Gilles Barbier
Né en 1965 au Vanuatu, Gilles Barbier a étudié les beaux-arts à Marseille où il vit toujours. Son oeuvre, inventive, joyeuse et protéiforme, emprunte aussi bien à la philosophie de Deleuze et Guattari qu’à la bande dessinée ou à la science-fiction.
Découvert alors qu’il réalisait à la gouache des copies grand format de pages de dictionnaire, il a créé au cours des années 90 toute une famille de clones en cire à sa propre image qui proposent, sous la forme burlesque, une méditation sur le corps menée par quelque savant fou. Dessinateur hors-pair, Gilles Barbier réalise aussi depuis plusieurs années d’immenses dessins sur fond noir qui illustrent ses conceptions de la réalité et de l’individu contemporain, soumis à des désirs multiples et contradictoires.
Au cours de ces « Entretiens sur l’art », Gilles Barbier présentera les principales étapes de son travail, en compagnie de l’un des meilleurs et des plus anciens connaisseurs de son travail : Jean-Yves Jouannais, critique d’art, écrivain et commissaire d’expositions.
Catherine Francblin (CF) :
Né en 1965 au Vanuatu, Gilles Barbier a étudié les Beaux-Arts à Marseille où il vit et travaille. Découvert alors qu’il réalisait à la gouache des copies grand format de pages de dictionnaire, il a créé au cours des années 1990 toute une famille de clones en cire à sa propre image qui proposent, sous différentes formes, plus ou moins burlesques, une méditation sur le corps, le langage, le réel, celui-ci étant représenté par une tranche de gruyère par exemple.
Il y a un certain temps que je souhaitais inviter Gilles Barbier mais j’avoue avoir tardé à le faire en raison de quelques appréhensions tenant à la difficulté d’aborder son oeuvre, tant celle-ci semble se dérober au type de discours relativement raisonnable et synthétique que nous tentons de tenir ici.
L’oeuvre de Gilles Barbier se caractérise en effet, non seulement par une très grande diversité de moyens (photo, vidéo, peinture, sculpture, dessin – ce qui est fréquent chez les artistes contemporains), mais aussi par une grande hétérogénéité des références : on l’entendra aussi bien s’appuyer sur la philosophie que sur la science fiction, les mathématiques, la littérature ou le cinéma.
Mon inquiétude tenait aussi au fait que ses oeuvres m’ont toujours parues totalement engluées dans le langage. L’oeuvre n’est pas séparable de cette parole profuse, riche, interminable, -pour tout dire intimidante – qui envahit les dessins, les sculptures, les objets eux-mêmes, mais qui se déploie aussi hors de ceux-ci, dans les entretiens, les films etc. Cette parole est si essentielle pour Gilles Barbier que lorsqu’on préparait cette soirée, il imaginait qu’on aurait pu parler de son travail sans en montrer les images. Elle est importante au point qu’il dit parfois que son véritable projet est de raconter des histoires.
Parole intimidante, parfois absconse, qui procède par raccourcis vertigineux et recourt à un vocabulaire issu du langage pseudo-scientifique, pseudo-médical, emprunté aux revues scientifiques, avec leurs schémas, leurs planches d’anatomie…
Ce langage se retrouve dans la dénomination des objets bizarres qui peuplent son univers : la porte de téléportation, les correcteurs de réalité, les poches d’existence… et dans les titres qu’il donne à ses oeuvres : « Polyfocus », « Anatomie trans-schizophrénique… ».
Mais il y a une autre manière d’aborder le travail de Gilles Barbier qui consiste à l’aborder comme on lit un ouvrage de science fiction et donc à ne pas prendre ses discours totalement au sérieux, mais comme une hypothèse. De fait, c’est cette lecture, plus débridée et joyeuse, que les oeuvres nous proposent lorsqu’on les regarde. Nous en avons eu un avant goût dans le film dans lequel Gilles Barbier décrit son activité comme consistant à faire des trous et à les reboucher – ou montrant une main gantée de chirurgien farfouillant dans les trous d’un morceau de gruyère.
Avant de laisser Gilles Barbier nous présenter en images et nous commenter quelques unes de ses oeuvres, Jean-Yves Jouannais, quels ont été tes premiers contacts avec l’oeuvre de Gilles Barbier et comment son travail s’est-il retrouvé en résonance avec tes propres préoccupations intellectuelles ?
Jean-Yves Jouannais (JYJ) :
Nathalie et Georges-Philippe Vallois m’ont parlé d’un artiste qui avait entrepris de recopier le Larousse de 1965 qui est d’ailleurs l’année de naissance de Gilles Barbier. J’étais très intimidé lorsque je l’ai rencontré à Marseille, en 1995 et pourtant j’ai passé une journée extraordinaire. Nous avons partagé nos passions pour Alfred Jarry, les Incohérents, les fumistes, les pré avant-gardes de la fin du XIXème sciècle. Notre rencontre m’a beaucoup rassuré et conforté dans l’idée quemon travail sur l’infamie pouvait avoir une raison d’être. A l’époque je préparais l’exposition « Histoire de l’infamie », sorte d’hommage à Borges, pour la biennale de Venise.
Pour Gilles Barbier comme pour moi, les pensées naissent sur un substrat éminemment littéraire. Gilles Barbier a commencé en 1993 à copier le Larousse et je voulais parler de deux auteurs : Flaubert et le Suisse Amiel. Flaubert est l’auteur de Bouvard et Pécuchet, une référence importante pour Gilles Barbier. Roman inachevé, il raconte l’histoire de deux personnages dans un premier temps grotesques, ridicules et imbéciles qui décident de s’attaquer aux montagnes de la science et de la connaissance. Evidemment, chaque expérience se solde par un fiasco et d’après ce que nous a laissé Flaubert dans quelques brouillons, ils sont démunis devant l’impossibilité de comprendre, d’acquérir une connaissance claire du monde et de l’univers et ils finissent par se réfugier dans la copie : un travail certes littéraire puisqu’il s’agit d’écriture, mais débarrassé de la notion et de la nécessité d’invention, de création, de subjectivité. C’est en ce sens que le travail de Gilles sur les pages de dictionnaire résonne parfaitement. Il copie le dictionnaire le weekend, à un moment où il est dénué d’idée, d’inspiration. Il cantonne son exercice à la simple copie de pages existantes.
Amiel est un auteur qui ambitionnait d’être philosophe et qui a laissé un journal pathétique, dont on peut rire à chaque page, et en même temps il est très touchant. Amiel s’est battu toute sa vie pour savoir qui il était, il a rêvé de reformer la philosophie et d’y intégrer toutes les sciences : géologie, astrophysique.
Autre résonance en art contemporain : Gérard Collin-Thiebaut a copié l’Education sentimentale dont Flaubert disait que son objectif était d’écrire un roman sur rien. Quelques années plus tard il entreprit de recopier le journal d’Amiel. Ainsi, se pose la question de la subjectivité évacuée de l’acte de la copie.
Je trouve intéressant de voir comment Gilles Barbier, en recopiant une page de dictionnaire devient artiste à son insu puisque par la copie il veut révoquer cette figure du créateur, de l’inventeur, celle de l’artiste agi par les muses. Paradoxalement, c’est par ce biais de la non invention qu’il devient artiste.
Je voulais enfin parler d’une des obsessions de son travail : la figure du ver. Or, un dictionnaire fonctionne comme un ver dans la langue. On pourrait penser que, comme la langue française existe depuis des centaines d’années, le dictionnaire soit devenu un ouvrage énorme. Pourtant, d’année en année, l’édition du Larousse reste au même format, ce qui est bien la preuve que le dictionnaire avance dans la langue comme un ver avance dans la terre : il absorbe les créations de langage, les nouveautés et chie les archaïsmes, de manière simultanée. Ainsi, dans le terrain de la langue, le dictionnaire creuse une galerie dont la trajectoire est complètement arbitraire. C’est par ce biais apparemment neutre, objectif et scientifique, que Gilles Barbier entre vraiment dans la catégorie de l’invention.
CF : Gilles, pourquoi as-tu commencé ce travail de recopiage ?
GB : Quand je suis sorti des beaux-arts, au début des années 90, tout le monde déprimait, c’était la fin de l’art. Comme l’artiste ne pouvait rien faire qui n’ait été déjà fait, je pouvais faire ce que je voulais. J’ai donc décidé de faire n’importe quoi, oui mais quoi ? Le plus simple était de se donner une petite contrainte : chaque jour de la semaine se consacrer à une activité et le dimanche à quelque chose d’assez simple qui ne demande pas trop d’inventivité, qui soit juste une perte de temps qui ne soit pas intéressant. J’ai tout de suite eu plus d’idées pour le dimanche que pour le reste de la semaine. J’ai alors pensé copier des trucs, des oeuvres d’art mais cela se faisait déjà depuis longtemps. J’ai donc décidé de copier un document et le Larousse est tellement gros que je savais que je ne pourrais jamais finir de le copier. En fait, je me suis mis à copier le Larousse tous les jours et cette activité a, dès 1993, pris tout mon temps. Ce qui est marrant, c’est la façon dont les gens ont envie de voir l’art, car je n’ai pas choisi de copier l’édition du Larousse de l’année de ma naissance. En fait, j’ai copié la version de 1966, ce qui déçoit souvent les gens. Par ailleurs, j’ai vérifié et les deux éditions sont les mêmes !
CF : Connaissais-tu à cette époque le livre de Fournel qui n’avait pas de corps réel mais des entrées par notes ?
GB : Lorsque j’ai développé ce travail le dimanche, je savais que ce serait une activité peu excitante. J’ai donc trouvé des tactiques pour rendre ce travail plus excitant. Je connaissais le système d’enrobage de Fournel et j’ai commencé à faire des erratas, des réductions.
CF : Comment ce travail s’articule t-il avec les pièces que tu réaliseras ensuite ? La copie est-ce une bonne piste pour comprendre ton travail ?
GB : Oui, car les clones sont également des copies. J’ai également recopié le manuel du logiciel Photoshop, ce qui m’a pris 2 ou 3 mois de travail. Au bout d’un moment, j’ai rassemblé un corpus d’oeuvres et naturellement les gens m’ont demandé de leur donner une signification, j’ai donc réfléchi aux raisons pour lesquelles je copiais et, à l’époque, je ne me souvenais même plus comment j’avais commencé. J’ai donc réfléchi à un concept, une grande idée. Comme je n’arrivais pas à réduire ce travail, à l’expliquer en une phrase, j’ai décidé de le réduire en taille pour tout insérer dans une maquette. J’ai réalisé des modèles réduits de tous les objets que j’avais fabriqués et les ai installés dans une maquette dont l’architecture reprenait formellement ce qui se passait au niveau mental dans le travail. L’idée était de le reproduire en petit, qu’on puisse le voir en un seul coup d’oeil, sans être obligé de le réduire à une série de concepts mais plutôt à une série de pièces, de chambres, de couloirs. Je me suis rendu compte en le faisant que d’autres travaux pouvaient se brancher sur cette maquette parce qu’il y avait des points de contacts, de rupture de pensée.
CF : Comment passes-tu du dictionnaire aux clones ?
GB : Il s’agit de deux histoires conjointes. De toute façon, quand je travaille je ne fais jamais l’effort de savoir si je peux relier un travail à un précédent. Ce n’est qu’après avoir réalisé une pièce que je cherche les raisons qui m’ont poussé à l’avoir fait. Pour les trouver, je m’interroge selon des méthodes établies, je recherche les relations de voisinage. Si, par exemple, j’ai installé un clone reproducteur à l’entrée principale de la maquette cela veut dire que je peux ouvrir une porte et copier d’une autre façon : me copier moi-même. Pourtant si j’avais voulu me représenter moi-même j’aurai intitulé mes oeuvres « portraits », mais je les appelé « clone », je me fiche de la question de ma propre représentation.
Vous découvrez maintenant la « Porte spatio-temporelle en panne ». Elle permet de circuler dans la « mégamaquette » d’un espace à un autre sans avoir à parcourir physiquement l’espace. D’ailleurs, c’est la façon dont fonctionne la pensée, elle permet de passer du mot « banane » au mot « porte » sans avoir à expliquer les étapes qui mènent de la banane à la porte. Il n’y a peut-être pas d’itinéraire qui permette de passer de l’un à l’autre de ces deux mots, même si l’on peut en discuter. Voilà la fonction de cette porte.
La première oeuvre où apparaît un clone est « Le pied tendre » : expression qui désigne, à l’époque du Far-West, ceux qui avaient triché et qui étaient exhibés sur un rail recouvert de goudron et de plumes. J’avais cette idée de présenter ce personnage, comme une figure du type qui met les pieds dans le plat.
J’ai toujours cette angoisse lorsqu’on me demande, en tant qu’artiste, de justifier mon travail, de lui donner un sens, une direction. Il est inutile de me demander dans quelle direction je vais puisque je ne travaille pas pour aller quelque part.
CF : Utiliser le clone est-ce une manière de vivre plusieurs scénarios, d’affirmer que l’individu est multiple, qu’il a plusieurs vies ?
BG : Scientifiquement le clone est un être vivant qui reproduit une image absolument identique d’un point de vue génétique : c’est une copie conforme. Je dis que le clone est une vacance parce qu’il est certes une copie de moi, mais il n’existe pas. Alors je peux produire son image hyper réaliste. Mais cette image ne renvoie à rien, elle renvoie à un personnage qui est une pure fiction, une pure vacance, un trou dans lequel on peut donc injecter ce que l’on veut dans la mesure où le phénotype de ce personnage est absent.
CF : Est-ce tout de même une métaphorisation du fait que nous nous croyons UN ? Nous croyons avoir une identité unique mais en fait on peut s’en imaginer plusieurs.
GB : C’est effectivement la conséquence. Je m’attache beaucoup aux notions de dermatologie. Je pense que nous ne sommes qu’une peau et d’ailleurs je me suis rendu compte que les clones que je faisais étaient toujours des corps qui se vidaient, comme par exemple dans « L’orgue à pets ». Mais d’autres clones ont perdu la mémoire, leur identité, leur matière mentale.
JYJ : Lorsqu’on parle des Incohérents et d’un certain type de rire né à la fin du XIXème, il faut se rappeler du Pétoman, Joseph Pujol, qui faisait plus d’entrées que Sarah Bernard au Moulin Rouge. Joseph Pujol s’est rendu compte qu’il pouvait faire des bulles avec ses fesses en se baignant et ainsi entame t-il une énorme carrière internationale. Dans cette pièce, se croisent des références qui vont de Huysmans au Pétoman, ce qui montre bien la richesse des influences de Gilles.
CF : Parlons maintenant de « L’ivrogne »
GB : L’alcool est dynamogène, il suspend nos inhibitions. Il permet une forme d’ouverture au monde. Quelqu’un de très saoul a accès à des entrées qui nous sont interdites en temps de sobriété. Mais toutes ces entrées sont difficiles à articuler les unes avec les autres, c’est peut-être pourquoi l’ivrogne bafouille. Il est assailli par une quantité d’informations supérieure à ce qu’il est capable de traiter. Je suis parti de ce constat et, à la manière de Franquin ou de Hergé qui dessinait un tortillon au-dessus de la tête de Capitaine Hadock lorsqu’il était saoul, j’ai réalisé une forme de spirale destinée à absorber et confronter les signes sans articulation, sans syntaxe, sans véritable grammaire. Dans cette oeuvre, la spirale est infinie, je la fais monter jusqu’au plafond des lieux où elle est exposée.
CF : Peux-tu nous parler de « Aaaaaah ! » ?
GB : Cette pièce représente le moment où les organes vont s’autonomiser. J’ai un gros problème avec le fait d’être fini, d’être limité. Dans ce parcours qui va du dictionnaire au clone, j’ai toujours un souci avec ce corps. Je n’arrive absolument pas à le définir, ni à savoir ce que signifie aujourd’hui être un corps, avoir un corps, c’est-à-dire être un sujet social, économique. Je suis assez obsédé par la consommation et par le corps consommateur, comme lieu de toutes les fragmentations, comme espace qui reçoit toutes les agressions : il est aujourd’hui le lieu de la guerre. Dans ce champ de bataille, le corps est tiraillé entre des intérêts tellement divers qu’ils rendent inutile toute recherche identitaire.
Je n’ai pas le sentiment de faire un travail critique ou politique. J’ai peu envie que mon travail soit politique même si je manipule certaines notions qui peuvent faire croire à un travail engagé.
Je reviens à l’idée de ce corps bombardé. J’ai remarqué par exemple que la publicité ne s’adresse pas à ce que l’on est. Elle ne peut s’intéresser qu’à une partie de nous : aux mains, aux yeux, aux oligo-éléments. Finalement, le discours publicitaire ne s’adresse qu’à un seul organe, une seule fonction du corps. Or, on peut imaginer que la publicité se miniaturise et qu’elle devienne un virus, qu’elle entre dans nos organes, qu’elle reprogramme nos gènes de sorte que, par exemple, notre estomac réclame toujours des barres « Crunch »ou des céréales « Fitness ». Si la publicité devient virus alors notre peau pourrait partir en lambeaux si l’on n’applique pas les crèmes « Clarins ». Mais ces différents discours publicitaires pourraient créer des conflits entre nos organes et conduire à une schizophrénie. On peut alors imaginer que nos organes se désolidarisent pour vivre une existence plus intéressante, qu’ils fuient et que notre corps s’ouvre généreusement et libère ses constituants : ils diraient alors « enfin libres ! ».
CF : Tu parles d’un phénomène d’habitation du corps par des discours étrangers qui font que l’individu dominé par un cogito cartésien, l’individu que nous imaginons être, n’existe plus.
GB : Je n’ai pas la prétention de penser qu’il n’existe plus. J’ai le sentiment d’avoir un corps habité par bien d’autres choses que moi-même. D’ailleurs, moi-même ne m’intéresse pas beaucoup et je ne sais pas exactement pourquoi je fais des clones. Je constate simplement quelques récurrences dans mon travail.
CF : D’où sors-tu cette histoire d’Emmenthal ?
GB : A un moment donné, le réel m’a semblé miné, complètement instable. Il existe deux réels, un de type lisse comme une table, et un de type Emmenthal -même si je sais que c’est le gruyère qui est troué, je préfère le terme Emmenthal car il permet de faire des jeux de mots. Il existe des poches d’existences, des choses vivantes qui flottent à la surface du réel. Dans un réel de type lisse tout glisse. Dans un réel de type Emmenthal, non, puisque les poches d’existences crachent des fictions. La fiction, constituée d’un nuclide entouré d’acide, est expulsée par la poche d’existence et quand il tombe sur la peau du réel de type lisse, il ronge la peau, la fiction se liquéfie et crée des sortes de lacs dans lesquels les poches d’existence qui sont autour trempent leur cul. Grâce à leur tissu capillaire, les poches absorbent le liquide fiction qui se transforme dans l’intestin à fiction en Potens et en gaz propulseur. Une fois entré dans ce système de trou, la machine a tendance à se démultiplier.
CF : Je me demande s’il n’y aurait pas une autre explication plus simple. J’y ai pensé en voyant le film où tu parles de l’explosion d’Hiroshima qui a créé une atomisation du réel, l’a troué, fragmenté, multiplié. Je me demande si la bombe atomique n’avait pas créé un réel de type Emmenthal ?
GB : Cette explosion m’a énormément touché. Je suis très étonné par l’idée que les corps deviennent des images, que les identités se projettent. Je remarque un mouvement de projection globale qui fait que la singularité est foutue. Les images publicitaires, la multiplicité des corps projetés sur les murs me fascinent. Je remarque ce mouvement de projection, ce fantasme qui est de voir l’être non plus comme une substance mais comme un scénario, un divertissement.
Ce phénomène se décompose en deux étapes : ce corps projeté et ensuite un deuxième mouvement permet de fragmenter pour que cela se déroule plus vite. Ainsi, on passe de l’image du corps aux produits dérivés du corps. Ceux-ci sont des accélérations d’une forme de consommation. Or je pense qu’il y a deux grands moments dans l’histoire du XXe siècle : la seconde Guerre Mondiale avec sa mécanisation de la mort et la guerre froide qui s’est achevée avec la destruction du mur de Berlin.
La bombe d’Hiroshima (« Fat boy ») grille, annule les corps et ne laisse sur les murs que leur ombre. Elle supprime une relation au corps de type appartenance pour le transformer en représentation. Au terme d’une guerre froide et lisse pendant laquelle le mur de Berlin a été construit, le mur est brisé et il ne reste que des bouts de murs qui sont des produits dérivés.
JYJ : Lors d’un entretien avec Gilles, nous avons cherché à faire le lien entre l’idiotie et la guerre sans vraiment y parvenir. Nous partageons des obsessions, mais nous ne nous intéressons pas à la guerre de la même manière. Par exemple, Gilles Barbier ne s’intéresse pas au fait historique de la guerre, il parle toujours d’une histoire de corps. Lorsqu’il parle de ce réel miné, de sorte que tout peut péter à tout moment, ce qui relève de la science fiction apparaît soudainement comme quelque chose de très concret et réaliste. Il est vrai que l’idiotie, la folie, l’irrationalité réapparaissent de façon assez drue en temps de guerre.
GB : Pour moi, nommer quelque chose c’est déjà y faire un trou, l’utiliser c’est en faire un deuxième, et ainsi de suite jusqu’à transformer les choses en Emmenthal.
J’ai une sorte d’idée que les choses sont faites de peau et de trous, mais il existe deux sortes de trous : les trous officiels qui sont des images, des leurres. La narine, un trou de mite en sont des exemples. Ce sont des leurres dans la mesure où la peau est faite de trous déguisés. Ces derniers sont aussi de vrais trous mais camouflés en peau. La deuxième catégorie est celle des trous non officiels.
CF : A quoi correspondent les notions que tu emploies ? Regardons par exemple « Le gâteau » avec ses fameux vers qui le parcourent.
GB : Si je devais définir le corps, je dirais que c’est un lombric. J’ai cette idée d’un corps consommateur.
CF : Mais ce ver est aussi un parasite. Tu as déjà mis en scène des parasites. Sont-ce les mêmes ?
Gb : Le parasite correspond à la notion de bruit. Pour moi, la pellicule qui camoufle les trous non officiels est très sensible au bruit. Ainsi, lorsqu’il y a une masse de bruit, cette petite peau saute comme un bouchon et alors le trou non officiel devient réel, il s’agit d’une agression, de violence. Lorsque je fais une pièce comme « Le gâteau » je veux représenter un morceau du monde comme quelque chose de comestible. Je le recouvre d’une pellicule fragile et artificielle comme une fausse nature et je montre que, dessous, il y a cet épuisement par le ver qui creuse des galeries qui sont également des tubes digestifs. En même temps, je me dis qu’un ver qui arrête d’avancer et mange la terre autour de lui crée une caverne. Or, en coupant une tranche de ce gâteau, on obtient la forme d’une bulle de bande dessinée. Ainsi, le moment dans l’image où apparaît le langage est complètement rongé par ce ver et lorsqu’on regarde une bande dessinée on constate que la bulle a remplacé, grignoté l’image.
CF : Est-ce que ce corps envahi par les vers représente notre avenir ? Est-ce une représentation de l’homme contemporain livré à la médiatisation, à la publicité ou celle de l’individu depuis toujours obligé de se nourrir pour vivre ? Qu’est-ce qui différencie ton intérêt pour le ver qui se déplace entre l’estomac et l’anus de l’intérêt de Wim Delvoye pour la merde ?
GB : Je n’en ai aucune idée. Je ne suis pas fasciné par la merde, mais par ce qui voudrait que toute chose deviennent transparente. Le corps s’ouvre, on a choisi de laisser entrer le scanner : le corps est traversé, montré, incisé et je suis terrifié par cette transparence du corps. J’aime les choses obscures. L’art qui m’intéresse le plus est celui que je ne comprends pas.
CF : Peux-tu nous parler des toilettes transparentes que tu as réalisées : « La business architecture ». S’agit-il d’une représentation de cette transparence ?
GB : Je pensais aux oeuvres de Dan Graham. J’ai réalisé qu’il ne restait qu’un dernier endroit où être un peu seul, mais la business architecture fait des toilettes un lieu d’échange transparent.
CF : Quelles sont tes références artistiques ? Tu présentais une plaque de gruyère assez semblable à une sculpture au sol de Carl Andre, sauf que la plaque est trouée.
GB : C’est un Carl André, mais je ne comprends rien au minimalisme. Je suis intéressé par les artistes ou les écrivains que je ne comprends pas : Duchamp, Joyce. Je suis fasciné devant l’impossibilité de faire le tour d’un travail, de n’en faire ni un objet de consommation, ni un usage. Quand je suis face à une oeuvre d’art, j’aime me retrouver comme un enfant autiste. Je déteste la médiation culturelle. Regarder une oeuvre et la comprendre m’ennuie cosmiquement !
Je m’intéresse plus au langage, comme cette équation qui me semble difficile et passionnante à résoudre : faire que n’importe quoi devienne quelque chose. Cette opération est complètement obsessionnelle.
JYJ : Est-ce que tu tentes d’éviter à tout prix le renvoi de l’image de soi ?
GB : Je rêve de vivre dans un terrier. L’exposition, pour moi, est douloureuse.
CF : Peux-tu nous présenter « Trou de balle dans la tête » (2001) qui est une image assez violente.
GB : J’ai matérialisé la trajectoire d’une balle dans le cerveau. Le jeu de mot m’a donné cette idée. Il y a aussi l’idée positive qu’on peut le reboucher. Ce trou de balle est un raccourci, un sprint. Il existe aussi les oeuvres « médiagéniques » telles que « L’hospice », dont l’image est photogénique et peut s’expliquer en une phrase.
CF : Pourquoi ne fais-tu pas ce type d’oeuvres tous les jours ?
GB : Parce que je ne trouve pas intéressant de radicaliser. Si je le faisais, je serais Maurizio Cattelan. « L’hospice » pourrait être une de ses pièces : elle est « médiagénique », elle se comprend tout de suite.
JYJ : Pourrais-tu nous dire quelque chose de plus crédible ?
CF : Effectivement, cette oeuvre pose la question du passage du temps et affronte l’angoisse de la mort.
GB : Sérieusement, cette pièce affronte la mort du copyright. J’ai eu l’idée de cette pièce en lisant un article qui expliquait que les Américains étaient très ennuyés car Mickey allait passer dans le domaine public. Ils essayaient donc de prolonger le droit d’auteur pour en garder le monopole. J’ai alors réalisé que Mickey allait avoir cent ans. Je me suis demandé quel était l’âge des copyright des héros et je me suis rendu compte qu’ils étaient tous vieux. Créé en 1921, Superman aurait aujourd’hui 83 ans. J’ai donc répertorié tous les copyrights des super héros les plus connus et les ai représentés à l’âge qu’ils auraient aujourd’hui.
JYJ : En repensant à « La Vieille Femme aux Tatouages », j’imagine très bien quelqu’un au fond d’un terrier qui crée des formes et est amené à les montrer. A intervalle plus ou moins régulier il réalise des formes de « méga génie », de sorte qu’il sort de son terrier et fait des oeuvres comme des essais de circulation d’images. Existe t-il une coupure entre ces deux types d’oeuvres ou est-ce une gradation ?
GB : Les oeuvres de « méga génie » tentent l’expérience d’une visibilité absolue. Comme elles s’appuient sur la mythologie collective, la légende est déjà existante et l’oeuvre fonctionne plus facilement, le travail est déjà fait.
CF : Je vais terminer par une citation de Gilles, extraite d’un récent entretien avec Jean-Yves, que je trouve très belle et qui est loin d’être uniquement une formulation philosophique :
« Ce qui à mon grand regret apparaît comme une entreprise logicielle est avant tout une aventure sensible. Quand je rencontre l’anthropophagie, c’est que le corps que j’ai revêtu est littéralement dévoré, que je deviens littéralement un objet du langage du trou. Je suis tout simplement si bon public que je me laisse totalement aller dans les scénarii qui se présentent. Quand je me sens physiquement comme le pantin désarticulé, tourbillonnant dans le vide intersidéral de 2001 je ne peux m’empêcher de me sentir solidaire du petit corps désarticulé du skater tournoyant au ralenti dans l’espace médias, la peau recouverte de tatouages ou de badges sponsors. Je pleure en voyant se rejouer de façon si comique l’expulsion de l’être hors de la sphère grave et rustique de la responsabilité historique et puis je passe à autre chose. »
Public : quel est le scénario qui se cache derrière « La vieille Femme aux Tatouages » ?
GB : Lorsque les mannequins de cire que je réalise sortent du moule, il sont effrayants : ils sont comme des bébés tout rose et pour leur donner une apparence de vie je dois les dégrader. Pour cela j’utilise des cosmétiques (rouge à lèvre, fond de teint, blush) ; ils me servent à salir, alors que ce sont des tenseurs et des lisseurs de peau, ce qui est paradoxal.
Or l’histoire de la peau de cette vieille femme est aussi l’histoire des cosmétiques qui n’ont de cesse de retendre cette peau.
On remarque une relation avec « L’hospice » qui représente aussi de vieilles fausses personnes.
GB : Cette oeuvre appartient à la catégorie « poly-obsessionnel ». Le gommage de l’histoire sur la peau m’obsède et j’utilise plusieurs façons pour la retendre afin qu’elle redevienne une page blanche. Le remplissage des trous m’obsède, comme le remplissage par dedans. Je suis très préoccupé par l’obésité : ce gonflement du corps qui renvoie les organes à sa périphérie.
CF : Les discours publicitaires qui s’inscrivent sur cette vieille femme donnent le sentiment que cette oeuvre porte un discours qui ne t’appartient pas.
GB : Je traduis dans mon propre langage cette idée du corps traversé par un discours. La question de savoir si nous sommes propriétaire ou locataire de notre corps est une question centrale dans mon travail.
CF : Jean-Yves, comment rattaches-tu le travail de Gilles à tes préoccupations sur l’idiotie ?
JYJ : Mon intérêt pour l’idiotie dans l’art s’explique notamment par une fascination envers les artistes qui empruntent le chemin de l’infamie, avec cet aspect négatif lié à une notion très peu noble.
CF : L’idiotie a également une connotation comique.
JYJ : C’est ce que je pensais au début de mes recherches, mais en réalité ce n’est pas amusant. Le travail de Gilles par exemple parle de guerre, il porte la notion d’enfouissement : la galerie renvoie à la tranchée, au terrier. J’ai écris sur l’idiotie, car on ne peut pas écrire sur la guerre.