Alain Bublex
Au cours de cet entretien avec Catherine Francblin, Alain Bublex révéle en images ses principaux projets (réalisés ou pas, anciens ou à venir).
Alain Bublex est l’artiste qui imagine les objets auxquels vous avez échappé. N’a-t’il pas inventé et mis en circulation un prototype d’Aérofiat, la voiture qui aurait pu exister si la société Fiat s’était inspirée du profil aérodynamique de l’automobile des années 30 ? Mais, en réalité, l’objet produit intéresse peu Bublex. Ce qui l’intéresse, c’est de donner corps au moment qui vient avant, à ce temps de l’activité de recherche, pendant lequel l’œil et l’intelligence sont à l’affût, et que rien n’ayant abouti, tout est possible.
Catherine Francblin (CF) : Alain Bublex est né en 1961 à Lyon. Il est représenté à Paris par la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, où il expose depuis 1992. Toute présentation du travail d’Alain Bublex se doit de prendre appui sur un fait biographique particulier : le fait qu’il a été designer chez Renault. Ainsi toute une série d’œuvres autour de la voiture vont trouver un commencement d’explication, et comme la voiture est l’un des éléments centraux de sa réflexion artistique, on sera tenté de faire de cette référence la clé principale d’une approche de son travail.
Mais si Alain Bublex a d’abord travaillé comme designer chez Renault, c’est que, sortant d’une école d’art, il a choisi de pratiquer le métier d’artiste d’une manière particulière, en se défiant notamment de tout ce que transporte l’idée éthérée d’artiste et de création : de le pratiquer justement dans une relation à des règles, à un contexte, à un donné extérieur à l’artiste, qui détermine ce qu’on appelle les arts appliqués ; de pratiquer ce métier, en somme, dans une relation à la notion de programme.
Avec Bublex, la figure de l’artiste singulier s’estompe au profit d’une autre : la figure de l’inventeur. L’inventeur est un personnage fascinant, beaucoup plus intéressant à certains égards que celui de l’artiste. Il agit avec une conscience très forte de la réalité et en même temps avec une incroyable liberté par rapport à cette réalité, qu’il n’a de cesse de modifier et d’élargir pour l’adapter à ce qu’il croit être des besoins nouveaux.
Inventeur, Bublex invente une ville au Canada, mais une ville « réelle » constituée de tous les attributs des villes d’aujourd’hui ; il en construit les plans, en définit l’organisation administrative, rassemble ses archives historiques.
Inventeur, il invente la voiture qui aurait pu être commercialisée si le constructeur Fiat avait poursuivi dans la voie ouverte par l’automobile des années 30. Il invente donc une Aerofiat, et en produit le prototype, lequel va réellement circuler dans les rues de Cahors.
Mais souvent, aussi, ses inventions restent à l’état de projet : il les montre sous la forme de documents : photographies, schémas, plans, dessins…
La notion de prototype joue d’ailleurs un rôle intéressant dans son travail : le prototype n’est pas l’objet final, il constitue une étape intermédiaire et provisoire entre le projet et la réalisation du produit ; à ce titre il se situe sur le versant de « l’art à l’état de programme ».
Le programme détermine comme une route à suivre, mais cette route est pour Bublex un espace à part entière ; pas seulement un intervalle, pas seulement un vide entre deux villes, mais un lieu digne d’être donné à voir et à penser pour lui-même, comme l’indiquait son travail Ryder project, qui consistait à faire circuler un convoi de camions dans le paysage américain.
Les inventions de Bublex semblent fondées sur un principe d’inachèvement. Par là, elles se distinguent des produits qu’on associe aux arts appliqués, puisque, d’une part, elles ne sont pas destinées à être menées à bien jusqu’au stade de la réalisation (et encore moins de la commercialisation des objets) et que, la plupart du temps, d’autre part, les objets eux-mêmes ne dépassent pas le stade du projet. On pourrait ajouter qu’en outre, ses inventions n’ont aucune utilité, à l’instar des diverses Tentatives de record auxquelles il se livre depuis quelques années.
Nous allons donc traverser son travail à partir de la notion de programme et donner ainsi une lecture inédite, non chronologique, qui rend compte de son étendue, de sa « complexe diversité ». Par quoi, par quels projets vas-tu nous ouvrir la porte ?
Alain Bublex (AB) : L’image que je vous montre représente un bilan de ce que j’ai fait ces quinze dernières années. J’avais besoin d’une vision d’ensemble de ce que j’avais déjà produit, de manière chronologique depuis Glooscap. L’idée de programme arrive dans mon travail à la 4ème exposition à la galerie Vallois. Je parlais toujours de Glooscap, d’Aerofiat et des tentatives en les intitulant Projets, comme un terme générique. Pour la 4ème exposition, j’ai réfléchi à cette idée de projet. Un projet est évidemment un programme, c’est-à-dire la chose qu’on écrit avant, à laquelle on se tient ou non. Dans cette exposition, 3 programmes étaient montrés sous forme de dessins d’assez grands formats qui chacun donnait une liste d’opérations à accomplir pour arriver à un résultat. Ils couvraient trois champs d’investigation : l’architecture, la photographie et la restauration rapide. Le 1er projet partait de l’architecture du Centre Pompidou. Le bâtiment a été construit à partir d’éléments produits en petite série (boulons, barres de fer, etc.). J’ai donc imaginé qu’on poursuive la production de pièces en série pour produire d’autres bâtiments du même type. Le projet montre qu’on pouvait construire d’autres Beaubourg de tailles et de formes différentes de manière à ce qu’on puisse l’adapter à différentes villes et différents besoins. Les flèches rouges montrent comment les expositions pouvaient circuler d’un bâtiment à l’autre. Ce projet m’a ouvert le champ de l’architecture moderne et de ces projets laissés en suspens depuis le début du XXème siècle. Je me suis inspiré de Peter Cook, membre du groupe Archigram, qui proposait des projets qualifiés d’utopiques alors que, dans son esprit, ils étaient prêts à être produits (Walking city, Plug in city…).
Plug in city est composé d’une superstructure qui soutient l’ensemble de la ville où tous les éléments sont apportés de manière visible (tuyaux pour l’eau, l’air…). Les maisons sont composées de cellules qui se connectent à cette immense structure qui transporte les fluides. Nous sommes dans les années 60, au moment de la généralisation de l’électroménager, qui rend des services souvent complexes, à domicile. Peter Cook va plus loin et imagine qu’on puisse acheter une cuisine et la connecter directement à l’appartement. Quand la cuisine tombe en panne, elle est remplacée. De même, d’autres pièces s’ajoutent progressivement : une cellule chambre pour les enfants, un garage, etc. La ville devient alors souple et modulaire et se reconfigure constamment en fonction des besoins des habitants.
J’ai remarqué que ce projet a eu une suite, c’est la cellule préfabriquée Algeco. Plug-in city (2000) montre ce à quoi ressemblerait la ville si l’on utilisait ces cellules Algeco non seulement pour des besoins professionnels mais aussi pour des besoins domestiques. Les tuyaux bleus amènent de l’eau et les cellules se greffent sur les appartements existants un peu partout dans la ville, mais aussi sur des ponts, des infrastructures. Je réalise des photographies, sur lesquelles grâce à un programme informatique de dessin, j’ajoute des formes de géométrie et de couleurs précises pour concourir à l’illusion de la réalité. Les dessins ne sont cependant pas pixellisés, on voit donc le montage de manière évidente. L’idée apparaît assez rapidement de recréer ces pyramides inversées inspirées de Peter Cook comme on le voit sur ces piles de pont. J’ai montré ces constructions sur la Tour Eiffel et sur Beaubourg qui est le seul bâtiment descendant du travail de Peter Cook et du groupe Archigram. De là à penser que Beaubourg rejoigne la Tour Eiffel via cette prolifération des Algeco et on obtient presque la réalisation du plan de Peter Cook. Le dessin est de Peter Cook, j’ai simplement poursuivi son travail en le reprenant là où il l’avait laissé. Les images font référence à la photographie objective de l’école de Düsseldorf.
Les projets en chantier montre des chantiers de construction comme des possibles formes d’installations dans l’espace public. J’ai remarqué qu’à chaque fois qu’il y a un chantier, des gens s’arrêtent pour le regarder; le chantier a cette capacité d’attirer l’attention, comme si on regardait le monde en train de changer. On regarde quelque chose qui n’a jamais été tel qu’il est et qui ne sera plus jamais tel qu’on le voit, on regarde véritablement le présent.
Projet pour rendre à Lyon ses brouillards est une installation qui donne la forme d’un chantier dans l’espace public. Une grande barge, placée sur les rives du Rhône à Lyon, supportait un appareillage. Sur le trottoir se tenait un container abritant une salle de réunion de chantier, toujours fermée mais constamment éclairée. Le deuxième projet était situé place Saint Germain des Prés et était constitué du même type d’éléments. Dans le container se trouvait un certain nombre d’images montrant des structures appelées U.M.H. (Unités Mobiles d’Habitation). J’ai imaginé une solution pour loger les travailleurs du tertiaire, pour qu’ils puissent habiter en ville, à proximité de leur emploi. Comme on demande à ces travailleurs une grande mobilité, leurs appartements devaient pouvoir les suivre dans leur carrière professionnelle. Il s’agissait de poser des structures en travers des rues, qui pouvaient se monter et se démonter constamment. Ces structures sont inspirées d’un concours d’architecture d’un magazine californien des années 40 qui demandait de construire une habitation peu coûteuse pour les ouvriers nord américains. Taschen a édité Case study program à propos de ce programme composé de maisons à 8000 dollars inspirées d’architectes comme Hellwood, Eames ou Koenig. Dans le container, des images montraient le mode opératoire : construire une grue, retourner la flèche, démonter la grue, laisser la flèche en travers, ce qui forme un petit appartement entre les deux bâtiments. Deux étudiants renseignaient le public sur le projet.
Glooscap est la description d’une ville imaginaire. C’est un projet très minutieux où chaque donnée est redessinée intégralement à partir de recherches d’archives concernant l’histoire de l’Amérique du Nord. Un site réel a été associé à cette ville imaginaire à partir d’un grand dessin qui représentait la ville d’une façon très réaliste. Glooscap est le nom d’un dieu indien qui selon la légende officiait dans les parages. L’association d’un lieu réel à cette ville imaginaire a permis l’assemblage des archives de la ville, c’est-à-dire la description des évènements qui auraient pu concourir à voir une ville ressembler au dessin à cet endroit précis. C’est une sorte de court-circuit dans l’histoire locale et dans l’histoire de l’urbanisme qui aurait permis l’existence de cette conurbation.
CF : Le mélange de précision extrême et d’invention totale est fascinant. C’est justement le propre de l’utopie, qui se fonde sur une réalité et est décrite dans le détail.
AB : Cette ville n’est pas idéale du tout, elle est seulement imaginaire. Dans la phase d’élaboration du dessin, l’idée est de représenter une ville normale qui puisse exister. Ce principe de départ génère une série d’interdits dans le travail. De manière fascinante, le réel est toujours plus riche que ce qu’on imagine au départ et je suis toujours au dessous de ce qui existe dans le réel. Les villes construites à partir du 17ème siècle sont toujours plus incroyables et complexes, plus incohérentes et insouciantes que ce que je produis. L’histoire réelle des villes nord-américaines m’ouvre des champs plutôt qu’elle ne m’en ferme. Par contre, je me suis tenu jusqu’au bout à faire des choses plausibles, c’est pourquoi Glooscap est une ville qui s’inscrit toujours en second : elle est nord-américaine mais canadienne, elle possède un pont qui est le 2ème ou 3ème plus grand pont du monde, etc. Tout est proche du plus grand mais toujours en retrait.
De plus, cette suite d’archives constituait une trame narrative très forte qui prenait le dessus alors que pour moi, la fiction était loin d’être la donnée principale de ce projet. Je tiens donc à ce que dans les expositions de Glooscap un certain nombre de pièces dévoilent dès le départ la réalité de cette ville fictive. Le travail nécessaire à la conception de cette ville, le temps passé et les outils utilisés étaient à mettre en parallèle avec le temps passé et les outils des urbanistes à faire la même chose que dans le réel. Une centaine d’années avant moi, Tony Garnier avait lui aussi dessiné une ville avec les mêmes moyens que ceux que j’utilise. Au début des années 90, je dessinais avec des crayons, des pinceaux, de l’aquarelle, etc alors que lui dessinait une ville qui, à l’époque, allait être une solution hygiénique. Moi, je suis dans l’incapacité à me projeter dans un monde meilleur que le nôtre, ce qui, je pense, est significatif de l’état dans lequel nous étions au début des années 90. Ces villes tiennent lieu à la fois de réel et de projet. C’est ce que Rem Koolhaas a montré dans les années 90 à travers ses descriptions de la ville générique.
Ma première exposition à la galerie Vallois montrait le musée des archives de la ville de Glooscap ; deux ans plus tard, la seconde montrait l’office de tourisme. J’ai ensuite développé des plans thématiques et de très nombreuses photographies pour montrer la ville telle qu’elle était au moment où j’en parlais. Pour contrecarrer l’aspect idéal de cette ville, j’ai voulu en faire un portrait délabré, morose et déprimé. Dans cette pratique de photographie et d’indexation de ces photographies au plan de Glooscap, j’ai eu l’impression que je n’avais imaginé ce projet que pour me donner l’occasion de faire de la photographie.
C’est ce qui m’a conduit au projet suivant qui s’intéresse essentiellement à la photographie et prend comme point de départ l’appareil photographique. Lorsque les designers dessinent un objet, ils en dessinent l’usage et programment l’attitude que quelqu’un va avoir en l’utilisant. De même, j’ai dessiné les appareils photo que j’aimerais bien utiliser. Ces dessins sont relativement précis et s’orientent progressivement vers le numérique, qui apporte la possibilité de voir une image sur le site même de la prise de vue grâce au petit écran de contrôle de l’appareil. Cette caractéristique est essentielle dans ma pratique. Je me suis rendu compte que j’ai décidé de photographier des villes pour me donner l’occasion de m’y rendre. Pour moi, c’est le fait de faire la photographie qui est important. D’ailleurs, je n’ai montré que le cinquième des photographies que j’ai faite pour Glooscap. J’ai inventé un appareil qui sert à vous transporter sur place, mais qui vous dispense de cette conséquence superfétatoire qu’est l’image photographique elle-même. Cet appareil photo ne prend pas de photos mais son petit écran permet de voir, sur le site de la prise de vue, à quoi ressemble le monde en image. L’appareil affiche la dernière prise de vue et la supprime quand on prend la photo suivante. J’ai travaillé sur ce projet pour une exposition en Corée avec la collaboration de Samsung, qui en a réalisé une maquette, mais il est difficile de convaincre l’entreprise de produire un objet si ambigu, même si celle-ci dispose d’un programme d’aide aux artistes.
Une contrainte à la photographie est apparue rapidement dans les années 90: le regard des autres. Le photographe est devenue un personnage dangereux dans le paysage, qui vous vole une image. Dans ce contexte, j’ai imaginé un objet pour rétablir la confiance entre le photographe et son sujet. Il s’agit d’une voiture de service extrêmement voyante qui donne une légitimité à l’artiste qui photographie, au même titre que pourrait l’être un postier avec sa voiture clairement identifiée. J’ai donc peint ma voiture et lui ai adjoint tous les signes normalisés pour ce type de véhicule qui stationne sur la chaussée. La seule mention propre au photographe sur le véhicule était : « Arrêt soudain ». Cet objet crée un espace de liberté pour le photographe. Il transforme d’une part mon travail en une action visible dans le paysage et souligne, d’autre part, le respect et la confiance que confère l’uniforme dans une société inquiète et sécuritaire telle que la nôtre. J’ai imaginé un certain nombre d’interventions susceptibles de transformer le paysage. Ces actions ont été menées sans public, de manière anodine. Toutes ont une relation étroite avec l’automobile et le voyage. L’idée est d’introduire dans le paysage le signe de l’errance, l’incertitude et la mélancolie que l’on ressent quand on voit des gens avec des bagages ou un camion de déménagement dans un lieu qui, par ailleurs, nous est familier. C’est dans cet esprit que j’ai réalisé le projet Rider project : un parcours à travers le paysage nord-américain avec un convoi de camions de déménagement utilisés par les Américains quand ils déménagent.
La relation qu’on peut avoir aux paysages est ambiguë, nous utilisons le paysage, et dans le même temps nous le construisons. Nous sommes à la fois responsables et exigeants. L’ensemble de mon travail entretient une relation étroite avec le paysage.