherine Francblin : Comment as-tu vu les choses évoluer dans les dernières biennales ?
Henry Meyric Hugues: Il y a des artistes qui sont devenus des musiciens, dans un souci de communication, de réponse à la passivité. Je pense notamment à Damien Hirst qui a écrit la chanson très populaire d’un club de foot. Ce phénomène est très répandu en Angleterre.
Catherine Francblin : Cet exemple nous montre que les artistes se sont orientés vers une forme d’art populaire qui les a éloignés des arts visuels.
Nicolas Bourriaud : Pas nécessairement, certains artistes ont élargi le champ de leur pratique. On assiste à la multiplication des artistes plasticiens qui sont à la fois musiciens, ce qui est pour eux l’un des moyens de garder un pied dans une culture populaire, dans le sens d’une culture partagée par tous.
Catherine Francblin : J’adresse ma dernière question à Nicolas Bourriaud : est-ce que « l’esthétique relationnelle » a quelque rapport avec un art populaire au sens d’un art tourné vers le public ? En effet, parmi les artistes dont tu traites dans ton livre sur « l’Esthétique relationnelle », nombreux sont ceux qui font intervenir le public.
Nicolas Bourriaud : «L’Esthétique relationnelle » est un terme qui fait référence à l’émergence d’une forme forte, comme a pu l’être l’émergence de la société de consommation, dans les années 60. La culture visuelle s’oriente vers le packaging, la frontalité qui est la matrice du pop art et qui influence largement ce qui va devenir l’art minimal. Le début des années 1990, constitue une puissance similaire avec la sphère inter-humaine. En fait, c’est l’époque du passage d’une société de consommation à une société où les relations inter-humaines deviennent les moteurs de l’économie et de la civilisation. Dans ce qu’on appelle la société de l’information via Internet, par exemple, la relation à l’autre devient le moteur éthique, économique et esthétique de notre époque. Ce constat se retrouve dans des oeuvres aussi différentes que celles de Pierre Huyghe et de Philippe Parreno. Malheureusement, les gens ne retiennent que certains artistes qui travaillent directement sur les relations humaines et s’appuient sur des phénomènes sociaux ou la participation au groupe. Ce n’est qu’une petite partie de ce qu’est l’esthétique relationnelle.
Pour conclure sur le thème de ce soir, je rendrais un hommage au Commonwealth et rappellerai que si le jeu de cricket a réussi à devenir populaire, n’importe quelle pratique peut devenir populaire, alors pourquoi pas l’art contemporain ?