John Armleder
Le titre (provocateur) de ces nouveaux « Entretiens sur l’art » renvoie à l’idée souvent exprimée par John Armleder selon laquelle les oeuvres d’art n’ont pas besoin des artistes dans la mesure où l’art résulte d’un ensemble de circonstances historiques, économiques et sociales. Ce sont ces circonstances qui « créent », sous couvert, en somme, des artistes.
Remontant le fil de la carrière de John Armleder, Catherine Francblin évoquera le détachement qu’il a toujours eu vis-à-vis de l’acte de création en « s’appropriant » ou en « recyclant » les oeuvres des autres. Avec lui, elle reviendra aussi sur l’art des années 80 qui, après une décennie de mise en quarantaine, se trouve aujourd’hui réévalué par la critique.
John Armleder
Au début des années 70, John Armleder fonde et anime le groupe genevois Ecart, avec lequel il conçoit des performances et des expositions dans l’esprit du mouvement Fluxus. Post-moderne avant l’heure, il se fait connaître dans les années 80 avec ses « Furnitures-sculptures » (sculptures-meubles), qui associent objets de mobilier récupérés et peintures abstraites. Son activité picturale est marquée par les grandes figures de la modernité dont il se réapproprie le vocabulaire, proposant ainsi une critique de la notion de style original et une mise en cause de l’autonomie de l’oeuvre d’art.
Catherine Francblin :
Il y a assez longtemps que je suis votre travail, commencé il y a plus de 20 ans, un travail d’une grande diversité et d’une grande pertinence, vers lequel beaucoup de jeunes artistes semblent se tourner. Je pense que vous êtes une sorte de référence pour la jeune création. j’en veux pour preuve les derniers numéros qu’Artforum a consacré aux années 80, à l’occasion de son quarantième anniversaire (numéros de mars et avril dans lesquels on retrouve des interviews de Cindy Sherman, Jeff Koons, Bertrand Lavier…). Ces numéros signifient selon moi qu’une réévaluation des années 80 est en cours. Je pense qu’à la faveur de cette relecture, on s’aperçoit que les années 80 ne furent pas seulement des années d’opulence économique et de régression vers la peinture, mais qu’elles furent aussi un terreau fertile pour certains artistes d’aujourd’hui.
Avant de commenter avec John Armleder une sélection d’images, je vous propose de vous présenter brièvement son parcours.
Né en 1948 à Genève, vous avez fondé avec des amis, le groupe Ecart avec lequel vous réalisez des performances et des expositions, dans l’esprit du mouvement Fluxus, dont vous restez un grand admirateur. Dans les années 80, vous vous faites connaître avec vos « Furniture-Sculptures » (sculptures-meubles), qui associent des objets de mobiliers et des peintures abstraites que vous réalisez. Vous renvoyez ainsi systématiquement aux grandes figures de la modernité en vous réappropriant en permanence le vocabulaire de l’abstraction que vous confrontez à des éléments de mobilier courants.
En 1984, vous réalisez à Genève une exposition intitulée « Peinture abstraite » qui anticipe sur la vague de peinture dite Néo-Géo qui va bientôt déferler (elle est représentée par Peter Halley, par exemple). Si le terme de post-modernisme peut servir ne serait-ce qu’une fois, c’est peut-être à votre travail qu’il s’applique. En effet, votre démarche repose sur l’idée que les choses ont déjà eu lieu, que vous vous situez après le modernisme et que votre art s’élabore avec l’art qui l’a précédé.
Dans l’interview d’Artforum que nous avons évoqué précédemment, vous expliquez que, dans les années 60 et 70, tout le monde essayait d’inventer quelque chose de nouveau et tenait à sa signature. En revanche, dans les années 80, l’attitude intellectuelle la plus consciente se caractérise par la volonté de « rejouer le modernisme ». Cette attitude joueuse qui vous caractérise ne vous a pas apporté que de la sympathie. Vous êtes parfois apparu comme cultivant une certaine nonchalance chic, peu favorable à la prétendue mission de l’artiste. Dans les années 90 vous accentuez le côté intentionnellement décoratif et spectaculaire de votre travail. Mais les esprits semblent avoir évolué, et la distance ironique que vous affichez vis-à-vis de l’acte de création constituerait plutôt un des motifs de l’intérêt que l’on vous porte aujourd’hui. Auriez-vous quelque chose à ajouter ?
John Armleder :
Toutes les versions de qualificatifs que l’on peut donner à un artiste sont valables, en voilà une de plus. Pour reprendre cette idée, il fut un temps où l’on me taxait d’un certain cynisme alors que je crois être la personne la moins cynique qui existe.
Catherine Francblin :
Nous allons commencer cette discussion par vos débuts. Vous partez à Düsseldorf avec l’intention de travailler dans l’atelier de Joseph Beuys et vous rencontrez quelques-uns des membres du mouvement Fluxus, auquel Beuys appartenait. Quels souvenirs en avez-vous ?
John Armleder :
Tout d’abord, si je suis bien allé à Düsseldorf, je n’ai pas suivi les cours de Joseph Beuys. En fait, après 2 ou 3 semaines de cours à l’école des Beaux-Arts de Genève, j’ai voulu changer et je me suis inscrit à l’académie de Düsseldorf avec Joseph Beuys. Or, Je suis Suisse, un pays très militarisé, j’ai fait mon service militaire et passé 7 mois en prison ce qui s’est révélé être pour moi une belle aventure, très formatrice. C’est d’ailleurs à cette époque, avec mes amis, que nous avons fondé le projet Ecart, ouvrir une galerie et exercer d’autres activités. Sortant de prison, je me suis rendu compte que j’avais raté la rentrée à l’académie de Düsseldorf et je n’y suis donc jamais allé. Cependant, quelques années plus tard, avec Ecart, j’ai fait une exposition avec Warhol et Beuys. J’ai discuté avec ce dernier et lui ai expliqué que j’avais passé 7 mois en prison et que je n’avais pas pu participer à son cours, mais que pendant ces quelques mois, j’étais dans sa gamme de couleur et que donc je n’avais pas besoin de suivre son cours. Il m’a souri de manière énigmatique.
Catherine Francblin :
Qu’avez vous retiré de votre fréquentation avec certains membres de Fluxus? Est-ce que leurs idées ont nourri votre travail, comment ont-elles orienté votre démarche et est-ce que cela demeure une chose importante pour vous ?
John Armleder :
Effectivement, il m’est difficile de penser qu’une chose qui fut importante ne le soit plus aujourd’hui (Bernard Buffet, Vasarely et Spirou restent des influences importantes à mes yeux). Fluxus m’est venu très jeune par John Cage. J’ai eu un désir fou de m’intéresser à la musique, même si je suis incapable de lire une partition ou de chanter à l’école. A 12 ans, j’ai dû choisir entre aller au festival de Wagner, écouter une sorte de musique paramilitaire ou aller à un concert de musique contemporaine. J’ai choisi le concert et j’ai rencontré John Cage. Cette rencontre a été très importante pour moi. En m’intéressant à son travail, je me suis rendu compte qu’il avait travaillé avec de nombreux artistes de New York ; ce sont ces travaux conceptuels de Fluxus qui m’ont vraiment impressionné comme Bob Watts et les « events », où la partition de l’oeuvre contient déjà l’oeuvre.
Catherine Francblin :
Vous parlez souvent de Fluxus, vous ne parlez pas de l’influence de Warhol. A-t-il joué un rôle pour vous ?
John Armleder :
Bien sûr. Warhol a visité une des expositions réalisée par Ecart en son hommage. Je pense qu’il y a une espèce de réalité sociale au niveau de la présence de l’oeuvre ou de l’artiste, et Warhol a cette présence alors que Fluxus est plus une affaire de spécialistes. Editez un catalogue sur Fluxus et un sur Warhol et vous verrez la différence. Bien sûr, l’intérêt commercial est établi sur un réseau de communication dont nous faisons partie. Ainsi, nous participons tous à ce phénomène qui fait que Warhol est plus important que Fluxus et je le pense, comme je pourrai dire l’inverse plus tard. L’oeuvre de Warhol touche tous les niveaux de pensée aujourd’hui. Nous pourrions dire qu’il s’agit d’un décor de notre époque, ce que l’on ne peut pas dire de Fluxus.
Catherine Francblin :
Warhol a souhaité avoir cette audience universelle, alors que le programme de Fluxus était inverse.
John Armleder :
Oui et non, car Fluxus s’appuyait sur l’idée que, pour avoir cette audience, on pouvait se passer de la signature. Warhol, au contraire, est un produit signé. Certes, il était très cynique à ce sujet. Il signait tout : ses livres, ses interviews ce qui dévalorise le mythe de la signature.
Catherine Francblin :
Ainsi, vous vous occupez d’une galerie, vous faites des performances mais signez très peu d’oeuvres à cette époque. Comment passez-vous aux « Furniture-Sculptures » ?
John Armleder :
La première vraie « Furniture-Sculpture » est une citation d’Erik Satie à propos de la musique « d’ameublement », qui m’a toujours fasciné. De même, quand j’ai réalisé des tapis, je les ai présentés avec une musique de Satie. Quand Satie a fait cette musique d’ameublement qui devait accompagner un vernissage, il souhaitait que personne n’écoute cette musique. D’ailleurs, lors de la présentation des tapis et de la musique de Satie dans une soirée mondaine, personne n’écoutait la musique ni ne voyait mes tapis.
La première « Furniture-Sculpture » était une peinture sur un tissu tendu sur le dossier d’une chaise. Le dessin peint était un dessin que j’avais fait auparavant.
Catherine Francblin :
Dans cette « Furniture-Sculpture », comme lors des performances que vous réalisiez dans le cadre d’Ecart. Avez-vous pris une chaise par hasard pour l’insérer dans la composition?
John Armleder :
L’idée était l’idée de prendre un objet domestique, sans affect particulier, ni effort esthétique singulier. Il s’agit aussi d’un objet fini, avec une dimension sociale. Pour expliquer cette utilisation, il faut se rappeler qu’auparavant j’avais fait des profils de chaises, des peintures para-constructivistes. Il y a plusieurs pièces dans lesquelles j’utilise des chaises, c’est pour moi un accessoire. La chaise est un objet anthropomorphe, qui suggère la position d’une personne assise, l’idée d’une stabilité relative…
Catherine Francblin :
Quand l’on voit ces images de « Furniture-Sculptures » on a un sentiment immédiat de familiarité, de déjà-vu, par rapport aux mouvements modernes (le carré dessiné sur la chaise, ici trois couleurs primaires). Vous travaillez avec les grandes figures du modernisme, que vous revisitez et que vous mettez en déséquilibre. Pourquoi utilisez-vous les figures du modernisme et lesquelles ? Lors de la dernière exposition Picabia au musée d’art moderne de la ville de Paris, vous avez rappelé l’intérêt que vous portez à Picabia. Pourriez-vous nous l’expliquer ?
John Armleder :
Nous avons un bon exemple avec cette toile peinte car les premières peintures que j’ai faites s’inspiraient des toiles de Picabia, comme par exemple les toiles aux bandes verticales et aux pois. En fait, ce que j’utilise du modernisme c’est ce que j’aime. Je suis sûrement un artiste sans imagination qui peut profiter de l’imagination des autres. Ainsi, j’utilise un vocabulaire déjà utilisé auparavant. Sur la question de ce que je cite, ce sont toujours des choses qui m’intéressent, pas forcément pour des raisons historiques et qui correspondraient au fondement des oeuvres.
Catherine Francblin :
Mais est-ce la même chose de citer Picabia et Malevitch ? Ils ont un rapport à l’art complètement différent. Quand vous citez Picabia, vous citez quelqu’un qui a été rejeté dans les années 70 : il n’avait pas la même position que Mondrian ou Malevitch.
John Armleder :
Certes, mais c’est ce qui est fascinant. Picabia a tout fait, mais on a favorisé tour à tour un moment de sa production en oubliant le reste. Par exemple, quand j’étais jeune nous n’aimions que les dessins mécaniques dadaïstes, après nous avons aimé les « transparences ». Il s’agit là d’une histoire du goût, non de l’histoire de l’artiste.
Si j’utilise un vocabulaire déjà utilisé par Picabia c’est parce qu’il m’intéresse. J’ai peu de raison de citer Le Titien ou Caravage. Ce qui m’a touché le plus comme expérience inconsciente de l’Art, était Giotto et je l’ai donc cité, d’une manière ou d’une autre.
Catherine Francblin :
Comment les « Furniture-Sculptures » sont-elles réalisées ? Allez-vous dans des brocantes, faites vous des projets sur papier avant d’aller trouver les éléments, ou est-ce en voyant les choses que vous créez ou imaginez un projet ?
John Armleder :
Il y a une certaine manière de faire, mais je peux aussi faire l’inverse la fois suivante. Au début je faisais des esquisses, des dessins et je les utilisais comme un guide pour trouver ce qui correspondait, mais il n’y a pas de règles.
Catherine Francblin :
Votre projet est-il d’associer un objet d’ordre domestique avec un objet qui, faisant référence au grand art, est de l’ordre du symbolique ?
John Armleder :
C’est plus compliqué, car le gros du travail est artisanal : il s’agit de trouver la peinture qui va tenir sur la surface de l’objet choisi. Cette recherche a autant de signification que tous les commentaires. En fait, quoi qu’on fasse, c’est de l’ordre du commentaire, lequel fait la substance de l’oeuvre. Ainsi, on fait une oeuvre, il s’ensuit une série de commentaires et cette substance donne son identité réelle à l’oeuvre.
Catherine Francblin :
Pour revenir au caractère penché de certaines de vos pièces, je pense aux carrés de Morellet qui sont également basculés. Ne déplacez-vous pas la forme carrée standard de manière un peu ironique ?
John Armleder :
Il y a sans doute plusieurs raisons. Tout d’abord, l’objet domestique m’intéresse et l’envie de lui rendre sa qualité plastique rendait nécessaire un relatif déplacement. Il y a aussi une certaine influence. Ainsi quand j’avais 8 ans, j’ai visité le moma de NY et je suis resté en arrêt devant le carré blanc de Malevitch qui porte aussi cette question du déplacement.
Ensuite, mon deuxième plus grand choc à l’âge de onze ans, c’est avec Georges Mathieu : j’ai beaucoup aimé son travail. Les cinémas diffusaient les actualités avant la projection du film et dans l’une des actualités j’ai vu le happening de Tinguely à New York avec l’auto-destruction de sa sculpture, cela m’a beaucoup étonné. De même, un concert de Fluxus avec Dick Higgins debout dans le piano, m’a impressionné, même si je ne savais pas ce qu’était le mouvement Fluxus à cette époque.
Catherine Francblin :
Dans cette image (guitare entourée par 2 toiles, 1986), vous introduisez entre deux peintures abstraites (points blancs et bandes noires) une guitare électrique. Cette guitare, c’est la culture populaire, c’est la guitare électrique des années 60 qui vient s’insérer entre deux tableaux qui, eux, s’inscrivent dans la tradition du grand Art.
John Armleder :
L’idée est qu’il s’agit uniquement de représentation. Les deux peintures sont des représentations de mes propres tableaux, lesquels sont des représentations de tableaux d’autres artistes, comme Barnett Newman, Sol Le Witt… Ces deux peintures ont été réalisées pour cette oeuvre même si elles viennent de mes propres travaux, lesquels sont influencés aussi par les travaux d’autres artistes. La guitare au milieu garde encore la forme de la guitare électrique même si elle n’a plus de nécessité. L’intérêt avec les instruments de musique, est qu’il y a un rapport entre les nécessités acoustiques et mécaniques de l’objet et la culture esthétique de l’objet. Ainsi, la guitare électrique est une survivance de la guitare acoustique qui rejoue le jeu de la forme mais qui s’en échappe parfois. Mais si vous demandez à des enfants ce qu’ils voient, ils vous expliqueront que les pois représentent les notes et les bandes noires la portée. Et ils n’ont pas tort.
Catherine Francblin :
Vous avez un intérêt particulier pour la musique et cette oeuvre qui montre un amoncellement de tambours est assez surprenante, pouvez-vous nous en parler ?
John Armleder :
Il s’agit d’une disposition d’un jeu complet de batteries tel qu’il était exposé dans un magasin. J’ai donc déplacé un objet décoratif dans une exposition. Je me suis appliqué pour reproduire la même couleur rose sur une toile qui est au plafond, au dessus de la batterie.
Catherine Francblin :
L’oeuvre que nous regardons maintenant est de 1988 et elle présente des tabourets de bar devant une peinture monochrome (exposée lors de l’exposition « La couleur seule » au musée d’art contemporain de Lyon). J’aime cette image curieuse car elle me fait penser à un aspect de votre travail lié à la question de l’objet. On a ainsi l’impression, à travers votre travail, de retrouver une histoire du goût. Elle peut se dessiner, comme ici, avec cette banquette, bien spécifique et ces stores. Vous jouez avec la question de la composition abstraite mais vous n’utilisez pas n’importe quel objet.
John Armleder :
Nous sommes passés dans une catégorie différente de fabrication de pièces. Contrairement aux instruments de musique qui sont des objets trouvés, ici ce sont des objets commandés. Les tabourets existent et sont fabriqués de la même manière depuis les années 40, la banquette a été fabriquée pour la pièce, que j’ai imaginée à partir du réel. Tous les critères de fabrication relèvent de la culture de fabrication de ces objets, un peu comme pour un instrument de musique, il y a des données ergonomiques spécifiques par exemple. De même, les tabourets de bars sont fabriqués de la même manière dans 3 standards de hauteurs car il existe 3 hauteurs de bars à New York. La toile installée derrière le bar est accrochée à la hauteur standard du comptoir qui correspond à la hauteur des comptoirs moyens à New York.
Catherine Francblin :
Pour rester sur cette histoire du goût lisible à travers les objets que vous choisissez, la couleur turquoise est assez caractéristique d’une époque, de même que le rouge des sièges.
John Armleder :
Ces éléments évoquent les années Arts Déco des années 40, 50. Mais quoi qu’on fasse, il y a toujours une charge de référence. Le rapport culturel aux objets que je mets en scène présente une sorte de logique, mais un autre choix pourrait aussi bien s’expliquer : je ne pouvais pas me tromper.
Catherine Francblin :
Ne pensez-vous pas qu’en disant que tout est possible, que cela a toujours une signification, risque d’avoir un caractère d’inhibition ?
John Armleder :
Non, je ne pense pas. L’inhibition ne vient pas de cela; elle vient peut-être du biorythme ou autre. Ce n’est pas en fonction de cette intelligence là que l’on fait ou non les choses. Je travaille sur commande, c’est une impulsion…
Catherine Francblin :
Si l’on regroupe un certain nombre d’objets que vous avez utilisés, on remarque que vous êtes très intéressé par les objets qui s’adressent, non à un individu dans son caractère privé, mais à un individu dans un environnement public : les restaurants plus que la chambre à coucher ou les choses proches de l’individu. Qu’en pensez-vous ?
John Armleder :
C’est vrai dans le sens que l’objet est « décontextualisé » et quand on prend quelque chose d’intime, c’est plus difficile de le faire car il reste toujours l’affect de la vie, l’existence d’une personne, et on l’associera toujours à l’artiste. Or, la personne la moins intéressante dans l’art c’est l’artiste. Mais quand j’ai commencé avec les « Furniture-Sculptures », j’avais cette idée que la fatalité fera que le tableau sera toujours associé à un décor et le plus souvent à un décor domestique. En théorie, une oeuvre d’art n’est pas forcément pensée pour un usage muséal. La personne qui aime l’art et qui achète un tableau va le mettre dans son environnement, comme au-dessus du canapé par exemple. Mon idée était donc de livrer le canapé avec le tableau. Pourquoi ? Parce qu’en tant qu’artiste, si l’on vous invite et que votre hôte possède une de vos pièces, il demandera si elle est bien accrochée. Par contre, s’il n’a pas d’oeuvre de vous, il vous montrera un coin de mur et vous demandera ce que vous verriez ici. C’est ainsi le processus naturel que de prévoir le décor complet et le visiteur du musée est à l’aise quand il retrouve dans le musée un contexte domestique.
Catherine Francblin :
Nous allons balayer quelques peintures sans objets pour comprendre pourquoi vous vous intéressez autant à la peinture. Vous avez fait toute une série de « dot paintings », de peintures de points. En dehors de Picabia, le point me paraît peu utilisé chez les pionniers du modernisme. ..
John Armleder :
Non, si l’on regarde le constructivisme, le point était très important.
Catherine Francblin :
A l’époque de l’Ecart, n’aviez-vous pas rejeté la peinture comme un art bourgeois ?
John Armleder :
Non, je n’ai jamais parlé d’art bourgeois, car si la peinture est un art bourgeois, tout l’art est bourgeois. J’ai toujours été anarchiste par rapport à cela, je n’ai jamais organisé un discours politique autour d’un style ou d’une méthode. On peut dire que, dans années 70, la peinture n’était pas en odeur de sainteté dans le mouvement Fluxus. Il y a eu une période où les artistes dits « d’avant garde » étaient peu portés sur la peinture alors que si l’on regarde l’histoire, il y avait beaucoup de peintures, même les hyperréalistes ont continué. La peinture radicale est un petit mouvement, elle n’a pas d’impact très grand. Peut-être qu’aujourd’hui l’impact est différent. L’art conceptuel ou minimaliste constituaient l’avant garde reconnue.
Catherine Francblin :
Vous ne considérez donc pas que faire une peinture sur un panneau d’Isorel, matériau trivial, constitue une sorte de réponse ironique aux tenants de la peinture pure, de la peinture « analytique et radicale », comme on disait alors ?
John Armleder :
J’ai toujours trouvé que la peinture pure était un sorte de ready-made mais je ne m’y suis pas intéressé. Ce qui m’intéressait est lié au fait qu’on peint soit sur une toile soit sur autre chose. La première fois que l’on m’a demandé de faire un tapis, j’ai précisé qu’il n’était pas question de faire un carton d’invitation avec un tableau et j’ai proposé de réfléchir sur ce qu’était un tapis : la laine, etc… Malheureusement, j’ai fini par recommander de reproduire une oeuvre éditée dans un catalogue. Les couleurs de l’oeuvre dans le catalogue étaient lamentables et les exposants ont fait appel à des coloristes qui ont essayé d’imaginer les vraies couleurs et ils ont adapté l’oeuvre selon leurs critères.
Catherine Francblin :
Y a t-il une volonté de citation de Polke dans le tableau que nous voyons
John Armleder :
Non, il n’y a pas de volonté, mais il y a un équivalent, car ce n’est pas moi qui cite. Ce tableau était exposé en 1986 à la biennale de Venise, l’année où Polke exposait dans le pavillon allemand ses tableaux avec du verni. J’exposais dans le pavillon suisse et une personne avait écrit à propos de mon travail « Merci Polke ». La citation était là.
Catherine Francblin :
Qu’est qui vous intéresse dans la manière de peindre avec la laque ? On a l’impression, comme pour les « Pour paintings » – ces tableaux Inspirés de la méthode de Poons -, que la technique picturale vous donne un certain plaisir.
John Armleder :
En fait, c’est plutôt en contradiction avec la méthode de Poons, mais pour arriver à un résultat similaire. L’idée est de couvrir une surface. Les grands tableaux à pois, comme les tableaux avec les coulures, ont été montrés simultanément et sont deux méthodes pour couvrir une surface. Ce sont des tableaux peints à plat. Les inondations sont des peintures qui ressemblent à des flaques. Elles sont peintes comme par accident, un accident non contrôlé. La peinture, considérée comme une peau, sèche très rapidement dessus et dessous; elle fait une sorte de bulle et l’objet est scellé et va suivre son propre cours en toute indépendance. Le trop de matériel m’intéresse. Il se trouve que les toiles n’étaient pas sèches au moment de l’exposition, nous les avons donc rangées dans une cave. Quelques mois plus tard, nous les avons retrouvées, il n’en restait plus que trois, la quatrième ayant explosé, hormis le châssis. Le jeu de la chimie peut faire penser à Polke avec le phénomène d’oxydation mais, contrairement à moi, quand Polke a recours à la chimie, il connaît bien le comportement des produits. Moi, je mélange des produits qui ne doivent pas l’être et j’y ajoute des matériaux métalliques et des objets scintillants. Par rapport à l’histoire de la peinture, les questions de la brillance, du scintillement m’intéressent à un niveau décoratif.
Catherine Francblin :
Je présente cette grande toile faite dans l’esprit de Larry Poons que vous admirez beaucoup, n’est-ce pas ?
John Armleder :
J’ai une sympathie pour la peinture de Poons qui a fait des peintures à pois et a évolué vers des peintures de coulées et des peintures très surchargées. C’est un contemplatif, il travaille au niveau de l’image, alors que je choisis un format et utilise tous les matériaux dont je dispose. D’autre part, Larry Poons utilise uniquement l’acrylique; il jette la couleur puis regarde et voit les choses (ce que je trouve magnifique) . Ensuite, il sélectionne une partie, la découpe et, pour lui, elle fait le tableau. Moi, je n’ai jamais rien choisi. Si je reprends l’histoire de mes toiles avec les pois, les autres artistes qui peignaient des pois étaient associés à moi, ce qui est ridicule puisque moi je citais Picabia. Aujourd’hui, en voyant mes peintures à pois, les gens me disent « oh, mais tu fais comme Damien Hirst ? ».
Catherine Francblin :
Dans ce type de peinture, vous utilisez la notion de hasard et renouez ainsi avec Fluxus, tout en faisant de la peinture. Observez-vous cette distance par rapport à la peinture comme genre noble et respectable ?
John Armleder :
Je pense que le travail peut être considéré comme noble et respectable parce que j’ai cette distance. Le hasard absolu est toujours organisé par quelque chose. C’est ce que l’on retrouve dans les oeuvres d’art où il y a toujours une très grande part d’erreur possible.
Catherine Francblin :
Même Duchamp insiste sur la notion de choix. Vous, vous semblez ne pas y croire.
John Armleder :
Non, je choisis beaucoup de choses, mais je pense que c’est la prise en charge de ce que l’on fait qui est déterminante. Elle est complètement détachée de la construction que l’on peut faire dans son atelier
Catherine Francblin :
On touche là à la question soulevée par le titre de notre entretien, « l’art sans les artistes ». Je vous avais proposé ce titre parce que j’avais lu dans plusieurs interviews votre référence aux « circonstances ». Vous dites qu’un artiste fait certaines choses en fonction des circonstances et non selon ses propres choix.
John Armleder :
Je pense qu’il n’y a pas d’art qui ne soit circonstanciel. C’est la lourde fatalité de l’art qu’il y ait les artistes en amont de l’art. La preuve, on se sert des oeuvres pour évoquer l’histoire de l’art.
Catherine Francblin :
Vous ne croyez donc pas au libre arbitre des artistes ? Pensez-vous vraiment que l’artiste est déterminé par les circonstances, par son époque, par un goût dominant ? C’est une position marxiste de dire que l’artiste est déterminé par les circonstances.
John Armleder :
Prouvez-moi le contraire ! C’est mon avis, mais il ne faut pas voir cela comme une position de nature dépréciative ou cynique.
Catherine Francblin :
Vos dernières oeuvres avec les boules discos, les « Wall paintings », les sculptures en plexiglas, semblent avoir évolué avers le décoratif.
John Armleder :
Il m’est difficile d’entrer dans cette notion de décoratif. Par exemple, un Carl André, tout le monde a longtemps pensé que ce n’était pas décoratif. Aujourd’hui, c’est une des oeuvres favorites au niveau du décor. La manière dont on voit les choses est déterminante. Ce qui est remarquable avec la notion de décoratif, c’est qu’elle comporte un indice de passivité. Nous nous imaginons que c’est simplement décoratif, qu’il n’y a pas d’effort, ni de prise en charge d’une réalité. Alors, si vous faites une salle avec des boules discos, vous faites des environnements.
Catherine Francblin :
Pourriez-vous nous parler de ce que vous appelez la « Théorie du Porridge » ?
John Armleder :
La théorie du Porridge mérite une conférence en soi. L’idée est de comprendre que nous avons une culture du porridge. Cette idée m’a été soufflée par Sylvie Fleury qui faisait référence aux tissus que Chanel avait elle-même appelé « porridge ». Ce sont ces assemblages de couleurs que l’on ne reconnaît pas bien. Le porridge est une espèce de masse informe qui contient tout un tas de vertus que l’on a du mal à distinguer entre elles.
Catherine Francblin :
Merci John Armleder. Prochain rendez-vous le 24 juin 2003 pour un entretien sur l’art consacré à Alain Séchas.