Anne-Marie Jugnet Alain Clairet
« la peinture par la bande »
Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet sont deux artistes qui travaillent ensemble depuis 1997. Ils réalisent des peintures et des photographies.
Dans les premières, ils représentent des événements visuels, et surtout télévisuels, qu’ils traquent aux ultimes limites de l’image. Ainsi, dans leur série intitulée « Tapes », ils reproduisent des débuts et fins de bandes vidéos enregistrées, c’est-à-dire des traces situées aux marges de l’image, juste avant ou juste après son épanouissement total. Plus récemment, dans leur série des « Switch », ils s’attachent à saisir le moment où, lorsqu’on éteint la télévision, l’image se ramasse en un point lumineux et coloré figurant une sorte d’appendice dans lequel toutes les images qui ont précédé basculent dans le néant. Si l’on peut donc dire qu’en tant que peintres, Jugnet et Clairet s’intéressent à l’image, dans leurs photographies, en revanche, ils parlent de peinture. Contrairement à leur travail pictural qui implique l’utilisation de l’informatique, leur travail photographique exclut toute manipulation. Il consiste à produire des images de ciels totalement bleus, qui ressemblent à s’y méprendre à des tableaux monochromes.
Les questions posées aux artistes porteront sur le fait de créer une oeuvre en collaboration, sur leur position vis-à-vis de la tradition picturale, leur relation aux nouvelles technologies, leur intérêt pour l’image et la télévision, etc.
Didier Semin, qui prépare un texte sur leur travail, en dévoilera en avant-première les principaux axes.
Catherine Francblin :
Nous avons décidé de dédier cette soirée à Jean-François Taddéi qui vient de disparaître. Il était un ami très cher et nous voulions absolument évoquer sa mémoire ce soir.
Alain Clairet :
Je voudrais y associer tous les camarades du département d’Histoire de l’art de Nanterre.
Catherine Francblin :
Nous recevons ce soir : Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet. Ils forment un couple, vivent ensemble et, surtout, travaillent ensemble depuis 1997.
Auparavant, on a pu voir le travail d’Anne-Marie Jugnet dans différentes expositions, un travail autour du langage avec notamment des textes écrits en lettres de néon. Quant à Alain Clairet, avant de devenir artiste, il était historien d’art et collectionneur.
En notre compagnie, également, Didier Semin. Il a été conservateur à Beaubourg pendant plusieurs années; il est actuellement enseignant à l’école nationale supérieure des beaux-arts de Paris et critique d’art. Il prépare un texte sur le travail de Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet (J/C) pour leur catalogue monographique. Il nous en révélera en avant-première les principaux axes.
Pour introduire le travail de J/C, et avant de leur donner la parole, je commencerai par une remarque sur le film que vous venez de voir. Vous n’avez pas vu à proprement parler un travail de J/C mais un film rassemblant quelques-unes des images dont ils se servent pour réaliser leurs tableaux. Ce film se rapporte à leurs dernières peintures, une série intitulée « Switch », qui représente des fins d’émissions de télévision, ce moment où l’on éteint la télé, où l’image se résorbe et disparaît.
La pratique de la peinture, sa matérialité, les processus mentaux auxquels elle conduit est pour eux, ainsi qu’ils vous le diront, un élément important dans le développement du travail. C’est sur cet intérêt particulier pour la peinture que nous insisterons ce soir, en laissant de côté les oeuvres antérieures à la série dite « Américaine », dans laquelle ils ont reproduit des fragments de cartes présentant des périphéries de villes situées en Arizona.
C’est avec cette « série américaine », en 2000, qu’ils commencent à s’inscrire dans le champ de la peinture. Ils s’y inscrivent de manière très originale dans une relation remarquable aux grandes questions posées par la modernité : les questions du plan, du changement d’échelle, du motif décoratif, etc.
Cette soirée, nous l’avons intitulée « La peinture par la bande », en jouant sur les mots. Par la bande, comme on aurait dit par les bords, ou sur les bords; mais il s’agissait aussi de faire référence à une autre de leurs séries de tableaux : la série « Tapes », une série de peintures inspirées de divers « événements visuels » que l’on peut percevoir au début ou à la fin des bandes vidéo.
J/C, vous avez dit « ce n’est pas en nous interrogeant sur la forme que nous entendons créer de nouvelles formes, mais en inventant les nouvelles conditions de leur émergence », autrement dit, vous vous inscrivez dans une filiation moderniste. Pouvez-vous nous expliquer maintenant pourquoi vous avez filmé toutes ces fermetures d’écrans de télévision?
Anne-Marie Jugnet :
Les films projetés sont des extraits de films : on a des heures de bandes où on allume et on éteint la télé. On est parti trois semaines au sud-ouest des Etats-Unis à la chasse aux images. De motel en motel, de jours en jours, on captait en les filmant avec une caméra numérique des fermetures d’écrans, le moment où l’on est entre l’image et la lumière : l’image se compresse avant de devenir un boule de lumière. Ce qui nous intéresse c’est ce moment charnière, cette mémoire instantanée de l’image. Entre l’étape de la télé et celle de la réalisation de l’image en peinture, il se passe beaucoup de temps : il faut traiter l’image par l’informatique puis fabriquer les peintures à partir des couleurs de ces moments fugaces.
On a présenté la série « Santa Fé » à la galerie Cent 8 dirigée par Serge Le Borgne. Le titre correspond tout simplement à l’endroit où nous étions pendant les fermetures d’écran. Dans cette série, il y a plusieurs types de fermetures d’écran : en décomposant l’image pour la reconstruire picturalement, on obtient ainsi un cercle. On a aussi travaillé sur différents degrés de flous afin de redonner du temps à l’image.
Alain Clairet :
Toute cette série est issue du même récepteur de télé : ce sont des fermetures à différents stades. A la fin de la compression, il n’y a presque plus de lumière. L’image dépend du récepteur et de sa « personnalité », de la chaîne et de l’image qui précède l’extinction : il y a vraiment une mémoire de l’image.
Anne-Marie Jugnet :
Après les films, on « dérush », on extrait des images sur des planches contactes, on en sélectionne, puis on les récupère sous photoshop. On fait un traitement de l’image, de l’information qui nous permet de passer d’une image avec des pixels à un dessin ; ce qui permet de l’agrandir à l’échelle que l’on veut : on va pouvoir passer ces images en très grand format. Puis on essaye de reproduire fidèlement les couleurs du dessin à partir d’un nuancier.
Alain Clairet :
Chaque couleur prend beaucoup de temps. Il y a plusieurs avantages à passer d’un logiciel d’image à un logiciel de dessin : cela nous permet d’agrandir à l’infini le dessin et surtout d’utiliser une machine de découpe qui va produire des pochoirs car elle accepte ce logiciel de dessin. On applique ces pochoirs sur la toile, puis on peint couleur par couleur.
Anne-Marie Jugnet :
On commence par des fonds noirs, on travaille à quatre avec Stéphanie Fabre et Éric Gillet. Nos rôles sont interchangeables : préparation des couleurs, découpage des rhodoïds, découpage des cartons, retouche de fond.
Alain Clairet :
Pour cette série de « Santa Fé » où l’on a voulu jouer sur les flous, on a découpé des rhodoïds qu’on a montés sur des cartons qui nous permettent de garder le pochoir à distance. C’est la distance du pochoir à la toile qui fait varier le flou lorsqu’on peint au pistolet.
Catherine Francblin :
Comment choisissez-vous ces images?
Alain Clairet :
Le choix est subjectif. On s’était donné plein de protocoles pour ces travaux, tel que ne pas parler de la matérialité de l’oeuvre, mais dès le départ on ne voulait pas empêcher qu’ils soient jolis.
Alain Clairet :
Ce qui est étrange dans ces peintures, de la série « Alpine » présentée au Mamco de Genève, c’est la couleur, elles sont en mode RVB (rouge, vert, bleu) donc il faut traduire ces couleurs télé en couleur picturale. Cela donne de drôles de couleurs de peinture. Ici, on peut voir qu’ « Alpine Texas n° 88 » est très éteinte. Ici, « Alpine Texas 193-1 » a été peinte de quatre points de vues, cette image a plein de traitements d’information.
Catherine Francblin :
Comment vous définissez-vous par rapport à l’échelle, comment décidez-vous de la dimension du tableau ?
Alain Clairet :
On a gardé le format 180 x 140 cm de nos travaux antérieurs sur les cartes. La dimension de nos toiles reste toujours homothétique à l’écran d’ordinateur.
Anne-Marie Jugnet :
Au Mamco, on a également montré une série « Scratches », qui précède « Switch », celle des fermetures et ouvertures d’écran. Ce sont des travaux qui partent de cassettes vidéos enregistrées. On a loué des films, on les a regardés dans une chambre : on s’est intéressé à ce qui se passait avant l’image du film, en début et en fin quand la neige électronique est déformée par le passage de la bande. Nous avons photographié de manière aléatoire ces passages de bandes. Puis, on a scanné ces photos. Les peintures ont des fonds marrons : nous avons voulu reproduire à la fois une image écran et la matérialité de la bande avec le marron. Dans cette série, il y a l’idée du balayage. Nous avons utilisé les titres des films pour nommer nos tableaux.
Alain Clairet :
Notre premier projet était de peindre les débuts et les fins de vidéos et de rajouter de la couleur. Pour les neiges électroniques, on s’est dit qu’on allait faire moins qu’une image : on va ôter des informations. Ainsi, on analyse l’image en quatre couches puis on les peint dissociées pour faire moins qu’une image.
On travaille avec une loupe, c’est comme si on faisait une pêche dans un océan sans limite et plus on pêche en profondeur plus on trouve des formes inédites. Tout ça est lié au traitement de l’image : de sa modification, de sa transformation en dessin.
Catherine Francblin :
Cette histoire de pêche évoque un film qui a donné naissance à toute une série ?
Anne-Marie Jugnet :
Pratiquement toutes les oeuvres de la série grise viennent de la neige électronique d’une bande du film « Fishing with John » réalisé par Jim Jarmush.
Catherine Francblin :
Finalement, vous avez inventé des modes d’émergence de l’image ?
Alain Clairet :
Oui, tout à fait, nous voulons trouver des formes sans nous poser la question de la forme. En créant de nouvelles conditions d’émergence, on trouve des formes inédites : on n’invente pas nous-même ces formes.
Anne-Marie Jugnet :
Par exemple, on s’est intéressé à une ligne droite sur l’écran, on l’a étudié à la loupe puis elle est devenue une forme loufoque sur le tableau.
Alain Clairet :
C’est toujours dans cette même idée que quand il n’y a plus d’information, il y en a encore.
Catherine Francblin :
Vous respectez les couleurs que vous voyez ?
Alain Clairet :
Absolument.
Catherine Francblin :
Est-ce que vous diriez que c’est un travail de représentation ?
Anne-Marie Jugnet:
Je ne sais pas parce que le processus ne se voit pas, on ne sait pas que ces images viennent de la neige électronique en mouvement par exemple. On photographie puis on va à la pêche : on découvre des formes. On les restitue d’une certaine manière, c’est le rôle de l’artiste de donner à voir les choses.
A partir de cette neige, on est allé du côté du déplacement, dans la loupe, puis on a peint quatre grandes peintures de 298 x 220 cm.
Alain Clairet :
Dans ces fragments et grandes peintures présentés au Mamco, on voit ici une série de « Pluies ». On les accroche assez bas, on a un sentiment de vertige quand on les fixe, ça provient de l’aspect courbe de l’écran. On est toujours dans un espace courbe, mais on le ressent uniquement devant ces toiles.
Alain Clairet :
Pour les cartes, on travaille à partir de plans de périphéries de villes du désert américain. Il y a des cartes où il n’y arien du tout. Nous nous sommes demandé pourquoi représenter des endroits vides. En fait, c’est parce que ce sont des territoires qui se développent.
Chaque peinture représente l’une de ces pages extraites des plans que nous avons trouvé. Leur format est homothétiques à la page. Chacune mesure entre 170 et 190 cm de haut. On voulait que ces oeuvres aient une taille humaine, elles sont accrochées très bas. Nous souhaitions que l’image soit entre la carte et le territoire.
Catherine Francblin :
Si vous êtes entre la carte et le territoire, c’est que vous transformez la carte en peinture. Dans tous ces travaux (bande vidéo, fermeture écran…), il y a ce passage de l’image photographique à la peinture. Pour quelles raisons faites-vous tout cela ?
Anne-Marie Jugnet:
Pour les cartes par exemple, on a simplement acheté un plan pour se repérer aux Etats-Unis. De retour à Paris, on n’en a rien fait, puis on s’est dit qu’il fallait les peindre.
Alain Clairet :
Nous étions fascinés par ces cartes.
Anne-Marie Jugnet :
C’est en les peignant qu’on a compris ce qu’on faisait. La pratique de l’atelier, c’est vraiment un moment de recherche, de temps partagé. On a fait passer les cartes dans un autre territoire. L’information dans la carte avec sa grille nous a fait prendre conscience des enjeux de la peinture aujourd’hui. Ce n’est pas évident de peindre aujourd’hui : c’est avec d’autres images que l’on peut arriver à peindre.
Catherine Francblin :
En quoi parler d’images vous intéresse?
Alain Clairet :
On se pose la question de l’image car nous sommes à une époque où l’on est assailli d’images.
Catherine Francblin :
Est-ce que les endroits mentionnés sur ces cartes, le désert, par exemple, vous font rêver?
Alain Clairet :
Les cartes et le territoire nous ont fascinés.
Catherine Francblin :
Didier, tu prépares un texte pour le catalogue des oeuvres de J/C, peux-tu nous en parler ?
DS : Ce qui me fascine, c’est l’extraordinaire bizarrerie de leur travail. Si on y réfléchit, la télé, en tant que machine – je ne parle pas de la vidéo, mais de la boîte avec son tube cathodique, dans le salon – n’a pas tellement intéressé les artistes. De manière générale, les objets de l’environnement électroménager n’ont pas été beaucoup utilisés par les artistes à titre de métaphores, en particulier pas les téléviseurs, pas à proportion de la place qu’ils occupent dans notre environnement. Il y a les « Colères » d’Arman, des photos de « neige » électronique de Giovanni Anselmo, quelques autres artistes, et bien sûr Nam June Paik, l’exception qui confirme la règle, avec des travaux comme « Moon is the oldest TV », où il effectue une distorsion d’image : il approche un aimant de la télé, ça perturbe l’image, ou cela produit une image totalement artificielle. Alain Clairet et Anne-Marie Jugnet me paraissent être les premiers artistes à s’intéresser à cette chose a priori sans attrait : un écran de télévision qui s’éteint, ce qui est très bizarre. On trouverait peut-être des antécédents dans la BD. Je pense à cette séquence magnifique dans « Les Bijoux de la Castafiore », où le téléviseur couleur du professeur Tournesol s’éteint brutalement. La réalité de l’extinction d’une image est transcrite plus fidèlement dans la série « Switch » de Jugnet et Clairet que dans le maelström de couleurs dessiné par Hergé, même si la parenté est évidente. Ce moment où l’image agonise, et le moment symétrique où elle se cherche (dans l’autre série, les Tapes) ont quelque chose de spectral; les toiles sont comme un test de Rorschach, on y lit – on a le droit d’y lire – beaucoup de choses. Et personnellement, ces formes m’évoquent assez précisément l’imagerie scientifique ou pseudo-scientifique qui, à la fin du XIXème, a eu une telle influence sur les artistes abstraits, Kupka, Mondrian, Delaunay, Kandinsky : les photographies spirites, les photographies des taches solaires ou du fond de l’oeil, les coupes histologiques, les expériences sur les phénomènes ondulatoires. Ce corpus d’images qui constitue la source de l’abstraction en peinture était en partie montré récemment dans l’exposition « Aux origines de l’abstraction », au Musée d’Orsay Je ne peux pas m’empêcher de voir le travail d’Anne-Marie et d’Alain comme un écho à cette naissance de l’abstraction. C’est un peu comme si la fin de l’image peinte, au début du XXème siècle, et la fin de l’image télévisuelle au début du XXIème – ne nous y trompons pas : l’image télé, celle qui est liée au tube cathodique, n’a plus aucun avenir, elle est fichue – avaient un peu la même allure, comme si l’une était l’évocation de l’autre, comme si elles s’exprimaient dans les mêmes formes. Les toiles que vous avez vues sont des images peintes de télévisions qui s’éteignent. Des peintures sur châssis qui s’efforcent de saisir ce moment insaisissable où l’image électronique disparaît. Et ce que je trouve très beau en l’occurrence, c’est que c’est comme un pied de nez. Comme si la peinture, cette peinture dont on ne finit pas de ressasser la mort prochaine, et sans doute aura-t-elle une fin, mais comme si elle se payait le luxe de contempler et de fixer l’agonie de l’image télévisuelle qui, pendant un demi-siècle, avait bien cru la remplacer : « Tu croyais que j’allais y passer la première ? C’est raté, et regarde, c’est même moi qui tire ton portrait mortuaire ». C’est au fond une peinture très mélancolique, et d’autant plus juste dans le registre de la mélancolie qu’elle n’utilise ni l’attirail de la nostalgie (la peinture de Jugnet et Clairet est très froide, très pragmatique, elle combine toutes sortes de techniques, pochoirs, aplats, etc., elle est une coalition de gestes efficaces, sans clin d’oeil suspect au patrimoine de la technique picturale, les brosses, les huiles, que sais-je encore…) ni les emblèmes traditionnels de la mélancolie. Tout en réfléchissant à cela, je pensais à l’archétype de l’image mélancolique, la « Melancolia », de Dürer. Regardez, sur la pierre, le rhomboèdre, sur le dessus, ces taches : si on zoome sur l’image, on voit quelque chose. Moi, j’y verrais volontiers un « Switch » (mais je concevrais que l’on juge cette idée délirante, et elle-même mélancolique)
CF : C’est un peu la revanche de la peinture sur la télé ?
DS : Oui, l’image télévisuelle est une image d’une pauvreté terrible, sans qualité. Sa seule vertu est de se transmettre à distance facilement. Le numérique a eu sa peau, et c’est tant mieux, mais une image numérique, si grande soit sa définition, n’arrive encore pas à la cheville d’un beau tirage argentique ou d’une image peinte.
CF : Pourquoi en faire une peinture et ne pas garder que l’image ?
DS: C’est sans doute le rôle de l’artiste d’user à contre sens des objets, des techniques, pour en faire sortir quelque chose.
Anne-Marie Jugnet :
Pour moi c’est important de bifurquer, d’être à contre courant. A partir du moment où quelque chose est en place, tout est à créer. Notre travail ne répond pas à une commande : on reprend du pouvoir en tant qu’artiste.
Intervenant du public :
Ce qui est intéressant dans votre travail, c’est la notion de temps. Vous avez une image de carte et par le travail de peinture, vous réincarnez le parcours du territoire de la carte. Vous remettez du temps dans la création de l’image qui pourtant tend à disparaître.
Anne-Marie Jugnet :
Oui, tout à fait.
Catherine Francblin :
Vous faites également de la photographie : vous travaillez avec les dernières photos argentiques avec lesquelles vous essayez de faire quelque chose qui ressemblerait à de la peinture.
Alain Clairet :
Nos photos suivent également un protocole : on doit se trouver dans un site urbain, avec un ciel sans nuage et sans pollution, sans oiseau, sans interférence. L’enjeu est d’abord d’atteindre un monochrome total du bleu du ciel : une image idéale. Tout ce qu’on veut faire rate, ce n’est jamais un bleu monochrome, il y a la voûte céleste, la visée ne peut être parfaite, il y a des déformations qu’on essaye de minimiser. C’est l’idée d’une image idéale, au moment où on pourrait sous photoshop enlever les oiseaux, faire un ciel complètement bleu.
Anne-Marie Jugnet :
Oui, l’inverse des peintures, il n’y aucune manipulation informatique.
Catherine Francblin :
Voyagez-vous aussi beaucoup pour faire ces photos ?
Anne-Marie Jugnet :
Pour les photos prises à Cadix en Espagne, nous sommes restés un mois à attendre le beau temps et un ciel bleu parfait.
C’est toujours en hiver, au mois de février ou janvier : on se lève très tôt, il faut être sur le site avant le lever du jour, puis s’il ne fait pas beau, on repart. On connaît aussi beaucoup d’échecs.
Alain Clairet :
On a très rarement l’occasion de prendre ces photos car il y a toujours de la pollution dans les sites urbains. En général, on fait des photos par beau temps, en janvier au lever du jour.
Anne-Marie Jugnet :
En deux ans à Paris, on a réussi à faire cinq photos, il ne faisait jamais compétemment beau.
Catherine Francblin :
Didier, tu parles de la fin de quelque chose dans leur travail, tu fais référence à la mélancolie mais pourtant ils poursuivent dans la voie des pionniers de l’abstraction. Ils renouent avec quelque chose qui est inaugural, qu’en penses-tu ?
Didier Semin :
Oui, mais pour moi les naissances et les fins se ressemblent un peu. La proximité entre la peinture de J/C et celle des pionniers de l’abstraction est aussi liée au fait qu’on est dans un monde fini. Le répertoire des formes est immense mais pas infini, la traque de la fin de l’image ne traduit pas nécessairement des choses qui se ressemblent, les images viennent de voix différentes. La coïncidence correspond à une obligation statistique qui fait que dans un monde borné les formes se rencontrent. Je ne crois pas que ce travail soit inaugural : j’ai du mal à y voir le côté gaillard de l’avant garde. Tous les protocoles que C/J s’imposent semblent relever de la mélancolie plus que de la croyance au progrès.
Catherine Francblin :
Les pionniers n’étaient-ils pas déjà dans la fin de quelque chose?
Didier Semin :
Oui, ils étaient dans la fin de l’image peinte, et ils croyaient que c’était une libération. Mais la tonalité des peintures des pionniers n’est pas la même, elles constituent un message d’espoir.
Catherine Francblin :
Est-ce que le fait de voyager, propre à votre pratique, est également un moment privilégié pour trouver de nouvelles procédures ?
Alain Clairet :
Il y a deux moments privilégiés : celui où l’on part loin de nos bases, où tout le travail se conçoit, et celui de la pratique dans l’atelier.
Anne-Marie Jugnet :
Le moment de réalisation des photographies nous permet de prendre l’air, soit on est dans l’infiniment grand (le ciel) et on fait des petites photos ou l’inverse. Les photos ont un aspect minimaliste qui nous convient. D’autre part, nous avons découvert des formes qui ne correspondent pas à notre esthétique, mais nous les avons peintes quand même, maintenant on les adore. Elles ont modifié notre esthétique.
Catherine Francblin : Pour vous, y-a t-il quelque chose de l’ordre du mystère face à ces trous noirs ?
Anne-Marie Jugnet :
Par exemple, on a rencontré des gens de Thomson, très intéressés par ce que l’on fait, parce qu’on parle de compactage d’images, de compressions. Ces ingénieurs voulaient savoir si, lorsqu’on compacte les images, on peut voir quelque chose : qu’est ce qu’il y a dans les tuyaux ? En ce moment, ils travaillent pour répondre à cette question.
Alain Clairet :
Ceci dit le compactage de l’image est un enjeu mondial incroyable, un des enjeux de notre futur.
Anne-Marie Jugnet :
La compression engendre la vitesse de circulation d’information.
Catherine Francblin :
D’autre part, il ne s’agit pas seulement de nouvelles formes abstraites, ces images viennent de quelque part via la télé, et c’est ce « quelque part » fait sens : il donne une autre dimension à vos peintures.
Anne-Marie Jugnet :
Oui, notre travail n’est pas complètement dirigé, il y a plusieurs entrées pour le comprendre. En même temps, c’est comme une nature morte où s’engouffre tout le réel, tout l’intime. A la seule différence près que notre « modèle » n’est pas une carafe, ni une table, mais la télévision.