Luciano Fabro
Né en 1936, Luciano Fabro est une figure majeure de l’arte Povera – ce mouvement d’avant-garde italien qui, face à l’op-art technologique et au pop-art de la société de consommation, prône une attention nouvelle au passé et aux éléments naturels.
Nourri de la tradition humaniste, Fabro conçoit l’oeuvre d’art comme un instrument de connaissance ; pour lui, elle ne doit pas seulement être vue avec les yeux mais doit aussi être pensée.
Parmi ses oeuvres les plus marquantes, on notera la série des Pieds, sculptures associant à une « jambe » en tissu un pied en marbre, en cristal ou en bronze, l’ensemble des Portemanteaux, ainsi qu’une série de sculptures reprenant la forme de la botte italienne, les Italie, souvent présentées en lévitation.
Placé sous le signe d’un dialogue permanent avec l’histoire et la mythologie, le travail de Luciano Fabro forme un déroutant mélange de préciosité et de dépouillement. Il est présent dans la plupart des grands musées d’art contemporain.
Luciano Fabro viendra spécialement de Milan pour participer aux Entretiens sur l’art. Il y retrouvera la conservatrice Catherine Grenier, avec qui il avait organisé en 1996 une rétrospective de son oeuvre au Musée national d’art moderne du Centre Pompidou.
Entretiens sur l’art avec Luciano Fabro, artiste, et Catherine Grenier, conservateur au Musée national d’art moderne Centre Pompidou, responsable des collections contemporaines.
Luciano Fabro est né en 1936 à Turin. Il est une figure majeure du mouvement d’avant-garde qui émerge à la fin des années 50 en Italie, l’Arte Povera – mouvement qui prône, en réaction à l’Op-Art technologique et au Pop Art de la société de consommation, une attention nouvelle au passé et aux éléments naturels. Nourri de la tradition humaniste, Luciano Fabro conçoit l’oeuvre d’art comme un instrument de connaissance ; pour lui, elle ne doit pas seulement être vue avec les yeux mais doit aussi être pensée.
Parmi ses oeuvres les plus marquantes, notons la série des Pieds, sculptures associant à une « jambe » en tissu un pied en marbre, en cristal ou en bronze, ainsi qu’une série de sculptures reprenant la forme de la botte italienne, les Italie.
L’oeuvre de Luciano Fabro est placée sous le signe d’un dialogue permanent avec l’histoire et la mythologie. D’où notre désir de mettre au centre de cet entretien la question de la mémoire.
Je voudrais mentionner quelques expositions importantes en France où l’on a pu voir les oeuvres de Luciano Fabro. D’abord au Centre Pompidou : « Qu’est-ce que la sculpture moderne » en 1986. « Féminin-Masculin » en 1995 ; la rétrospective de son oeuvre, par Catherine Grenier en 1996. Plus récemment, à Avignon en 2000, « La Beauté » au Palais des Papes ; Dernièrement, enfin, un ensemble d’oeuvres était présenté au Musée Bourdelle.
« Quand la mémoire devient formes » est le titre que nous avons choisi parce que vous avez souvent mis en avant dans vos propos le rôle de la mémoire dans la création artistique ?
J’ai relu un de vos textes dans lequel vous citez le philosophe italien Vico, qui écrit dans la « Scienza Nuova » que la grande tâche du poète est de « retrouver des fables sublimes qui puissent être comprises par le peuple au point de le troubler à l’extrême » et de lui apprendre à bien agir, de la même manière que les fables l’enseignaient autrefois. Considérez-vous que l’artiste a aujourd’hui supplanté le poète, et que sa tâche, à lui aussi, est de « retrouver les fables sublimes du passé » ? Quel rôle joue la mémoire par rapport à cet objectif ? Comment la mettez-vous en oeuvre concrètement dans votre travail ?
Luciano Fabro (LF) : Je crois qu’il n’y a plus de différence entre artistes, poètes et musiciens.
La grande nouveauté de Vico est de ne pas considérer les oeuvres d’art comme des choses en marbre ou en bronze mais de les considérer comme des oeuvres d’intériorité.
CF : pourquoi dit-il que la tâche du poète ou de l’artiste est de retrouver les fables qui faisaient agir le peuple dans le sens du bien ?
LF : Au cours d’un siècle, peu d’oeuvres d’art sont reconnues, le reste n’est qu’ambition, espoir et fantaisie.
CF : à quoi reconnaît-on une oeuvre d’art ?
LF : Seul le temps permet a posteriori de dire si un travail est une oeuvre d’art.
CF : Vous attachez beaucoup d’importance à la mémoire, comme moyen de faire revenir des éléments du passé.
LF : Effectivement, et dans l’un de mes premiers textes, j’explique qu’une des attitudes de l’artiste est de vivre le présent comme passé. Il n’y a donc pas une mémoire du passé mais une mémoire qui crée le présent. L’oeuvre est une sorte d’alliage de tous les temps.
CF : Nous allons maintenant présenter quelques images sur le thème de la mémoire. Commençons par deux oeuvres : l’une, « Felce » datant de 1968 et l’autre de 1970.
Catherine Grenier (CG) : « Felce » renferme des fougères dans une plaque de verre, elle-même scellée dans une grande plaque de plomb. Cette pièce qui enferme la nature nous interroge : est-ce la nature qui donne forme à l’art ou est-ce l’art qui va donner une forme à la nature ?
Cette oeuvre porte l’idée de mémoire, de mémorial, avec le plomb qui donne une image de mort et le miroir qui permet de voir et qui, en même temps, réfléchit l’image. Fabro utilise à la fois le référent nature mais aussi le référent culturel. L’Italie, grand thème des premières oeuvres, est traitée de façon identique, avec les mêmes matériaux : le miroir, le plomb et une forme d’enfermement de l’image avec un va-et-vient entre ce qui est nature et ce qui est culture.
LF : J’ai réalisé cette pièce pour la seconde exposition du groupe Arte Povera et j’ai choisi une fougère fraîche, donc vivante, et l’ai insérée dans la matière la plus ancienne du monde : le plomb.
CF : La question du lien entre l’art et la nature est constante dans votre carrière mais vous soulignez dans plusieurs textes que lorsqu’on parle de la nature il s’agit toujours de la nature dessinée par l’art. L’art nous propose une idée de la nature.
LF : En effet, nous avons besoin de l’artiste pour créer un langage qui permette d’établir une communication entre les hommes et la nature.
CF : Vous avez participé à l’exposition « Qu’est-ce que la sculpture moderne ? », dans laquelle les oeuvres étaient réparties selon une double polarité : la nature et la culture.
En tant qu’artiste de l’Arte Povera, vous étiez situé du côté du pôle nature c’est à dire celui qui regroupait les artistes privilégiant l’oeuvre intemporelle.
LF : Dans le contexte des années 1960 où les artistes s’intéressaient à des questions liées à la géométrie, à la technique, notre génération a créé un autre mouvement qui a pris en compte la responsabilité de redessiner la nature.
CF : Dans un texte, extrait du catalogue de l’exposition « Féminin / Masculin », Thierry De Duve cite vos propos lors d’une discussion avec un journaliste. Ainsi, vous dites que vous vous voyez comme un artiste-jardinier qui recueille les semences que le vent a poussées sur son terrain. Vous parlez de la nature, des arbres et de l’art comme si l’art était une pousse qu’il fallait planter, soigner. Il vous répond alors que l’art ne pousse pas aux arbres et vous répondez qu’au contraire, pour vous, il pousse aux arbres.
LF : Je crois que l’oeuvre d’art n’est pas un objet. L’artiste est celui qui parvient à créer une certaine tension, un passage d’énergie, un langage si clair qu’il peut être compris et expérimenté par tous.
CF : Donc, pour vous, c’est l’acte créateur qui est intéressant et non l’objet créé.
CG : La question de l’objet est importante dans le travail de Fabro, à la fois car des objets existent et en même temps ce sont souvent des contre objets, c’est-à-dire des objets dénués de fonction, soit parce qu’ils ne sont plus autonomes car ils sont inclus dans quelque chose qui les dépasse, comme les dispositifs d’expositions que sont les habitats, soit parce que les objets sont des tautologies de sorte qu’ils ne trouvent à se définir que par rapport à eux-mêmes et qu’ils entretiennent avec le spectateur un rapport dialectique. Or il faut se souvenir qu’au début de l’Arte Povera les artistes ne veulent plus faire d’objets, ni de représentation. Luciano Fabro suit cette dynamique mais il ne renonce pas à l’image. Les artistes du groupe de l’Arte Povera ne s’interdissent pourtant pas certains éléments esthétiques. Luciano Fabro est le seul à oser introduire la couleur, les autres refusent afin d’éviter toute forme de séduction.
CF : Vos oeuvres posent donc la question de la nature et la question du temps.
LF : J’essaie toujours de créer des pulsions, des sollicitations, par rapport au travail. Quand on aborde la nature on pose forcément la question du temps. Je considère que la forme est une pause dans le temps.
CF : Catherine peux-tu nous parler de l’oeuvre intitulée « Lo Spirato (L’expiré) », 1973 ?
CG : Il s’agit d’une sculpture qui présente un corps saisi sous un linceul et qui a disparu, comme s’il s’était évaporé. Ce corps se serait extrait de la matière comme un souffle.
C’est l’expérience physique d’un corps sous un voile qui garde l’empreinte de ce corps : pas seulement son image, mais aussi le volume du corps. Luciano Fabro créé un paradoxe dans cette oeuvre puisqu’elle est réalisée en marbre donc, physiquement, nous sommes face à une impossibilité totale. Cette situation est absurde mais évocatrice. Il s’agit d’une allégorie très forte du temps et du corps humain. Voici donc une des premières oeuvres où le corps intervient aussi directement mais en négatif car le corps n’est qu’une mémoire. Nous sommes dans une relation où le corps et sa mémoire rendent possible la forme.
CF : Une tradition perdue affleure également dans cette oeuvre et tisse un autre rapport à la mémoire : la sculpture médiévale, les gisants en marbre.
LF : J’ai mis beaucoup de temps à réaliser cette oeuvre et je me suis notamment penché sur la question du drapé car à chaque époque correspond un drapé. On peut d’ailleurs reconnaître une pièce à son drapé et définir si la période est renaissance ou baroque. Il a été donc très difficile de trouver un drapé qui n’ait pas de style, qui n’ait pas existé. J’ai donc inventé le drapé.
CF : Il me semble que cette sculpture est aussi une métaphore de votre oeuvre car vous mettez toujours en évidence que le plus important est ce que l’on ne voit pas.
LF : Effectivement car cela permet de développer l’imaginaire.
CF : Parlons maintenant de « Io (l’uovo) » : l’oeuf, présenté lors de la rétrospective au Centre Pompidou.
CG : Il s’agit d’un oeuf dont l’intérieur est doré et porte des empreintes. Il est présenté sur un lit de pain fermenté non cuit.
LF : J’avais remarqué que le corps humain dans une position foetale prend la forme d’un oeuf et j’ai créé l’empreinte de mon oeuf. La dorure permet de prolonger cet espace très fermé.
CF : Pourquoi associez-vous de façon récurrente dans votre travail des choses précieuses comme l’or et la pâte à pain qui est un élément très brut ?
LF : La pâte à pain ou les éléments vivants contrastent avec le côté parfois mortuaire des sculptures. J’aime atténuer la dureté des sculptures par quelque chose de vivant.
CF : Parlons maintenant des habitats que vous avez réalisés.
CG : « Habitat » était le titre de la rétrospective de Luciano Fabro. Les premiers habitats conçus par Luciano sont des dispositifs dans lesquels il met en scène ses propres oeuvres. Puis les habitats ont existé indépendamment de leur fonction ou du dispositif de l’exposition. Les habitats peuvent être des couloirs, des chambres réelles ou en papier.
L’« Habitat di Aache » de1983 conjugue tous les aspects des habitats. C’est à la fois un dispositif d’exposition, puisqu’à l’intérieur on voit par les ouvertures latérales des joyaux accrochés sur les murs, et en même temps il fonctionne comme une sculpture.
Un autre habitat est constitué de parois transparentes, recouvertes de feuilles de papier qui forment une chambre. Ce dispositif est extrêmement simple et d’une grande qualité esthétique. On retrouve également les tiges de métal qui font parti du vocabulaire que Fabro utilise depuis ses premières oeuvres. Nous sommes donc face à un dispositif d’une grande légèreté qui est à la fois une architecture, un lieu scénographique et une sculpture car cet habitat peut aussi être montré vide d’objets. Cette démarche est très spécifique à Fabro qui mène une réflexion sur l’habitat et se demande comment habiter l’oeuvre.
CF : Nous vous montrons maintenant la salle des pieds présentée dans la rétrospective au Centre Pompidou. Ces pieds font penser à votre relation à la peinture car les tissus sont très beaux et sont faits de couleurs séduisantes.
LF : Ma mère était couturière, j’ai donc naturellement choisi les plus beaux tissus qui existaient.
CF : En tant que sculpteur, accordez-vous de l’importance au choix des matériaux ?
LF : Je suis ouvert à tous les matériaux.
CF : Les pieds que vous sculptez mettent en jeu un rapport d’échelle puisqu’ils donnent l’impression de n’être qu’un morceau d’une statue antique monumentale. J’ai lu une réflexion intéressante sur ces pieds qui, lorsqu’ils sont rassemblés, évoquent la forêt que Dante doit traverser pour rejoindre l’enfer.
Nous découvrons maintenant une partie des Italies, intitulée « Coreografie », 1975. Est-ce une réflexion sur le territoire ?
LF : Non c’est une forme.
CF : Catherine, peux-tu nous décrire cette oeuvre intitilée « La nascita di Venere » (La naissance de Vénus), 1992 ?
CG : Il s’agit d’une colonne de marbre qui porte une sorte de chevelure qui part en arrière. La colonne évoque les colonnes antiques et la sorte de chevelure est l’élément brut, vivant qui justifie le titre.
CF : Comment la mémoire est-elle mise en oeuvre dans le travail de Luciano Fabro ?
CG : En premier lieu, je crois que la mémoire est bien réelle puisque la mémoire c’est le présent. La mémoire n’est absolument pas le passé mais elle le récapitule. Le mécanisme de la mémoire est similaire au mécanisme de formation de l’oeuvre qui actionne ce mécanisme et le rend visible. Ce mécanisme de la mémoire se retrouve dès les toutes premières oeuvres avec, par exemple, un miroir qui porte des striures sur sa face argentée. Au milieu toute la pellicule argentée est enlevée et laisse apparaître un trou. Cette oeuvre parle de celui qui va se refléter dans le miroir, mais de façon nécessairement incomplète, puisque ce miroir est par moment transparent. Cette surface morcelée du miroir est également une allégorie de la mémoire car celle-ci n’est constituée que de fragments, elle n’est jamais complète.
Nous retrouvons d’autres exemples de ces mécanismes de mémoire qui donnent forme à ce que peut être la façon dont on perd la mémoire, notamment la question de la symétrie. Cette dernière se retrouve souvent dans les oeuvres de Fabro, mais elle est toujours faussée comme la mémoire qui reproduit un événement du passé, mais ne reproduira pas exactement l’événement. Dans une autre plaque de verre, moitié en verre, moitié en miroir, il y a d’un côté la réflexion et de l’autre la transparence. D’une certaine façon, chaque moitié est la mémoire de l’autre. La symétrie est donc un phénomène de mise en évidence de la mémoire, que l’on retrouve dans plusieurs pièces et notamment dans les tâches de Rorschach. Il s’agit du dispositif d’une mémoire activée. Un côté de l’image va donner une image qui n’est pas tout à fait semblable. Il va se créer une troisième image qui est l’actualisation de ce qui se passe entre les deux. La mémoire n’est donc pas le souvenir ni de la première ni de la seconde mais de ce qui se passe entre ces deux images : c’est l’espace dialectique qui existe entre un modèle et sa copie.
On retrouve également cette idée dans le reflet, qui a beaucoup d’importance dans le travail de Luciano, car dans le reflet, aussi, vous retrouvez l’image troublée de la mémoire. Il y a également le corps qui est le lieu dans lequel la mémoire évolue et à partir duquel elle s’exprime et se ressent. Cette relation du corps à la mémoire est exprimée dans toutes ces oeuvres qui sont des cellules, des jambes, comme par exemple ce cube à dimension humaine, dans lequel le corps doit pouvoir entrer. Nous sommes donc dans un espace foetal et qui est espace de relation de soi à soi.
La géométrie touche aussi à la question de la mémoire : le prisme, les minéraux et toutes ces structures de la matière se retrouvent évidemment dans les matériaux du sculpteur. Il y a donc une expérience directe du corps dans l’habité et la notion d’habitat est un élément qui traverse l’oeuvre.
Luciano dit d’ailleurs que « se souvenir c’est chercher à définir ». La mémoire ne s’impose pas à nous, c’est une action de définition qui nous aide à comprendre le monde qui nous entoure. Elle aide également l’artiste à comprendre son art et le spectateur à comprendre l’oeuvre. Il y a donc une dimension théorique de la mémoire, puisque la définition est aussi une recherche.
La dimension intellectuelle est également très forte dans le travail, mais elle ne vient pas contredire les dimensions sensuelles ou physiques de l’oeuvre au contraire. Chercher à définir c’est à la fois comprendre le monde mais au-delà de la compréhension simplement intellectuelle. La mémoire introduit un autre élément : l’irrationnel. La mémoire conjugue donc l’imagination et la raison. L’imagination prenant une grande part dans la mémoire. Les pieds par exemple sont des éléments de mémoire enfouie et réveillée. Ce qui est créé est une chose fantastique qui parle de et à la mémoire, mais au-delà de la raison, dans un domaine qui est aussi celui de l’irrationnel. Dans l’exposition, les pieds étaient entourés d’une installation très subtile composée d’un simple fil tendu de bas en haut et qui se déroulait tout autour de la salle, rappelant Pénélope et son travail fait et défait inlassablement comme la mémoire. En même temps, la mémoire tire une résille qui est celle du temps. Il s’agit d’une allégorie de la mémoire qui consiste à arrêter le temps en défaisant ce que l’on a fait dans la journée, comme si l’instant présent pouvait durer à tout jamais par le simple exercice d’une mémoire qui suivrait ce mouvement de va-et-vient.
La mémoire tellurique est un autre élément qui apparaît souvent dans l’oeuvre au travers des astres, de la nature, des étoiles. On a également vu le jardin à l’italienne qui reprend la constellation. Voici donc une autre dimension de la mémoire. La mise en correspondance de l’expérience vécue avec une mémoire tellurique, avec un temps qui nous échappe et qui n’est même pas celui du temps de la conscience, mais qui appartient plutôt à une dimension inconcevable dont on peut faire l’expérience au travers de cette mémoire qui va trouver à se mettre en correspondance avec celle la nature.
Nous venons de faire une sorte de diaporama des registres de mémoire que l’on retrouve dans le travail de Luciano Fabro. L’oire moderne. Les baigneurs nous font penser à Seurat par exemple. D’autres oeuvres sont des commentaires sur Duchamp, Mondrian.
À côté de cette mémoire culturelle, il y a aussi la mémoire traditionnelle. Fabro a d’ailleurs écrit « Je suis né artisan, de générations d’artisans » et cette mémoire artisane qui est finalement celle de la main est à la fois présente dans l’oeuvre et dans le projet artistique. Fabro dit aussi que « l’art est fait pour harmoniser les expériences », c’est-à-dire qu’il existe des niveaux d’expérience différents (celle de l’artisan, celle de l’artiste, les expériences du vécu…) et l’art va finalement tresser, au travers de ces expériences, une résille qui va constituer l’oeuvre. Le rôle fondamental de l’oeuvre est donc d’arriver à mettre en correspondance ces expériences, qui ordinairement ne se croisent pas puisqu’elles appartiennent à des registres différents, comme une seule mémoire unique et diverse.
Les autres éléments de mémoire direct que l’on retrouve au travers des oeuvres de Fabro sont liés à l’enfance. La référence à sa mère couturière se retrouve souvent. D’autres oeuvres font référence à des coutumes vues dans l’enfance, comme par exemple mettre les draps à sécher de différentes façons. Cela pose la question de l’autobiographie et, d’ailleurs, Luciano a fait une pièce directement liée à cette question et intitulée « De cette façon je voulais faire mon autobiographie ». Cette oeuvre n’est pas physique, mais relève du langage. Elle est d’ailleurs l’une des seules qui ne soit pas une sculpture mais un essai de film. Nous arrivons alors à une autre question étroitement liée à celle de la mémoire et que l’on trouve à travers toute l’oeuvre : la question de l’origine. Luciano a ainsi écrit : « l’art ne doit pas changer les choses à la fin de l’histoire mais il doit les changer au début », c’est-à-dire dans la jeunesse. Il se situe donc dans un courant où l’art n’est pas socialisateur mais appelé à transformer la vérité en profondeur. Cet élément est très important car, dans le contexte très engagé politiquement des années 1960, cela montre que son art n’est pas dépourvu d’une pensée politique, qu’il n’est pas un engagement d’artiste politique dans le sens où l’art engagé l’entendait (intervention directe dans la société par les moyens de l’art), mais qu’il agit à la source. Cette idée de genèse se retrouve dans l’oeuf, dans le nid. L’oeuvre est un outil qui nous ramène vers l’origine. L’origine n’étant pas perdue dans le lointain, mais quelque chose d’actuel auquel il faut avoir accès.
Le temps, c’est aussi la mort et il y a une dimension dans l’oeuvre de « Memento mori », qui s’appelle « les Iconographies » qui font directement référence à un lieu de mémoire puisqu’elles mettent en scène, sous la forme allégorique de blocs de cristal, des victimes, des personnages célèbres dont la trop grande liberté a fini par les sanctionner.
Parlons maintenant de la mémoire sur un plan plus métaphysique. La mémoire représente cette ouverture sur cet au-delà de la mort, puisque non seulement la mémoire rappelle la mort mais, en même temps, la contredit et l’empêche d’être effective. J’évoquerai alors « Nadezda », une oeuvre composée d’une grande sculpture en pierre posée sur un livre de Nadejda Mandelstam qui parle de son mari, poète interné, qui est passé de camps en camps jusqu’à la mort. Elle l’a accompagné dans ce chemin et avait appris par coeur tous ses poèmes afin de permettre la survie de l’oeuvre. Il s’agit ici d’une dimension de mémoire fondamentale, qui touche à des ressorts très profonds de l’humain et à la question de la liberté.
Il existe également des oeuvres qui parlent de l’impossibilité de la mémoire : des trous de mémoire. Je pense notamment à ces « computeurs » qui sont ces oeuvres faites de tiges de métal assemblées et qui ont des formes dont on ne peut pas garder le souvenir. Ces formes ont donc une qualité d’éphémère. Elles sont des déclinaisons sur la géométrie, le plein et le vide. Elles sont d’une telle légèreté physique que l’on ne peut en garder le souvenir.
Enfin, je pensais à l’exposition comme mémoire. Lorsque nous avons fait la rétrospective au Centre Pompidou, Luciano n’était pas convaincu de sa nécessité. Ce qui l’a intéressé dans l’idée de rétrospective c’était de travailler sur la mémoire, de pouvoir remettre en jeu son travail et donc de l’actualiser, de restituer le temps du passé dans le temps du présent et de faire en sorte que l’exposition soit une oeuvre en elle-même. Et d’ailleurs cette exposition a eu beaucoup du succès auprès du public.