Daniel Firman
Les entrepreneurs en quête d’idées innovantes devraient-ils s’inspirer des artistes ? C’est la thèse défendue par Christian Mayeur dans son livre « Le manager à l’écoute des artistes. Cultiver l’art d’entreprendre » qui paraîtra en novembre aux Editions Eyrolles.
Entrepreneur lui-même, directeur d’une entreprise de conseil en stratégies, Christian Mayeur est un amateur d’art contemporain comme il en existe peu. Sa connaissance du travail des artistes l’a, en effet, convaincu que ceux-ci s’inscrivent dans des logiques d’actions qui, bien que distinctes dans leur but, sont portées par la même capacité d’ouverture, d’invention et d’efficacité que les entrepreneurs devant faire face aux défis du 21ème siècle.
Amené à accompagner la transformation des entreprises, Christian Mayeur est ainsi conduit de plus en plus souvent à proposer la coopération d’artistes contemporains. Daniel Firman fut l’un de ces créateurs appelés par l’entreprise, non pas à produire une oeuvre, mais à développer de nouvelles attitudes, de nouveaux modes de penser.
Pourquoi, comment un artiste peut-il aider les entrepreneurs à faire émerger des idées nouvelles ? Pour le comprendre, les Entretiens sur l’art plongeront au coeur de la démarche de Daniel Firman et – en décryptant sa vision du monde, en analysant sa manière d’aborder les problèmes – tenteront de découvrir les raisons pour lesquelles la connaissance de l’art contemporain est, selon Christian Mayeur, une clé fondamentale de notre avenir.
Catherine Francblin (CF) : Nous recevons ce soir Christian Mayeur (CM), directeur de la société de conseil en stratégie « Entrepart », et l’artiste Daniel Firman (DF), avec lesquels nous discuterons la question de savoir si l’artiste peut servir de modèle pour l’entreprise.
Ce thème m’a été inspiré, non par une démarche d’artiste en particulier, mais par la démarche d’un manager, un chef d’entreprise, quelqu’un qui, a priori, fréquente assez peu les artistes : Christian Mayeur. Ce dernier est auteur d’un livre à paraître aux éditions Eyrolles: « Le manager à l’écoute des artistes. Cultiver l’art d’entreprendre ». Cet ouvrage est tout à fait étonnant car il révèle une très grande connaissance et un très grand intérêt pour l’art contemporain. Il s’agit également d’un livre très original dans la mesure où il invite les entrepreneurs à s’intéresser à l’art, non dans le but de leur exposer la philosophie et les vertus du mécénat ou dans le but de les exhorter à acheter ou exposer de l’art contemporain, mais pour les inciter à s’inspirer des démarches artistiques pour penser autrement, pour être plus performant et aborder de façon plus dynamique les questions qui se posent aux entreprises d’aujourd’hui, en quête d’idées leur permettant de relever les défis du XXIème siècle.
Christian Mayeur défend ici la thèse que, s’ils poursuivent des buts distincts, les artistes et les entrepreneurs s’inscrivent dans des logiques d’action assez parallèles, qui engagent pareillement la nécessité de s’ouvrir au monde, d’anticiper sur les événements, de prendre des risques. Cette passion que Christian Mayeur nourrit pour l’art contemporain l’a conduit à proposer aux entreprises qu’il est amené à conseiller, dans le cadre de l’activité d’Entrepart, à coopérer avec des artistes contemporains. Daniel Firman est l’un des artistes appelés à accompagner une entreprise dans ses désirs de changement, de régénération.
Daniel Firman est surtout connu pour ses sculptures spectaculaires, composées d’un mannequin à sa propre image, habillé des propres vêtements et qui porte sur le dos une accumulation d’objets hétéroclites savamment imbriqués. Nous avons vu ce type d’oeuvres dernièrement au domaine Pommery. Plus récemment, Daniel Firman a présenté à la Fiac, sur le stand de la galerie Alain Gutharc, une sculpture non moins spectaculaire, dans laquelle plusieurs mannequins aveuglés par le vêtement qui couvre leur tête dessinent ensemble une figure correspondant à une sorte de prise de possession chorégraphiée de l’espace.
Ce qui ne s’aperçoit pas immédiatement, si l’on s’en tient à ces images, est que le travail de Firman pourrait s’apparenter à celui d’un chercheur. C’est la raison pour laquelle son travail a semblé susceptible de stimuler une entreprise en manque d’idées. Christian Mayeur a fait appel à Daniel Firman pour sa manière de penser, une attitude susceptible d’intéresser une entreprise. Par exemple, les sculptures de Firman supposent une mentalisation du comportement de la personne porteuse de ces objets.
Christian Mayeur, votre livre dénote une grande connaissance de l’art contemporain ; il constitue une sorte d’initiation à l’art contemporain écrit par un amateur passionné. Quel a été votre formation, d’où vient votre intérêt pour l’art contemporain ?
CM : A l’origine, j’étais passionné par le dessin mais j’ai suivi des études de gestion. Je suis entré chez France Télécom, un grand groupe de services, dans des fonctions de back office et très vite j’ai participé à des projets de transformation de l’entreprise : transformer sa culture, ses relations avec son environnement, ses manières d’être. En parallèle, je me suis intéressé au mouvement du Land Art et notamment à l’oeuvre de Robert Smithson, à ses écrits sur l’entropie et plus particulièrement à sa réflexion sur les formes de l’ordre et du désordre. En m’intéressant aux transformations de l’entreprise, je me suis aguerri à regarder l’entreprise comme un ensemble de formes biologiques en transformation. J’ai ainsi fait l’expérience phénoménologique des sites de Smithson et me suis interrogé : qu’est-ce que vivre l’art et vivre ce processus de transformation ?
Le point commun entre un artiste et un entrepreneur, à bien différencier du gestionnaire, est tout d’abord une histoire de passion. Pour un entrepreneur, son oeuvre se confond avec sa vie, ce qui est assez proche de ce que vit un artiste. J’ai donc compris que l’on ne peut pas transformer l’entreprise sans transformer l’entrepreneur lui-même. Depuis quinze ans, je mène une réflexion sur cette relation et la première fois que j’ai osé en parler dans le cadre d’une conférence c’était pour expliquer que Joseph Beuys, par exemple, montre des voies de transformation possibles.
Pour moi, l’art a cette faculté d’aider les entrepreneurs et toutes les personnes qui veulent entreprendre. Je mes suis donc intéressé aux processus à l’oeuvre chez les artistes contemporains ; j’ai cherché à comprendre comment, aujourd’hui les artistes nous donnent des clés pour entrer en relation avec le monde et le transformer.
CF : Pouvez-vous nous donner des exemples de ce à quoi vous pensez en disant que les entrepreneurs peuvent s’inspirer de démarches artistiques ?
CM : J’observe que certains entrepreneurs envisagent l’entreprise comme un ensemble de structures de production alors qu’aujourd’hui la vraie valeur réside dans le service, dans la capacité à créer des expériences qui vont générer des émotions chez le client et le conduire à partager une expérience avec l’entreprise. Par exemple, je présente des oeuvres de Parreno pour faire comprendre ce qu’est un environnement relationnel (cette réflexion est très influencée par l’esthétique relationnelle telle que la décrit Nicolas Bourriaud) et comment celui-ci permet de faire partager des expériences qu’elles soient physiques, réelles ou virtuelles. L’intérêt du travail de Parreno est de permettre à des personnes de décrypter la réalité et de réinventer leur propre langage.
CF : Mais qu’est-ce que l’entreprise vous demande pour que vous répondiez Parreno ?
CM : Prenons l’exemple des Assedic en région parisienne dont l’offre de service est d’indemniser des demandeurs d’emploi. J’ai eu la chance de rencontrer le responsable de ce service administratif, un homme très innovant qui présente sa fonction comme un rôle social. Son intérêt est que les chômeurs retrouvent au plus vite un emploi pour que cela coûte moins cher. Nous avons travaillé avec ce responsable en nous immergeant dans le site de l’Assedic. J’avais en tête des analyses des formes d’expérience-client travaillées à partir de Parreno. Nous avons alors fait un diagnostic des formes de service pour lui présenter les situations vécues par les clients de ces Assedic et lui montrer qu’elles étaient très éloignées de ce qu’il cherchait, à savoir passer d’un service administratif à un service d’accompagnement des clients dans leur recherche d’emploi. Nous avons donc fait comprendre au dirigeant que, pour concrétiser ce changement il fallait transformer l’environnement de son service. Ce conseil a donné lieu à des travaux qui ont conduit à un changement complet de l’espace, de l’univers relationnel. Notre proposition était clairement inspirée du travail de Parreno.
Nous avons ainsi reconstruit ce qui s’appelle désormais des « espaces emplois ». Ce changement a été rendu possible grâce à l’art qui a fait changer les représentations des dirigeants.
J’ai un autre exemple, à partir de la personnalité d’Alain Bashung lequel a travaillé avec la plasticienne Dominique Gonzalez-Foerster. Alain Bashung est auteur, compositeur et interprète et représente l’archétype de l’entrepreneur du XXIème siècle : quelqu’un qui sent, écoute, et crée un mouvement, une harmonie autour d’un objectif. Il travaille sur le désir. Ainsi, un point commun entre l’artiste et l’entrepreneur est que même s’ils échouent plusieurs fois, ils rebondissent car ils ont toujours un désir profond, un esprit d’ouverture et une capacité de questionnement. Bashung a travaillé avec Dominique Gonzalez-Foerster sur son spectacle en lui disant qu’il ne voulait pas des clichés du Rock’n Roll. Il lui a ensuite laissé le champ libre pour qu’elle exerce son propre désir d’artiste. L’entrepreneur est celui qui fait advenir une nouvelle réalité, non un homme de pouvoir, mais de puissance qui transforme le monde : autre point commun entre l’entrepreneur et l’artiste.
CF : Vous ne répondez à la question qui est de savoir ce que l’artiste peut apporter à l’entreprise. Vous citez deux artistes qui travaillent ensemble, ce qui est très courant, mais comment se crée la synergie entre un artiste et une entreprise ?
CM : Je reviens à la question du désir, par rapport à Bashung car, dans un monde qui bouge, où les entreprises doivent se transformer et apprendre à travailler dans des temps différents, où l’innovation se fait de plus en plus de manière diffuse à tous les échelons de l’entreprise et de plus en plus dans la réalité du terrain, l’entrepreneur a tout intérêt à développer chez lui et autour de lui le désir d’entreprendre, de se développer et d’innover. Or l’intérêt de travailler avec un artiste c’est qu’il est toujours en questionnement, prêt à tout changer jusqu’au dernier moment.
En rencontrant les artistes, les entrepreneurs comprennent qu’ils doivent adopter la même attitude : ouvrir toutes les voies de l’innovation, s’inscrire dans leur environnement, apprendre à se questionner en permanence. Donner une place au désir, permet cette ouverture. Les entreprises innovantes fonctionnent de cette manière là. J’ai remarqué, dans le cadre de mes recherches en Californie, que les entrepreneurs américains laissent une place plus importante au désir que les Français.
CF : Vous adressez-vous plutôt à des entreprises de service qui travaillent avec l’immatériel ?
CM : Nous nous adressons également à des entreprises industrielles, mais nous avons cette volonté daller vers une dimension de services en démontrant l’utilité de l’ouverture sur l’environnement, du développement de la valeur immatérielle, de penser la globalité de l’expérience client en se demandant comment intervenir dans la vie de leurs clients, en s’inspirant de méthodes artistiques, pour amener les entrepreneurs à comprendre la globalité des problématiques de leurs clients au-delà de leurs produits.
Aujourd’hui, dans un environnement concurrentiel, une grande part de l’innovation réside dans la manière dont on crée un environnement de consommation du produit. Par exemple, pour vendre une voiture aujourd’hui on vend plus un mode de vie qu’un véhicule. Nous amenons donc à penser : service immatériel et échelle de temps. Il s’agit d’amener une entreprise au-delà de ses limites habituelles. Ainsi pour atteindre un certain niveau d’innovation, on doit pousser les limites physiques ou se placer dans des environnements différents. Pour faire comprendre ce principe, nous présentons par exemple le travail de Michaël Heizer qui amène à vivre dans un autre environnement et à percevoir une autre dimension du monde. Lorsque l’on se trouve dans une oeuvre de Heizer on ne sait plus dans quel temps on se situe. L’expérience de son oeuvre amène des entrepreneurs à réfléchir sur de longues périodes.
Pour aborder avec les entreprises le rapport aux technologies (qui peuvent passionner mais aussi effrayer) je présente le travail de Frank Stella, grâce auquel on comprend mieux comment la technologie nous habite et nous transforme, comment elle nous aide ou nous ébranle. Lorsque je prends l’exemple de l’oeuvre d’Orlan c’est pour traiter de toute la dimension de l’autre. Connaître son travail permet aux entreprises de comprendre que souvent l’autre est un client. Or les techniques classiques de marketing qui consistent à cibler les clients, à les catégoriser, ont peu d’intérêt car le client change. En travaillant à partir de l’autre, on aborde la dimension de mystère de l’autre. Nous travaillons également la dimension de l’autre, de la coopération, de l’entente dans une équipe. Nous travaillons aussi sur d’autres dimensions très importantes, celles de l’ordre et du désordre, ou celle de la responsabilité environnementale. Robert Smithson permet de faire percevoir à des dirigeants d’entreprise la dimension du temps : le temps de l’événement, de la maturation, opposé au temps chronologique, au temps du gestionnaire.
CF : Daniel Firman est surtout connu pour ses sculptures, mais il nous a présenté en introduction son film « Takette Maluma », qui indique une démarche plus expérimentale. Pourquoi avez-vous choisi d’introduire votre travail par ce film ?
DF : Je travaille depuis longtemps sur des dimensions mentales. J’ai collaboré avec des scientifiques et plus récemment avec Christian Lacroix. J’ai voulu présenter ce film en introduction de cette conférence car il montre que j’ai parfois le besoin de travailler avec d’autres personnes. Nous essayons ici de voir comment travailler différemment en entreprise, comment percevoir le monde autrement et la vidéo « Takette Maluma » est une interprétation subjective d’une de mes pièces plus connue, appartenant à la série des « sculptures performance ». Ce qui m’intéressait dans ce travail était de voir comment créer une extension au travers du langage visuel, comme la danse contemporaine. Mon protocole de sculpture se nourrit effectivement d’autres disciplines comme la danse ou l’architecture. Dans mon travail j’utilise souvent la notion de l’objet porté, auquel on s’adapte, un objet lié à la notion d’encombrement, de surcharge physique et psychique, d’encombrement mental et corporel qui fait référence à notre société contemporaine. Dans ce film, je cherche à comprendre comment enregistrer des formes. Suite à l’invitation de faire un projet avec un danseur, j’ai demandé à un danseur de transcrire ce que je lui communiquais par téléphone portable, lors d’une intervention à la galerie Alain Gutharc, alors que je n’étais pas présent sur les lieux. L’intérêt était de travailler sur la dimension du récit, du langage et d’interroger le registre des formes. Ce projet est basé sur une réflexion autour du langage, d’où le titre de cette performance « Takette Maluma » qui vient d’un sémiologue allemand Kohler, qui a réalisé en 1926 une expérience montrant que, dans toutes les ethnies, le langage comprend une dimension angulaire : « Takette » et une dimension arrondie : « Maluma ». Ce phénomène se retrouve chez les architectes que l’on caractérise de « Takettien » ou de « Malumien ». J’ai donc cherché à utiliser cette notion du langage à distance et j’ai décris au danseur ma sculpture, objet par objet, en lui communiquant un sentiment sur l’objet. La performance s’est déroulée en temps réel. Le danseur s’est laissé porter par le langage et a proposé des formes différentes du geste décrivant l’objet initial.
Je vais maintenant vous présenter un exposition qui date de 2000, « Scattering / Gathering» (dispersion/ rassemblement) réalisée au Château de la Napoule, dans le cadre d’une résidence. Cette exposition est partie d’un texte célèbre d’un chercheur travaillant sur des données comportementales complètement archaïques, liées au corps, et qui datent de la nuit des temps : ramener un objet à soi ou au contraire l’éloigner. J’ai utilisé ces deux propositions comportementales pour développer deux sculptures. J’ai défini un protocole pour matérialiser l’espace du corps dans l’espace avec de l’argile et j’ai fixé cet enregistrement du mouvement du corps dans l’espace. Ce mouvement s’est matérialisé dans une énorme motte de terre dans laquelle on pouvait pénétrer, comme dans une sorte d’igloo. On pénétrait ainsi dans un espace qui n’était pas le sien.
Il y avait plusieurs propositions dans cette exposition. La première était ce corps solide dans l’espace. Autre proposition : une enveloppe de terre liquide ; il s’agissait d’une expérience sur les limites du corps sur trois plans : frontal, latéral et horizontal. Le corps allait chercher, simplement avec la main droite, tous les volumes accessibles, définissant ainsi une espèce de champ opératoire.
Une autre partie de l’exposition, qui fonctionnait comme un work in progress, montrait l’intérieur de l’igloo en terre, moulé en plâtre, sorte de forme négative révélée de l’espace habité par le corps.
Dans cette exposition apparaît la première sculpture « gathering » avec tous ses objets. J’ai essayé de porter le plus grand nombre d’objets sur le corps, en faisant ce mouvement de « gathering ». Au départ l’expérience prenait la forme d’une performance que je fixais par la photographie, mais j’ai remarqué une déperdition par rapport à la présence physique de l’objet. Cela m’a donné envie de procéder à un moulage de mon corps. Ce qui m’intéressait c’était de voir les implications de cette construction dans laquelle l’accumulation résulte de la négociation, où les objets s’imbriquent d’eux-mêmes, où rien n’est attaché, contrairement aux accumulations des Nouveaux Réalistes. Ce qui rejoint une autre réflexion sur les espaces dans les systèmes urbains, lesquels sont créés par défaut. Ces sculptures fonctionnent en effet par défaut : ce qui ne tient pas s’auto-élimine.
Cette exposition a été suivie d’un autre projet « Scattering / Gathering » présenté à La Chambre blanche à Québec. Le projet consistait à faire une oeuvre in situ, car à Québec les artistes ont une relation importante avec l’espace. J’ai donc décidé d’entretenir pendant un an une correspondance téléphonique avec Lisanne Nadeau, la directrice du lieu, pour qu’elle me décrive de manière précise ce lieu : les textures, les objets, les matières, les couleurs en ayant comme contrainte de ne jamais me donner une dimension métrique afin d’entrer dans une vraie relation mentale. Ainsi, elle m’indiquait le temps nécessaire pour traverser une salle, combien de personnes pouvaient entrer dans le couloir, des éléments qui sont de l’ordre de la mémorisation. Cet échange a donné lieu à une installation dans l’espace. Pendant un an, j’ai redessiné, reformulé ce lieu selon les descriptions. Ce lieu s’étend sur deux niveaux : au rez-de-chaussée se situe l’espace d’exposition et au deuxième étage le lieu de résidence de l’artiste. Le visiteur ne pouvait pas vérifier l’écart entre ce que j’avais compris et la réalité. Le rez-de-chaussée a été reconstitué de façon virtuelle ; le visiteur se déplaçait à l’aide d’une souris et d’un clavier dans un espace redessiné et donc virtuel. Il entrait ensuite dans une partie privée, la résidence de l’artiste, où les gens pouvaient déambuler dans un espace raccourci, déformé : comme un espace mental, redessiné par la mémoire.
CF : Pour revenir à la sculpture présentée à la Fiac, comment est-elle construite ?
DF : Cette pièce est inspirée de ce que l’on appelle le « contact improvisation » créé par un danseur dans les années 70 aux Etats-Unis. Il a inventé une danse dans laquelle les danseurs restent en contact en permanence. J’ai utilisé cette notion dans cette sculpture, mais l’idée était aussi de danser avec moi-même. J’ai décidé d’une première position dans l’espace, laquelle a donné lieu à un moulage. Je suis ensuite monté sur le moulage et l’ai tenu en équilibre. Ainsi, grâce à cette répercussion du vivant sur la sculpture, j’ai pu vivre une sorte d’exploration spatiale de moi-même dans l’espace. C’est ce qui donne une impression d’étrangeté à l’oeuvre, car elle projette quelque chose qui n’a pas existé. C’est une accumulation de plusieurs gestes l’un sur l’autre.
CF : Pouvez-vous dire aussi quelques mots de votre exposition « Push pull » à la galerie Edouard Manet à Genevilliers, en avril 2005 ?
DF : Dans cette exposition, je posais la question du geste inversé (d’où le titre « Push Pull », utilisé en management). Dans la première salle, j’ai confronté deux objets : l’un écrit et l’autre physique. L’objet écrit est la reprise inversée d’un slogan que l’on connaît tous : « Just do it ».. J’ai effectué une inversion et posé la question « Did you do it ? ». Au centre de la salle d’exposition, j’ai réalisé un objet avec l’aide de l’ONERA (l’Organisme National d’Études et de Recherches Aérospatiales), qui a observé que le mont K2 était relativement invisible, indétectable depuis l’espace tant ses courbes et pointes étaient furtives. J’ai souhaité collaborer avec cet organisme pour deux raisons : ils avaient des données de l’objet que je voulais réaliser et ils avaient la capacité d’en faire une sculpture minimaliste. Le K2 est le deuxième sommet après l’Everest le plus difficile à atteindre pour le commun des mortels. L’ONERA l’a modélisé et la modélisation présente une réponse physique du sommet. Cette montagne qui n’est visible que par des radars, puisque sa hauteur, sa topographie ne permet pas d’en prendre la mesure, est ainsi cernée. J’ai demandé à l’ONERA de me redessiner de manière extrêmement simple le K2 dans une toute petite taille. Il a donc été modélisé comme s’il était furtif. Réalisé en acier inox poli, il réfléchit la phrase dans l’exposition. Soudainement, les deux choses génèrent une sorte de chaos et il n’est plus possible de lire le message inscrit sur les murs. Une cible illustrait de manière très efficace la notion de « Push pull ». Le visiteur pouvait également découvrir un « Gathering » intitulé « Color Safe », pièce réalisée pour une exposition intitulée « Extra ! » présentée au Swiss Institute-contemporary art de New York. C’est une sculpture qui rassemble des objets récoltés dans le quartier où je vivais, à Brooklyn. L’idée était de présenter en contrepoint de la première salle, où se situait plutôt du texte, le corps pris dans un encombrement faisant référence à l’environnement urbain. L’objet de cette exposition était de montrer, dans un esprit de « Push Pull », les relations que nous entretenons avec l’utopie de la nature et avec la dimension urbaine. Pour finir le visiteur arrivait dans une salle où il découvrait un geste dansé proposé par un double moulage avec, en fond, les images des Alpes suisses, avec le lac majeur et le Monte Verita, qui a été un lieu d’utopie très important car il a reçu les dadaïstes puis des gens affiliés au mouvement du Bauhaus. Ce lieu, créé fin du XIXème siècle, début du XXème siècle par Rudolf Von Laban, un industriel belge, a donné naissance à la première école de danse contemporaine et fut l’un des premiers lieux communautaires ; certains disent qu’il aurait accueilli le premier rassemblement hippie du XXème siècle. Pour faire un retour rapide à cette période, j’ai demandé à l’une de mes amies de reproduire le pas de danse légendaire de Mickaël Jackson quand il s’attrape les parties génitales, comme une sorte d’archétype contemporain, complètement absurde à côté de la génialité de créer un lieu consacré à la danse. Le visiteur est donc confronté à une sorte d’image de magazine.
CF : Christian Mayeur, pouvez-vous maintenant nous expliquer comment une entreprise faisant appel à Entrepart peut être amenée à évoluer grâce à sa découverte du travail d’un artiste ?
CM : Notre objet est d’accompagner des entreprises dans leur transformation et nous cherchons tout d’abord à comprendre, de l’intérieur, leur problématique. Nous devons donc établir une mise en confiance de l’entreprise. Dès qu’on perçoit un intérêt pour le changement et l’innovation, nous essayons d’introduire des méthodes inspirées de l’art contemporain ou de faire directement intervenir des artistes. Je vais vous présenter trois exemples de projets.
Le premier est l’exemple du groupe Mercure. Nous travaillons en effet avec le directeur du marketing sur la problématique de la tradition. Je connaissais l’oeuvre de Kimiko Yoshida, artiste japonaise, qui avait travaillé sur cette problématique dans la mode en cherchant à réconcilier la tradition et la contemporanéité. J’ai donc proposé de faire une expérience in situ avec Kimiko Yoshida. Nous avons organisé avec les patrons de Mercure Europe un séminaire dans l’un de leurs hôtels particulièrement kitch, le Mercure Royal de Bruxelles. Nous avons alors réfléchi à la transformation de l’espace dévolu à l’expérience des clients, via une approche très japonaise : la soustraction. Des ateliers avec l’artiste ont été programmés, ce qui a eu un impact certain dans le groupe puisqu’ils ont décidé d’étendre ce type de démarche et qu’ils parlent désormais d’un « effet Kimiko ». Cette expérience était une approche plutôt sensible.
Avec Daniel Firman, l’approche était plus conceptuelle. Le Crédit Agricole nous a demandé d’organiser des rencontres d’envergure avec tous les responsables de formation. Il s’agissait d’amener ces derniers à réfléchir sur comment faire autrement, comment imaginer des progrès de formation adaptés au mode d’être du XXIème siècle. Nous les avons fait travailler avec un matériau banalisé (du film étirable pour palette, de différentes couleurs). L’idée était d’amener les participants à utiliser un langage de formes pour parler de leur projets.
DF : J’ai choisi ce matériau car il appartient au langage de la bureautique. Les participants disposaient de 20 minutes pour générer dans l’espace l’équivalent de leurs projets qui ne sont que mots, concepts, stratégies, etc. Ils devaient travailler sur une notion d’équivalence pour faire un retour à l’art. Soudainement, il y a eu une sorte d’effervescence créative parmi les groupes de travail composés de 10 personnes. A un moment donné, ils se sont retrouvés dans un chaos extraordinaire, fait de choses incompréhensibles et ce qui m’intéressait c’était justement de provoquer un processus inverse. On dit en effet souvent que l’art est incompréhensible et je leur ai alors posé la question de la signification de ce qu’ils venaient d’assembler et de créer. Ils se sont alors rendu compte que ce qui leur semblait évident : ici un réseau, ici une ramification, était loin de l’être. En insistant sur cette notion d’équivalence , il devenait très facile de leur expliquer qu’une oeuvre d’art fonctionnait de façon assez similaire. Ils ont alors compris que le problème de l’art n’est pas qu’une question d’esthétique, mais aussi de contenu et de geste.
CM : Le troisième exemple est une collaboration entre la direction générale de Pas-de-Calais habitat, organisme d’habitat social, et l’artiste Jean-Claude Desmergès (JCD). Il s’agissait d’améliorer la qualité de vie dans l’habitat, changer le regard des habitants sur leur propre quartier et, de manière plus complexe, imaginer un quartier comme un ensemble vivant.
Jean-Claude Desmergès a réalisé un film à partir d’un regard subjectif qui met en évidence le vide relationnel et symbolique des résidences. Ensuite, un atelier intitulé « Habiter l’autre » a invité chaque membre de l’équipe de direction à «fictionner le réel » pour investir les rôles des protagonistes du tissu relationnel de l’espace urbain.
JCD : Il s’agissait tout d’abord de faire réagir à partir d’un film que j’ai réalisé. Ce film est le résultat de l’expérience physique de marche dans des cités. J’ai traversé, pénétré et ouvert des espaces que je ne connaissais pas et j’ai rencontré des médiateurs, des habitants qui m’ont invité à venir voir leur intérieur. A travers ce film, j’ai donc essayé d’aborder les différences entre une vision abstraite de l’espace, telle que se la forme habituellement des dirigeants, et une vision latérale qui entre dans l’espace ambiant, un espace de l’ordre du vécu. L’idée était de faire réagir les directeurs d’HLM en leur montrant la réalité de ces cités puisqu’ils ne la connaissent pas car ils n’y vivent pas. Nous avons donc réfléchi sur comment habiter autrement, comment habiter l’autre autrement, en tant que personne et comment se mettre dans la peau de l’autre.
Le film explore les circulations entre les immeubles, les habitants, jeunes et vieux, les objets symboliques (boîtes aux lettres, abribus…) et fait apparaître un certain vide relationnel. Après la projection du film en début de séminaire, les directeurs de l’entreprise expriment leurs réactions par rapport à cette présentation de « formes de vie ». Ensuite, ils utilisent des matériaux (peintures, plâtre, bois, fil de fer…) pour construire la maquette d’une résidence d’habitat où les relations entre personnes, objets symboliques, bâtiments, espaces de détente et de jeux, voies de circulation seraient harmonieuses. Dans le cadre fictionnel qu’ils ont été invités à fabriquer et à mettre en scène, les dirigeants jouent les rôles des habitants d’une résidence idéale mais aussi « d’objets pensants » avec lesquels ils sont en relation au quotidien, pour donner forme à leurs relations et rendre visibles tous les flux invisibles – fonctionnels, émotionnels et esthétiques – qui contribuent à la qualité de la vie dans un lieu d’habitat. Ainsi, les membres de l’équipe de direction jouent des scènes de dialogues entre un habitant et son voisin ou son boulanger, mais aussi avec sa boîte aux lettres ou son abribus, qui symbolisent des liens avec l’extérieur et pour l’occasion se mettent à parler par leurs voix. Ce jeu entre formes de langage et formes plastiques conduit les dirigeants à combiner l’intelligence de leur métier avec leurs capacités d’intuition et de création et fait émerger une vision globale de nouveaux rapports entre l’entreprise, son service, ses clients et son environnement. (Extrait de www.entrepart.com)