Folles / Pendules ! Pratiques artistiques queer et chronopolitiques
Thomas Conchou est lauréat de la première Bourse d'écriture TextWork
Lorsque j’ai entamé ma résidence curatoriale à la Maison populaire de Montreuil en 2020, j’ai choisi de concevoir un cycle d’expositions et d’événements orienté vers les pratiques artistiques queer. J’envisageais ces pratiques comme des propositions politiques permettant de localiser des futurités2 dans l’art du présent : des « différences-en-forme » à partir desquelles envisager un futur qui ne soit pas la simple répétition du passé. Ce travail de deux années a mobilisé les équipes salariées du centre d’art, une cinquantaine d’artistes et de travailleur·euses culturel·les et le public des expositions, des événements et du festival que nous avons construits ensemble. Par la critique, la fiction et la spéculation, il s’agissait de trafiquer collectivement les systèmes d’oppressions qui entravent les vies queer, mais aussi de rendre hommage à la fragilité et la persistance de ces dernières. Dans cet espace-temps de travail, de sociabilité et de fête, j’ai également tenu à étendre mes invitations à des praticien·nes de la culture qui ne revendiquaient pas pour elleux-mêmes une identité queer mais avec qui il semblait évident de partager les outils des théories et des pratiques dites queer.
Au terme de cette aventure, il m’est apparu que nous avions en effet engagé des discussions entre vivant·es soucieux·ses du futur, mais que nous avions fait place et convoqué d’autres voix : celles de disparu·es, d’ancêtres et de prédécesseur·es. L’artiste, professeure et théoricienne allemande Renate Lorenz nomme ces présences qui persistent à travers l’histoire « les ami·exs du passé » dans son ouvrage Art queer, une théorie freak3. Tandis que j’envisageais cette expérience curatoriale comme une façon de projeter des revendications dans un après (où elles n’auraient éventuellement plus lieu d’être) j’ai appris grâce à elle que le passé, lui aussi, vient placer des demandes au présent. À la manière d’un fantôme, il nous visite et entre sans cesse en conversation avec nous. La première exposition de ce cycle, intitulée i’m from nowhere good, présentait un rideau de l’artiste défunt Bruno Pélassy4 dont la présence spectrale projetait la phrase VIVA LA MUERTE dans l’espace d’exposition. La playlist de disco hi-NRG qui accompagnait ce projet et lui donnait son nom5, quant à elle, était habitée par Sylvester, Patrick Cowley et d’autres musicien·nes disparu·es. Leurs paroles, et celles de beaucoup d’autres, nous ont accompagné·es et indiqué de nouvelles manières d’engager nos compréhensions du temps et de l’histoire. Il a notamment été question d’hériter de mémoires, de forger des lignées historiques et politiques, et de comprendre les différents régimes temporels que nous habitons malgré nous.
Depuis plus d’une dizaine d’années, la théorie queer et ses praticien·nes se sont collectivement emparé·es du vaste sujet du temps et de ses nombreuses ramifications conceptuelles : historicité, temporalité, progrès, durée, temps perçu, temps « straight » et temps « queer », pour n’en citer que quelques-unes. Selon l’universitaire Jaclyn I. Pryor, cet intérêt montre que le champ des études de genre et de la sexualité s’est progressivement éloigné de la théorie du sexe et des relationnalités pour adresser des revendications culturelles plus larges qui trouvent un écho et un succès dans le discours académique mainstream6. Dans un même mouvement, la relecture des taxinomies sexuelles modernes en tant qu’inventions historiques datées7 a ouvert la possibilité de considérer certaines périodes comme hors du champ d’influence de la binarité homo/hétéro – elle prend aujourd’hui un nouvel essor avec la découverte d’un moyen âge queer8.
En relisant de manière critique des espaces-temps dans lesquels iels localisent des ruptures hétéronormatives, les théoricien·nes queer se sont détourné·es d’un modèle monolithique de l’historicité pour envisager nos relations au temps et à l’histoire sur un mode affectif et pluriel. Dans son ouvrage séminal In a Queer Time and Space, paru en 2005, Jack Halberstam défend l’idée selon laquelle les sous-cultures queer et leurs participant·es produisent des temporalités alternatives en refusant d’inscrire leurs vies dans les marqueurs temporels et les rites de la chaîne de production hétérosexuelle : enfance, mariage, reproduction, etc.9. Plus encore, il y explique que, parce que nous expérimentons le temps comme une progression naturelle, le caractère construit de ces rythmes et de ces usages nous échappe10. Quelques années plus tard, Elizabeth Freeman s’est attaquée aux « orifices de l’histoire » dans Time Binds: Queer Temporalities, Queer Histories, paru en 2010. Elle offre une série de concepts permettant d’exprimer ce que serait un temps queer, tels que la chrononormativité (les normes temporelles dans lesquelles nous vivons), les chronopolitiques (les différentes manières d’engager, de négocier ou de refuser ces normes) ou encore l’érotohistoriographie (une manière sensuelle et encorporée de se lier à l’histoire). Elle cherche avant tout à trouver des « formes de temps non-séquentielles – non téléologiques – qui plient les sujets dans des structures de durée et d’appartenance invisibles aux yeux de l’historien : des registres affectifs irréductibles à la recherche historique traditionnelle11 ».
À travers des pratiques d’historiographie minoritaire, de nouvelles manières de lire le passé et de se relier à lui nous sont proposées. Renate Lorenz12 propose d’appeler « archéologie queer » une pratique visant à localiser des stratégies dénormalisantes (de rupture et de trouble) dans le passé pour les réinscrire dans le présent. L’autrice et galeriste Isabelle Alfonsi nous invite, elle, à construire nos lignées queer pour complexifier le grand récit de l’histoire blanche, hétéronormative, validiste et bourgeoise. L’historienne de l’art et critique Élisabeth Lebovici partage avec ses lecteurs et lectrices l’expérience affectée d’un « temps en sida13 » et les liens relationnels, artistiques, professionnels et amoureux qui attachent la création artistique des années 80 aux disparu·es de l’épidémie. De l’autre côté du spectre temporel, la traduction parue en 2021 de l’ouvrage Cruiser l’utopie du chercheur cubano-américain José Esteban Muñoz, initiée par Rosanna Puyol et réalisée par Alice Wambergue, met à disposition d’un public français la radicalité d’une pensée toute entière tournée vers l’utopie et le futur en tant que forces politiques.
En questionnant une historicité hétéronormative dont les personnes queer sont systématiquement absentes et la conception téléologique d’un temps-progrès au service des exigences capitalistes de la modernité, le « tournant temporel » de la théorie queer ne cesse d’émuler de nouvelles contributions dont cet essai s’inspire pour entrer en conversation avec les œuvres de six artistes. Tarek Lakhrissi, Claude Eigan, Nils Alix-Tabeling et Justin Fitzpatrick, Brandon Gercara et Élodie Petit m’ont appris à densifier le rapport que j’entretiens à ma propre queerness et à celle que nous avons en partage. Chacun·e à leur manière, à travers les médiums de la sculpture, de la vidéo, de la performance et de l’écriture poétique, travaillent à détricoter la linéarité rigide du temps tel qu’il se présente à nous pour envisager ce que seraient les temporalités alternatives permises par un temps queer. Certaines des œuvres sur lesquelles s’établit ce corpus assument des formes transitives (étapes de travail, projets en cours d’élaboration, script ou scénario), d’autres sont achevées et d’ores et déjà entrées en circulation. Quel que soit leur statut, elles offrent des perspectives passionnantes sur la manière dont les productions artistiques queer contemporaines qui souhaitent s’inscrire en rupture du présent ne peuvent faire l’économie d’une critique des modalités temporelles sur lesquelles celui-ci s’est bâti.
Vampires queer et temps industriel
Dans son prochain film, actuellement en cours de réalisation, Tarek Lakhrissi renoue avec certains motifs présents dans Out of the Blue, un premier court métrage issu de sa résidence à la Galerie de Noisy-le-Sec en 2019. Pour The Art of Losing (2022) [par la suite titré Cœur Brillant (2023)], la quête initiatique, la fuite et la rencontre avec des entités spirituelles composent une fresque nocturne qui puise ses codes visuels dans le cinéma fantastique. Artisan d’une plus grande visibilité des personnes queer et racisées dans les représentations culturelles, Tarek Lakhrissi y convoque sa famille choisie et met en scène un personnage principal, Jahid, joué à l’écran par Dourane Fall. La séquence introductive voit Jahid quitter un ami puis marcher seul dans un Paris endormi. Soudainement poursuivi par un homme cuirassé et au visage masqué, Jahid cherche un endroit où se réfugier. Au détour d’une rue, il pénètre dans l’enceinte d’un vieux musée dont la porte est ouverte. En déambulant dans les galeries, il glisse progressivement dans un espace-temps suspendu entre le rêve et la conscience. Il rencontre Opal et Kahina au détour d’une des salles du musée, deux vampires bienveillantes qui déclament un texte de Kaoutar Harchi. Dans cette réflexion sur la trahison et la honte, l’autrice aborde son douloureux chemin vers l'émancipation, de la culpabilité au refus d’un ordre social ostracisant qui fait passer pour naturelles les hiérarchies qu’il impose.
Pour cette histoire qui met en jeu les nombreuses menaces qui pèsent sur l’existence des personnes racisées en France (brutalité policière, racisme systémique, honte et difficulté à naviguer dans une société adverse), la toile de fond du musée importe plus qu’il n’y paraît. The Art of Losing est tourné au musée des Arts et Métiers, entre les galeries des communications et la chapelle désacralisée accueillant le pendule de Léon Foucault à la rythmique implacable. Jahid arpente une institution toute entière dédiée aux sciences et à la technologie – pour ainsi dire au progrès humain. Tandis qu’il trouve refuge dans ces lieux pour fuir une menace répressive et brutale, il découvre l’histoire des systèmes de communication (téléphone, fax, caméra) qui rendent possible la condition de surveillance généralisée dans laquelle nous vivons. Plus encore, la mesure de l’information, dont celle du temps, y est omniprésente. Le son pesant d’une horloge se fait entendre.
Dans les Thèses sur le concept d’histoire, Walter Benjamin a critiqué avec virulence cette “tempête que nous appelons le progrès"14. Le continuum de l’histoire, saisi dans la progression d’un temps linéaire automatique, s’acheminerait vers un progrès inéluctable, illimité, et impossible à éviter. Si Benjamin nous rappelle qu’articuler historiquement le passé signifie devenir le maître d’un souvenir, la conception d’un futur indissocié du progrès technique et de la maîtrise de la nature s’impose comme l’horizon naturel de l’humanité en asservissant travailleur·ses et écosystèmes à sa marche forcée. Dans ce temple à la gloire de l’industrie, Jahid se confronte non seulement aux violences habituelles qui informent son quotidien, mais à l’historicité des conditions qui ont abouti à la construction des grands récits de la modernité dont notre présent hérite.
La révolution industrielle est indissociable du projet colonial, et il en va de même d’une certaine conception du temps-progrès. Rahul Rao, dans son ouvrage Out of Time: The Queer Politics of Postcoloniality15, revient sur la cartographie du temps dans l’espace imaginée par Hegel, qui fait de l’Afrique le passé de l’Europe et de l’Europe le futur de l’humanité. La justification du processus d’asservissement et d’expropriation de la conquête coloniale projette pour ainsi dire sa dette en avant : le primitif, un jour civilisé, pourra enfin se penser comme humain. Cette constitution du primitif comme un être emprisonné dans le passé est historiquement contingente à celle du déviant, ou du pervers16. Au même moment, la sexologie, la psychanalyse et l’anthropologie produisent des catégories de différence radicale qui décrivent des êtres empêchés, au développement retardé. Des personnes qui font trébucher le flot du temps en accusant un retard ou une régression. Dans le travail de Tarek Lakhrissi, la figure du·de la déviantx, comme il la nomme, dresse un pont entre ces deux catégories historiques pour mieux les transformer en narrations émancipatrices.
Kahina et Opal, les deux vampires de The Art of Losing, représentent cet accroc dans la progression du temps. Les vampires sont précisément un point de fixation historique qui lie temps et perversité : immortels, immuables, iels se vautrent dans la jouissance et l’assouvissement de leurs désirs sans subir ou craindre l’inexorabilité du futur. Représentées comme des messagères de l’émancipation personnelle et décoloniale, elles apparaissent à Jahid pour le mettre en garde et lui délivrer un message d’espoir : « Dehors, le monde se transforme. J’entends la vieille Europe trembler. » Une fois « initié » par cette intervention ésotérique, Jahid est à nouveau visité par une présence : celle d’un homme qui se déhanche langoureusement sur une musique électronique. En hommage à l’œuvre "Untitled" (Go-Go Dancing Platform) de Felix Gonzalez-Torres, produite en 1991, ce personnage apparaît torse nu, mais porte un masque de dinosaure. Mi-humain mi-reptile, il séduit Jahid qui l’enlace dans un mouvement d’acceptation de sa propre étrangeté – synonyme de son identité et de ses désirs queer. Tandis qu’il quitte le musée, Jahid est assailli par l’homme cuirassé. Il découvre qu’il dispose de pouvoirs qui ne sont pas sans rappeler ceux de Kahina et Opal. Elles le quittent en lui promettant d’être présentes à ses côtés, où qu’il aille et pour toujours.
The Art of Losing relève d’une chronopolitique queer car le film et ses personnages viennent fragiliser l’idée d’une progression linéaire du temps « naturel » au profit d’une persistance queer à travers l’histoire. Les corps déviantx ont toujours représenté une entrave aux rouages de la modernité et à leur distribution mécanique des privilèges des droits humains, y compris la capacité à occuper ou investir le passé, le présent ou le futur. Ici, la révélation de l’expérience queer par des présences vampiriques immortelles met en jeu une forme de spectralité, ou de haunting, à travers laquelle un désir trans-historique requiert du présent la reconnaissance de son existence pleine et entière. Cité par Rahul Rao, l’historien Nayan Shah met en garde contre les dangers de vouloir produire une historicité pour sanctionner les existences queer et défend qu'elles existent bien ici et maintenant17. Sur cette réalité seule, elles devraient être considérées, respectées et défendues. C’est sur cette revendication que The Art of Losing ne cherche pas à s’inscrire dans le temps historique du progrès mais bien à se positionner en défense des vies queer et racisées.
Toucher le passé par la « texxture »
Pour sa première exposition monographique en France en juin 2021, Claude Eigan présentait à la galerie Artemis Fontana le projet dandelion menace et un ensemble de sculptures rendant hommage à des familles de végétaux. À commencer par Taraxacum, communément appelé pissenlit pour ses capacités diurétiques mais aussi dent-de-lion pour ses feuilles acérées et sa collerette jaune touffue. Il y inspirait des sculptures murales en forme de mâchoires prêtes à mordre qui recueillaient les coordonnées GPS de lieux de sociabilité queer historiques de Berlin et San Francisco, ou des slogans traditionnels des communautés LGBTQIA+. Deux autres ensembles d’œuvres, les bouquets de poings (Soft and Stone and High, 2020) et les boucliers-corolles (under no king, 2021), transformaient l’espace de la galerie en un herbier démesuré où chaque plante se révélait piquante et revêche. Tout comme la stèle du code de Hammurabi consacrait la loi du Talion (œil pour œil, dent pour dent) à Babylone, les œuvres de Claude Eigan s’appropriaient le célèbre Bash Back!18 de la Pink Panthers Patrol et revendiquaient la rage comme un espace politique. Elles approchaient de manière formelle l’idée de menace, de violence et de rétribution à partir d’une position minoritaire. Ces fleurs de résilience donnaient corps à un jardin d’autodéfense où la dialectique entre la représentation de la violence et l’action violente s’offraient comme les deux faces d’un labrys, cette hache à double tranchant utilisée par la civilisation minoenne comme symbole religieux. Historiquement associé aux amazones, il fut adopté dans les années 70 par les mouvements féministes lesbiens.
La série Soft and Stone and High représentait des cornes d’abondance végétales. De prime abord lascivement déposées au sol, elles se terminaient par des poings armés de clés, saisis dans la tension d’une éventuelle attaque. Pour cette série de sculptures, l’artiste a fait appel à ses ami·exs, en moulant leurs attitudes de défense lorsqu’iels rentrent seul·es chez elleux la nuit ou dans un environnement qui ne leur semble pas garantir leur sécurité. Les bouquets de poings de Claude Eigan rappellent la longue tradition de lutte et d’autodéfense dans les communautés queer et l’histoire du féminisme. Ils s’inspirent des mouvements tels que Queer Nation (fondé en 1990 à New York et à l’origine du célèbre slogan We’re Here. We’re Queer. Get Used to It) ou la Pink Panthers Patrol (patrouilles piétonnes queer non-armées mais équipées de sifflets et d’uniformes, initiées également au début des années 90) qui entendaient former des contre-menaces hors des enclaves des quartiers LGBTQIA+ et envahissaient les lieux de sociabilité hétérosexuels en sortant dans la rue en groupe. Ces collectifs avaient pour but d’attaquer les privilèges de la normalité en re-territorialisant les espaces de danger et de violence pour les corps queer, tout en produisant des images d’altérité radicale minant l’hégémonie du système hétéropatriarcal sur la violence.
Dans un article intitulé « Outing Texture » paru en 1997 sous la direction d’Eve Kosofsky Sedgwick, l’autrice Renu Bora exprime la manière dont la texture est intimement liée à la temporalité. Dans un sens premier, signifiant la surface de résonance ou bien la qualité d’un objet, la texture d’un matériau consiste en sa capacité de répondre par la sensation à un contact, ou bien de disposer de certaines propriétés matérielles pouvant être anticipées par le regard. Ainsi le toucher, la pression physique, parfois un simple coup d'œil transforment notre perception et anticipent le désir de connaître, de sentir, d’apprécier ou non tel ou tel objet. La temporalité, elle, est intrinsèque à la signification de la matérialité, puisque le temps informe la texture des matériaux et que nous faisons leur expérience à travers lui. Une fois cette définition première établie, Renu Bora propose un néologisme pour complexifier le concept de texture : la texxture. Celle-ci ne ferait pas tant référence à la surface des matériaux qu’à un niveau expérientiel, intermédié, plus phénoménologique que conceptuel et perçu comme la capacité de résistance et de réponse de la matière. La texxture complique un objet et fait directement appel à sa dimension narrative et temporelle, suggérant un surplus d’information perceptible de façon intimement violente. L’expérience physique de la consommation de nourriture, l’intensité des sensations sexuelles dans le rapport à l’autre ou à un objet forment deux domaines hédonistes de la texxture qui nous permettent de nous lier à des sensations à travers le temps.
Il me semble que la texxture des œuvres de la série Soft and Stone and High de Claude Eigan est immédiatement perceptible. En représentant des gestes figés d’autodéfense et de violence, Claude Eigan propage une affectivité puissante qui habite tous les corps minoritaires : la question toujours en suspens de notre sécurité corporelle, de la menace permanente que notre existence dans l’espace public pose à notre intégrité physique. Plus encore, en plaçant des balises temporelles tout autour de l’espace d’exposition sous la forme des feuilles-mâchoires de la série Pissed, l’artiste nous rappelle que l’histoire des luttes de nos communautés est une longue litanie de violences, de pertes et de disparitions. Pour la théoricienne Carolyn Dinshaw, la question de l’historiographie queer revient à pouvoir “toucher le temps”19. Ici, nous nous lions au temps par la rage et le deuil, à travers des gestes de confrontation physique dont la matérialité rappelle une histoire en partage, vécue ou connue, et dont l’urgence reflue incessamment vers le présent.
Plaisir idéo-moteur
Nils Alix-Tabeling et Justin Fitzpatrick sont sculpteurs, et également dramaturge pour l’un, peintre pour l’autre. Ils entretiennent une conversation soutenue autour de leurs sujets d’étude et de travail respectifs, s’entraident dans leurs pratiques mutuelles et collaborent parfois à la réalisation d’œuvres communes. Dans le cadre de la Nuit blanche 2021 à la Maison populaire de Montreuil, ils ont collaboré à la production d’une sculpture intitulée Moteur idéal inspirée des travaux sur le temps et la durée du philosophe Henri Bergson. Dans Matière et mémoire, paru en 1896, Bergson développe une philosophie du corps pris dans son rapport à l’esprit, à la perception et à la mémoire. Pour les artistes, l’expérience encorporée/perçue et l’expérience réflexive/intérieure dessinent deux polarités qui informent notre expérience du temps et qui s’incarnent chacune dans un élément de leur installation. De part et d’autre de la structure centrale, empruntant sa forme aux chars de défilé et aux décors du théâtre itinérant, deux chevaux sont représentés cabrés. Dénommés « le système nerveux », ils incarnent la dimension corporelle de notre rapport à l’expérience et au présent dans toute sa vivacité. Sans capacité de mémoire, ils sont pris dans l’immédiateté violente de la perception pure, et tentent d’entraîner le chariot dans la direction du moindre stimuli qui les affecte. Ils habitent une réalité atemporelle dans laquelle ils sont pris sur le vif, presque hébétés par la puissance sensationnelle du réel. Chaque situation leur apparaît comme nouvelle et terrifiante : ils agissent sans savoir. Pour les artistes, ils incarnent la tension, l’action, le réflexe.
En guise de cochers, trois figures inspirées par la célèbre illustration de Urs Amann pour l’album Timewind de Klaus Schulz (1974) dansent et se prélassent sur une fleur à cinq pétales. Ces chattes incarnent le temps réflexif : celui que nous nous figurons, que nous anticipons, et dont nous nous souvenons. Rappelant les trois parques, elles fabriquent une composition en macramé qui n’est pas sans rappeler la toile du temps. Toutes entières absorbées par leurs tâches, closes sur elles-mêmes dans une introspection aveugle au monde extérieur, elles représentent la mémoire pure déconnectée de la physicalité du monde. Elles savent, mais ne peuvent agir car laissées seules, l’immensité des choix et des événements passés ou à venir les plongent dans une paralysie anxieuse.
C’est dans leur relation aux chevaux, leur maîtrise de la force perceptive du système nerveux qu’elles tentent d’ordonner les informations et les stimuli qui affolent ce dernier. Elles viennent relier sens et mémoire, temps perçu et temps figuré, permettant à cet assemblage disparate de s’unir pour mettre en lumière la manière dont le corps informe l’expérience subjective et la conscience, et vice-versa. Ici le corps et l’esprit ne sont pas considérés en opposition mais dans une dialectique étroite liant réflexe et réflexion.
Pour Nils Alix-Tabeling et Justin Fitzpatrick, Moteur idéal met en lumière les interdépendances qui lient mémoire, expérience et conscience. Mais l’installation touche aussi à une dimension sensuelle de l’expérience corporelle, en assignant à chacune de ses unités une polarité d’activité (les chevaux) et de passivité (les chattes) qui rappellent celles qui informent certaines sexualités gaies. La colonne au centre de l’installation, elle, s’inspire des différentes formes de sextoys telles que les chapelets à boules utilisés pour la pénétration. Dans cette recherche formelle sur les différentes façons constitutives d’un « être-au-temps », la dimension érotique de la connaissance du corps infuse l’installation pour rappeler que l’intime et le plaisir sont des pratiques de construction d’une connaissance qui prend le corps pour instrument.
Accompagnant l’installation, une performance du même nom sous forme d'opérette en deux actes, interprétée par Louis Sé, mettait en jeu deux personnages mythiques. D’un côté, un cadran solaire, amoureux du Soleil, déclamait sa flamme et la brûlure de ses passions érotiques pour l’astre, sans lequel il ne pouvait mesurer le temps. De l’autre, la mort, prenant la forme du vide cosmique ou d’un trou noir prêt à digérer l’Univers, haranguait l’humanité en lui promettant sa fin dans un acte de consommation sensuelle. Ici le passage du temps et ses techniques de mesure antique étaient pris dans une relation érotique à l’astre solaire et dans la furtivité d’une existence de passion, tandis que le vide de l’espace et le temps infini de la création de l’Univers donnaient corps à une image de la mort. De manière similaire, Hamlet, chez Shakespeare, déclare après avoir été visité par le fantôme de son père que le temps est désarticulé (Time is out of Joint). Dans cette métaphore, le temps lui-même possède un corps-squelette qui se disloque lorsque le passé revient hanter le présent.
Parmi les théoricien·nes qui insistent sur la dimension temporelle du plaisir, Elizabeth Freeman œuvre particulièrement en défense d’une méthode érotique de lecture du temps dans son ouvrage Time Binds. Elle y rappelle que les sensations corporelles sont intimement liées à notre conscience historique et à notre mémoire, et qu’une érotohistoriographie queer pourrait rendre hommage à la manière dont les relationnalités queer excèdent d’ores et déjà le présent. L’historicité lui apparaît comme une structure émotionnelle tactile et affective. Dans Moteur idéal, la sensualité et l’érotisme viennent coiffer la dialectique entre expérience perceptive et expérience introspective : en liant sens et mémoire, présent et histoire, les pratiques sexuelles qui traversent les cultures queer nous permettent également d’envisager des façons de nous lier qui n’existent pour ainsi dire pas encore.
Playback & créolité kwir
Brandon Gercara développe depuis plusieurs années une pratique de lip sync (synchronisation labiale) empruntée aux spectacles drag. Dans ses performances filmées, iel rejoue des discours de théorie critique de femmes chercheuses racisées qui travaillent au croisement des études postcoloniales, féministes et queer. Cette pratique s’accompagne d’un travail d’« impersonation » dans lequel l’élément de camp devient la ressemblance avec un personnage public – dont les apparitions n’impliquent pas de tenues scéniques ou de costumes particuliers mais une manière distinctive de s’habiller ou d’apparaître. En empruntant leur voix, leurs attitudes et leurs looks à de célèbres autrices, Brandon Gercara produit une forme de drag politique qui met en jeu le travail de la théorie. Dans l’œuvre Lip sync de la pensée (2020), l’artiste apparaît sur une scène de cabaret installée au bord de l’océan, sur l’île de la Réunion, dont iel est originel et où iel vit. Composé de discours d’Asma Lamrabet, Françoise Vergès et Elsa Dorlin, le film voit l’artiste transiter avec aisance d’une voix à l’autre, d’une posture à l’autre, tout en produisant un lip sync qui va puiser chez les dites autrices des interventions puissantes sur la colonialité, le genre, l’islamophobie et les oppressions systémiques.
Pour sa nouvelle œuvre Le Playback de la pensée kwir (2022), l’artiste et activiste devient le/la locuteur·trice organique de son travail. Composée d’une installation, d’un texte lu, d’un costume et d’une photographie issue de la série « Majik Kwir » (2021) réalisée en collaboration avec l’artiste visuel Ugo Woatzi, l’activation de l’œuvre donne à son tour lieu à un film tourné sur les hauteurs du piton de la Fournaise. Brandon Gercara y récite un texte rédigé pour la première édition de la marche des visibilités LGBTQIA+ réunionnaise, dont iel fut à l’initiative en mai 2021. Dans ce discours poignant, iel s’adresse aux créoles de l’île de la Réunion et rapproche la grande diversité des origines culturelles réunionnaises de la multitude des identités queer. Le métissage réunionnais, à la fois réalité historique et argument de marketing politique cachant les immenses disparités économiques et sociales qui accablent l’île, y devient l’un des éléments constitutifs d’une créolité kwir.
Dans sa version filmée, Le Playback de la pensée kwir présente Brandon Gercara debout sur une scène recouverte de strass rouges et ornée de coulées de lave en train de déclamer son texte. L’artiste, cette fois-ci, porte un costume complet constitué d’une cape réalisée par le designer Ismael Moussadjee, d’un bikini reprenant les mêmes strass que la scène, d’une perruque d’un rouge profond et de faux ongles ornés de cristaux d’olivine, que l’on extrait des coulées de basalte. Sur ses bottes, des morceaux de lave refroidie se sont agglomérés. En s’installant sur les sommets du volcan, présence éternelle et sacrée de l’île de la Réunion, iel vient puiser dans les images de la lave et du feu la puissance du piton et de ses éruptions. Plus encore, en habitant un paysage lunaire, strié de coulées de lave et de fumées, l’artiste inscrit son corps et ses revendications dans l’immensité du temps géologique. Imprévisible et implacable, les explosions du volcan imposent leur propre tempo aux habitant·es de l’île. À rebours d’une horloge, celui-ci ne calcule ou ne rationalise rien mais bouleverse tout et rappelle aux Réunionnais·es leur coprésence avec un écosystème marqué par l’activité volcanique. En arrimant la revendication d’une « queerité » créole aux manifestations du volcan, ses coulées magnifiques et sa capacité de destruction-création, Brandon Gercara lie la présence des personnes queer à la Réunion avec l’histoire de la terre. Son texte l’exprime avec détermination :
On refaçonne notre territoire avec notre propre lave.
Une nouvelle peau, un sol encore chaud.
On fait de la place pour nous-mêmes.
On brûle pour s’hybrider avec notre roche.
On teint le ciel aux couleurs du feu.Nous sommes La Réunion, la terre,
Les cascades dans les périodes de cyclones,
Le sang du volcan qui se cogne sur les vagues de la mer.Nous sommes les kréol kwir.
En s’inscrivant dans l’irrévocabilité du temps géologique et en exprimant la diversité culturelle et d’identité de genre réunionnaise à travers les mêmes termes, Brandon Gercara revendique une compréhension historique des existences queer. Son texte aborde aussi l’héritage commun du passé colonial, de l’esclavage et des plantations et dresse un parallèle entre l’histoire effacée des vies esclaves et celles des vies queer. Dans Out of Time: The Queer Politics of Postcoloniality, paru en 2020, Rahul Rao aborde la mémoire dans sa qualité hantée (haunting) qui comprend « la constellation des connections qui chargent le temps présent des dettes du passé20 ». Pour Kora Keeling, dans l’ouvrage Queer Times, Black Futures, paru en 2019, les « vestiges queer » sont des forces génératives et déterritorialisantes21 permettant de construire un futur qui fait dissidence du présent. Les créoles queer de Brandon Gercara portent l’héritage de l’esclavage, de la colonialité, d’une histoire passée sous silence et puisent dans ces appartenances à travers le temps la force de leurs revendications présentes : iels réclament leur propre émancipation.
Dramaqueens allumées au banquet
BAISE SALIVE BAISE ALCOOL BAISE, une réécriture possible du Banquet de Platon est une pièce de théâtre imaginée par Élodie Petit en 2021. Elle y narre une soirée déjantée entre poétesses homosexuelles réunies chez la jeune et talentueuse Agathon. Socrate, Pausanias, Aristophane, Éryximaque et Phèdre sont invitées à célébrer ses talents, tandis qu’Alcibiade, laissée pour compte et jalouse, s’invite de force. Entre deux cannettes de bière accompagnées de tartines de houmous, les poètesses parlent de l’amoure, avec un e : celle qu’elles éprouvent pour leurs amantes, pour leurs engagements politiques, pour les substances qu’elles consomment sans modération, et de leurs passions pour les plaisirs érotiques et la chair. La soirée avance et avec elle l’ébriété des convives qui se révèlent de plus en plus saoules et lubriques. Les déclarations poétiques en l’honneur d’Éros laissent place à une consommation charnelle sauvage au détour de confidences. Anxiété, dépendance, amour lesbien et précarité teintent cette fresque érotique de nostalgie et de flamboyance.
La plupart des personnages du Banquet se retrouvent incarné·es dans BAISE SALIVE BAISE ALCOOL BAISE, à l’exception d’Aristodème, disciple de Socrate, et de Diotime, prophétesse dont la parole est rapportée par Socrate puisque son statut de femme ne l’autorise pas à être présente. Élodie Petit conserve également le statut social et les indications d’âge des personnages : Éryximaque est médecin, Phèdre est jeune et brillante. Pourtant, tous les attributs de privilège tels que le genre masculin, la richesse et le prestige de la famille qui irriguent les dynamiques du Banquet de Platon sont absents de cette relecture féministe et pauvre. Les poétesses d’Élodie Petit vivent à la marge, boivent des canettes de bière de grande surface et consomment des ecstasys à 10 € pièce. Elles récitent des poèmes à l’amoure contre le capital, ne se soucient pas de la réussite sociale et du confort matériel. Seuls leurs importent les plaisirs des sens qu’elles explorent avec génie et appétit. Dans cette petite collectivité à travers laquelle on devine des relations d’amour et d’amitié puissantes, les assemblages du désir et de sa consommation occupent un rôle central dans les dynamiques interpersonnelles. Dictées par leur dévotion entière pour Éros, les poétesses assouvissent leurs soifs érotiques et devisent entre elles des modes relationnels dans un même mouvement, sans que l’un ne soit subordonné à l’autre.
Cette vision libertaire des attachements et du désir se retrouve dans les écrits de Jaclyn I. Pryor lorsqu’elle déclare : « Les personnes queer ont toujours été à l’avant-garde dans leurs façons radicales de travailler, de jouer, de baiser, de s’organiser, de s’éduquer, d’imaginer la parentalité, la domesticité, la création artistique, les rituels qui défient les modèles du temps biologique et de la famille nucléaire22. » Les poétesses d’Élodie Petit donnent corps à des images de radicalité relationnelle et relisent avec facétie un monument de la littérature antique. Ces sept incarnations relèvent de ce que Renate Lorenz appelle le drag transtemporel23 : une performance qui active des phénomènes de coprésence historique sur le corps des interprètes. Cette pratique de relation à l'histoire permet d’expérimenter, au présent, les processus de construction des émotions, des affects et des désirs du passé. En rejouant les scènes de discours et les déplacements de « chaises musicales » du Banquet originel tout en faisant durer la scène jusqu’au petit matin, Élodie Petit permet à ses acteur·rices d’incarner physiquement les modalités d'expérience décrites par Platon. L’incarnation des personnages permet à des images du passé d’être expérimentées et vécues, au service de conceptions alternatives des plaisirs et des relations.
Folles / pendules !
Elizabeth Freeman nous apprend, dans l’ouvrage collectif dirigé par Renate Lorenz et intitulé Not now! Now! Chronopolitics, Art & Research que le point d’exclamation est un caractère plié à partir du latin io, un cri de joie. Le i s’est progressivement placé au-dessus du o, devenu point, transformant le mot en signe. Ce pli marque selon elle l’expression de sentiments puissants, de structures d’émotions et d’affects, « une force plutôt qu’une figure et une manière d’“être-dans-le-temps”24 ».
Le collectif Bædan, dans son Journal of Queer Time Travel s’intéresse lui au slash utilisé par Samuel R. Delany dans son texte Coming/Out25 pour faire trébucher la nouvelle signification de l’expression « sortir du placard » qui se diffuse dans la culture mainstream post-Stonewall. Tandis que « coming out » se référait à l’idée de faire sa première expérience homosexuelle et d’entrer dans le demi-monde queer de l’époque, la locution s’est transformée pour signifier « s’exposer à la société hétérosexuelle ». Pour Delany, cela marque la capture violente d’un idiome jusqu’ici réservé aux communautés LGBTQIA+. En plaçant un slash entre les deux mots, Delany vient saboter leur enchaînement et produire un délai dans leur lecture sous la forme d’une hésitation ou d’une reprise. Le signe marque sa volonté de résistance au glissement sémantique d’un marqueur de son histoire communautaire.
Dans son traité sur le « tournant temporel » de l’art contemporain26, Christine Ross affirme que l’art contemporain a rompu avec la conception moderne selon laquelle les beaux-arts, en opposition avec la littérature ou la poésie, n’étaient pas en mesure de représenter le passage du temps mais seulement de « saisir » l’instant. En se développant à travers une diversité de médiums (performance, installation, photographie, film) qui rendent tangibles les notions d'apparition, de durée et de contingence de l’action, l’art contemporain multiplie les rapports au temps, et reconfigure les relations entre public, œuvre et artiste par la temporalité. Les temps non-reconnus de la modernité (celui des femmes, par exemple)27 y sont représentés et défendus pour mener une attaque contre le temps linéaire et ses impératifs productivistes. Le passage du temps, nous dit-elle, est reformulé pour prendre en compte « l’expérience contemporaine de la non-productivité, de la fissuration, de l’allongement, de la ruine, de l’indiscernabilité, de l’indéterminabilité28 ».
La recherche de structures émotionnelles trans-temporelles et la volonté d’interrompre (ou de faire trébucher) le flot linéaire du temps téléologique apparaissent comme les deux polarités des chronopoliques queer contemporaines. Elles s’expriment dans les œuvres des artistes étudié·es ici à travers des suspensions, des longueurs, des répétitions, des compressions, des interruptions, des ellipses, des flashbacks et des anticipations. Tarek Lakhrissi, Claude Eigan, Nils Alix-Tabeling et Justin Fitzpatrick, Brandon Gercara et Élodie Petit s’attachent à scruter le temps productif du capitalisme, le temps-progrès du projet colonial et le temps hétéronomatif du système patriarcal pour y trouver des plis, des crevasses et des boucles dans lesquelles produire de nouveaux horizons politiques, à partir de leurs pratiques artistiques.