Maria Thereza Alves
Dans le cadre du cycle In Situ & In Vivo – Entretiens sur l’art
Pascal Beausse reçoit Maria Thereza Alves
Les liens entre art et écologie fondent la recherche de Maria Thereza Alves. Artiste brésilienne vivant aujourd’hui en Europe, elle développe différentes modalités d’enquête sur des réalités contemporaines très précisément situées sur les plans humain, social et environnemental. Envisager l’activité artistique comme un recherche sur la vie, en travaillant sur ce que l’on ne connaît pas encore, revient à prendre un chemin imprévisible. Au cours de ce trajet, qui consiste à faire l’expérience du monde, les rencontres guident l’artiste. La question de l’identité est toujours au cœur de ses préoccupations.
Animée d’une conscience politique, fondatrice du Partido Verdo (parti vert) brésilien à São Paulo et précédemment représentante du Partido dos Trabalhdores (parti des travailleurs), Maria Thereza Alves a mis en œuvre une critique de l’asservissement des peuples indiens et de la violence infligée par les institutions et les possédants, en les privant de terres et de moyens de survie.
Maria Thereza Alves a retourné les méthodes de l’enquête ethnographique et anthropologique, en les appliquant aux cultures occidentales qui les ont édictées. Les égarements de l’ethnocentrisme européen sont mis en évidence, sur la base d’une critique de l’impérialisme – de son histoire, de ses conséquences, de ses rémanences.
Depuis plusieurs années, elle a développé le projet Seeds of Change avec les outils de l’archéologie, afin de mettre en évidence une histoire et géographie secrète des plantes. Dans plusieurs villes portuaires, ses recherches l’ont amenée à dresser une cartographie cognitive de la mondialisation à travers les graines transportées dans le ballast délesté par les navires marchands. En redonnant vie à ces « graines dormantes » (parfois depuis plusieurs centaines d’années), Maria Thereza Alves retrace une autre histoire des migrations.
Lors de cet entretien, elle évoquera tout particulièrement ses récents projets Seeds of Change et Wake in Guangzhou.
Maria Thereza Alves a participé récemment à Manifesta, à Trento, et à la Biennale de Guangzhou. Exposition personnelle, Constructed Landscapes, à la Galerie Michel Rein, du 7 au 28 février 2009
Retranscription de l’entretien du 4 février 2009
Pascal Beausse : Nous avons le plaisir de recevoir ce soir Maria Thereza Alves.
Tout votre travail, Maria Thereza, consiste à explorer les liens entre art et écologie pour mettre en forme ce que Felix Guattari a appelé une « écosophie », c’est-à-dire une articulation éthico-politique des trois registres écologiques : l’environnement, les rapports sociaux et la subjectivité humaine.
La soirée sera découpée en trois parties. Maria Thereza Alves va tout d’abord nous présenter les origines de son travail. Ce qui nous permettra ensuite, dans un second temps, d’envisager des travaux plus récents et notamment deux projets importants, aux longs cours, intitulés Wake et Seeds of Change. Dans un troisième temps, nous discuterons un peu ensemble à propos de quelques-uns des points saillants du travail. Mon collègue Stephen Wright nous fait la grande gentillesse d’assurer la traduction et je l’en remercie.
Maria Thereza : Pour introduire mon travail, je commencerai par quelques références. J’ai lu tout récemment les autobiographies de Edward Said et de J.G. Ballard. Elles pourraient, je pense, vous aider à mieux appréhender mon travail. C’est en effet la première fois que je présente mon travail en France, à Paris, et je commencerai donc par mes premiers travaux et ensuite mes travaux sur les graines.
Les images que vous voyez à l’écran ont été prises à Butiá et Soã Luís do Paraitinga, deux villages paysans, et dans une petite ville au Sud du Brésil d’où je suis originaire. Il y a une très forte tradition musicale dans les deux villes, mais aucune éducation aux arts visuels et énormément de pauvreté.
Il s’agit de mon premier travail, réalisé alors que j’étais encore étudiante en art à la Cooper Union, à New York. Lors des mois d’hiver à Butiá, il n’y a quasiment aucun travail, très peu de nourriture et aucune richesse. Les hommes et les femmes essayent de trouver un travail saisonnier jusqu’aux premières plantations du printemps. Ces métiers consistent à se rendre en ville ou aller travailler dans des fermes lointaines. Mon oncle Antonio, quelques cousins et d’autres hommes du village ont trouvé cette année-là un travail qui consistait à enlever des troncs d’arbre brûlés volontairement sur les terres d’une compagnie forestière. Les hommes avaient peur d’être pris en esclavage, pratique encore aujourd’hui très fréquente au Brésil – l’an dernier, en 2008, 4600 esclaves ont été affranchis.
Mon oncle Antonio m’a demandé de l’accompagner et de dire au gérant que j’étais journaliste. Par ailleurs, il m’a demandé de photographier les travailleurs sur place, afin d’avoir des preuves visuelles de leur existence. La forêt vierge a été brûlée par cette entreprise même, qui a ensuite touché de l’argent public du gouvernement fédéral du Brésil. L’Etat a mis en place un programme de « reforestation et de reboisement » mais l’entreprise a, en réalité, planté de l’eucalyptus, qui détruit très rapidement la terre et la transforme en désert. Dans cette peinture, j’ai utilisé quelques images ramenées par un oncle. Il y est inscrit : « Il pleuvait et les serpents ne sont pas venus. Il a tout perdu », et un peu plus bas : « Le fonds monétaire demande un plan de rigueur pour le Brésil. Une étude révèle que beaucoup de Brésiliens mangent du charbon, de la boue, des briques, des matières fécales et du savon. »
La série L’identique du même a été réalisée pour la deuxième biennale de La Havane. Dans ce travail, je me suis intéressée aux raisons pour lesquelles les images de la pauvreté paysanne et tout ce qui l’accompagne sont devenues à ce point omniprésentes. Je me suis interrogée sur la façon de rendre importante l’histoire de chaque individu, de lui conférer une place dans notre histoire et d’essayer de combiner des images bien connues du paysan travailleur, du vieux conteur, du paysan héroïque, et la réalité. Le sous-titre de l’œuvre est Comment vivre avec dix dollars par mois.
A droite de l’image, vous pouvez voir mon cousin Sergio, qui fait la récolte des pommes de terre pour 30 centimes de dollars par jour. La photo suivante est celle de sa grand-mère, qui gagnait 20 dollars par mois. Pour vous donner une idée de leurs conditions sordides, elle avait essayé de noyer Sergio dans un fleuve car il passait sa journée à ramasser des coquillages qu’il cassait par la suite.
En 1988 nous avons étudié, avec d’autres amis de São Paulo, les différents partis politiques qui existaient à cette époque, c’est-à-dire dès le retour de la démocratie après vingt ans de dictature. Il y avait 69 partis politiques et nous voulions savoir ce qu’ils proposaient, ce qu’ils voulaient ou pouvaient faire – ou non. Nous avons fini par comprendre que c’était une répétition, qu’il y avait peu de perspectives nouvelles. Notre action la plus importante a donc été de créer le parti politique des Verts au Brésil. Ce parti a participé à la préparation et à la rédaction de la nouvelle constitution Brésilienne, comprenant des lois sur la protection environnementale et qui a été appliquée.
A cette époque, suite à la fondation du Parti des Verts, j’ai été souvent invitée comme porte-parole à des cycles de conférences, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, et j’ai constaté alors qu’il y avait un intérêt accru pour des idées utopistes liées le plus souvent à l’Amazonie. Quelques temps plus tard, j’ai quitté ce parti. Suite à cela, j’ai réalisé des installations liées à l’utopie et pratiqué un art parfois lié à l’environnement. Je dis cela parce que mon travail est fondé sur le déplacement physique : je me promène dans le but d’initier un processus réciproque d’être en société. Je pense qu’il y a des situations que nous voulons changer et dans lesquelles seule l’action politique est efficace ; et pour d’autres situations, seuls la science ou l’art peuvent être opératoires.
Toujours en poursuivant mes recherches sur l’utopie, je me suis intéressée à l’ouvrage de Thomas More, Utopia, dans lequel il avance l’idée selon laquelle l’utopie devrait être fondée en Amérique. Je le cite : « Les peuples indigènes ont plus de terres qu’ils n’en cultivent », et il ajoute : « Les communautés indigènes locales pourraient être invitées à participer à la construction de cette utopie. Et si elles refusaient, elles devraient être supprimées. »
Je vais maintenant évoquer quatre œuvres utopiques, datant de la fin des années 80 et du début des années 90.
La première s’intitule Nowhere (Nulle part) et a été exposée récemment à la Kunsthalle de Bâle, en Suisse. Dans ce projet, je m’intéresse aux architectes et à l’idée d’utopie de Thomas More, basée sur la recherche d’un lieu physique.
La première utopie de More fondée en Amérique a été réalisée dans la ville de Tlayacapan, dans l’état de Morelos au Mexique – pas très loin de l’endroit où je vivais au moment où j’ai fait ce travail. Les idées utopiques de More ont été mises en œuvre par des Augustiniens quelques années seulement après la conquête de cette ville indigène par Cortes au XVIe siècle. Parmi les plans architecturaux de Tlayacapan, certains datent de l’époque des Augustins et d’autres d’architectes tels que Le Corbusier, Fourier, Niemeyer. Les images ont été prises lors d’un voyage en Amazonie.
Le travail suivant est Post Eldorado. Il a été exposé à l’université autonome de Mexico. Platon disait que personne ne peut chanter une chanson non autorisée. H.G. Wells dans son ouvrage A Modern Utopia pensait que le pouvoir de l’état devait être entre les mains d’une élite volontaire, des Samourais. Dans l’utopie de Scheerblat, La ville de verre, je cite : « Celui qui regarde intensément les splendeurs du verre ne peut commettre un acte de perversion ». L’utopie d’Arcalogie serait une super-densité solide et urbaine de vitalité humaine. Et dans la ville-utopie de Le Corbusier, toute circulation se ferait sur une ligne droite représentant pour nous la perfection et le divin. B.F. Skinner disait : « nos membres sont pratiquement toujours en train de faire ce qu’ils veulent. Nos mouvements sont prédéterminés mais néanmoins libres ». Selon le groupe Archigram, « le futur devrait être confortable, sans tension, avec moins de personnalité démonstrative et moins de valeurs investies dans l’argent ». Le géographe américain David Harvey, dans son ouvrage Paris, capitale de la modernité, écrit : « la conquête de l’espace, du temps et la domination du monde apparaissent comme une expression déplacée mais sublime du désir sexuel ».
Le Mexique est le pays le plus misogyne dans lequel j’ai jamais vécu, ce qui a donné lieu à quelques œuvres différentes, dont celle-ci : No soy su madre (je ne suis pas votre mère), qui résulte d’une réflexion sur les écrits concernant la Nature au Brésil. Une femme y est considérée soit comme une Vierge, une mère ou une prostituée. Et en même temps, est présent tout un discours autour de la Mère Nature et du viol de la forêt vierge. Tout ceci se combine autour de l’idée patriarcale d’une protection bénévole et condescendante : celle de donner ou de prendre selon le concept européen de la Nature et au sein du contexte colonial. Il y a quelques années, un commissaire d’exposition mexicain mais d’origine espagnole m’a raconté que son propre père avait détruit des centaines d’hectares de cactus maguey, indigène au Mexique et aujourd’hui en voie de disparition, simplement parce que cette flore ne lui plaisait pas.
Cette série de travaux a été réalisée uniquement lors de déplacements en voiture et en bateau, les deux principaux modes de transport utilisés pour observer la nature. Cette pièce s’intitule Chico Mendes – Les anti-héros et la loi de la gravité. Chico Mendes était du Xapuri, à Acre dans le Nord-Ouest du Brésil. Il était, à l’origine, un travailleur dans les exploitations de caoutchouc. Il a uni et syndiqué tous les travailleurs de ce même secteur. Il a choisi cette ressource renouvelable car il ne souhaitait pas travailler pour les grands propriétaires des exploitations de bétail, qui détruisent la forêt à grande vitesse. Chico Mendes a été assassiné en 1988 par ces propriétaires. Peu de temps après, il a été érigé en héros par l’Etat – qui l’avait peu protégé auparavant. Pour ce faire, un trait a été tiré sur toute l’histoire de Mendes et sa situation politique très spécifique. Mendes était convaincu que chacun d’entre nous est capable d’agir dans une situation donnée. Mais l’Etat l’a dissocié de cette idée pour le transformer en Superman, nous dépossédant ainsi du potentiel de Mendes et de la possibilité de l’admirer.
Dans cette pièce, j’ai essayé de comprendre comment on pouvait restituer au public la vie d’une personne. J’ai demandé à l’un des représentants des Verts de se rendre à Xapuri, dans l’habitat de fortune dans lequel Mendes vivait et où il a été assassiné, pour photographier la maison et tracer les trajectoires de la balle qui l’a tué. Comme des lignes de fuite, ces trajectoires convergent vers le point même où se situe le reflet du spectateur, et nous restituent Chico Mendes.
Nous voici maintenant en Europe. J’aime beaucoup travailler dans les villes, surtout pour leur potentiel de mémoire collective palpable. Cette pièce s’appelle Minus One Dimension: Zinneke Reflections. La « Petite Seine » est une rivière dans le quartier de Molenbeek à Bruxelles en Belgique, un quartier essentiellement peuplé d’ouvriers et d’émigrés. Le fleuve traverse une ville, une architecture, forme un paysage et provoque des interactions. J’ai enquêté sur les conséquences de la disparition de ce fleuve produite par son recouvrement dans un contexte urbain. Que se passe-t-il quand un fleuve est arraché et éliminé d’un environnement physique ? Il y a une perte de potentiel visuel. La présence d’une voie d’eau change les reflets de la lumière. Les vagues changent selon l’éclairage urbain.
Je me suis mise à photographier les différents lieux où il y avait des reflets d’eau à Bruxelles, comme par exemple le reflet de la trace laissée par un avion dans le ciel. J’ai ensuite travaillé sur l’espace domestique et sur tout ce que nous utilisons pour couvrir les choses, pour ensuite interpréter ce recouvrement du fleuve. Chaque jour durant l’exposition j’ai placé in situ, sur l’emplacement du fleuve désormais invisible, les traces d’eau trouvées à Bruxelles. Il y a en tout une vingtaine de ces reflets.
Un exemple en photo : le reflet de buissons. Le buisson emballé et le buisson sur le site du fleuve invisible ; à gauche : le reflet de deux réfugiés qui se parlent ; à droite : une camera de surveillance et un homme dans son bateau.
Nous allons maintenant regarder la vidéo Diotheo Dhep pour conclure cette première partie. Cette vidéo a été réalisée lors d’un séjour dans une résidence d’artiste au Sénégal. Joal-Fadiouth, le village où j’ai réalisé cette vidéo, est le lieu de naissance de Léopold Senghor, premier président démocratiquement élu au Sénégal, qui était également poète et écrivain. Ce travail est basé sur la rumeur, le ouï-dire – quelque chose qui m’intéresse, venant moi-même d’un village. Les Sénégalais sont plus rapide à se confier à cet égard que les Brésiliens. J’ai réussi à réunir de nombreuses rumeurs en seulement une semaine.
Dans cette deuxième partie, je vais vous parler de deux travaux : Seeds of Change et Wake.
En 1988, lors d’un colloque d’artistes et de scientifiques en Finlande, j’ai pris connaissance de quelques outils de recherche en botanique. J’ai également appris l’existence d’un projet du botaniste Heli Jutila, qui a réalisé la seule étude existante sur la flore de lest, expression que je vais beaucoup utiliser par la suite. Le lest est ce qui est utilisé dans la cale des bateaux pour les lester. Le professeur Heli Jutila a développé des méthodes de localisation, d’identification et de germination des graines archaïques contenues dans la flore de lest. Des matériaux tels que la pierre, la terre, le sable, le bois, la brique ont été utilisés comme lestage pour stabiliser les vaisseaux et les voiliers lors des transports maritimes. Vous pouvez voir ici des dessins de Deko Anderson sur le lestage des bateaux.
En arrivant au port, le lest est déchargé. Toutes les cellules constituant les graines qui ne sont pas originaires du lieu de départ restent toujours actives dans la terre, pendant des décennies et parfois des siècles, dans un état d’hibernation.
Ce projet en cours Seeds of Change est basé sur des recherches originales consistant en deux volets successifs, à savoir déterrer des sites de délestage historiques et réaliser une étude sur la flore contenue dans le lest. J’ai développé ce projet dans plusieurs villes portuaires d’Europe telles que Marseille, Pori en Finlande, Dunkerque, Liverpool, Copenhague et bientôt Rotterdam.
Ce projet soulève la question du discours à définir selon l’époque et l’histoire géographique d’un lieu. À quel moment son état naturel est-il défini? À quel moment des plantes deviennent originaires d’un lieu ? À quel moment cessent-elles d’être exotiques? Quelles sont les histoires socio-politiques d’un lieu qui classifient et définissent le cadre d’appartenance ?
Lorsque j’ai réalisé pour la première fois Seeds of Change, j’étais à Marseille, où je vivais à ce moment-là. Pendant des siècles, des graines ont été transportées avec le lest depuis toutes les régions vers Marseille, la Norvège, l’Afrique du Sud et le Vietnam. J’ai pu constater que les graines contenues dans la terre de lest peuvent pousser, germer et à ce titre devenir les témoins d’un récit bien plus complexe de l’histoire du monde que celui typiquement présenté dans les récits autorisés. Elles ont le potentiel de modifier nos notions concernant l’identité d’un lieu comme appartenance à une région bien définie. L’importance historique de ces graines n’est que trop rarement reconnue.
Je tiens à souligner également que cela ne m’intéresse pas du tout de dupliquer ou de reproduire des travaux scientifiques dans un contexte artistique. J’ai commencé mes recherches sur le lest à Marseille seulement après avoir vérifié qu’aucune étude similaire n’existait. J’ai demandé au Docteur Jutila d’être mon conseiller scientifique pour la dimension botanique de ce projet. La procédure est de réaliser tout d’abord des recherches dans les archives de la ville, afin de trouver des indices sur les lieux où le lest aurait pu être déchargé. Ensuite, j’essaye de localiser ces sites de lest à l’aide de cartes, puis sur le terrain repéré dans le nouveau contexte urbain. Quand j’arrive à identifier un site potentiel, je prends des échantillons de terre que je mets en pot. En faisant des recherches dans différentes archives de Marseille, j’ai découvert des sites de dépôt de lest à la fois légaux et surtout illégaux, dont la mention d’un dépôt de lest datant de 1816. Je cite le texte de ce document : « Monsieur le Marquis, avant la révolution il y avait un enclos en rive neuve dit à la pierre de marbre où l’on recevait le lest des navires et on leur en fournissait dans le besoin ». La localisation du site « Pierre de marbre » a nécessité beaucoup de recherches ; celui-ci existe toujours. Vous voyez ici différents sites à Marseille : le bassin de Napoléon, le dépôt de fort Saint-Nicolas, le bassin du Carénage, le bassin de la gare maritime, le dépôt à Major. Ce site est certainement hors du regard officiel. Ce sont des échantillonnages pilotes que j’ai trouvé à Marseille. Voilà les mises en pot, qui sont en train de pousser. J’ai proposé la réalisation d’un jardin près du vieux port de Marseille. Ce jardin aurait été construit à partir de centaines d’échantillons trouvés sur les sites de lest historiques. Mais la municipalité a changé de couleur politique et le projet n’a donc pas pu aboutir…
L’enquête suivante a eu lieu à Reposaari, à Pori en Finlande, lieu même ou le Professeur Jutila a étudié la flore de lest. Je n’avais aucune envie de dupliquer des travaux scientifiques. La plupart des études faites sur le lest ont été réalisées à partir d’échantillons pris dans des lieux publics. J’ai donc décidé de focaliser ma recherche sur des échantillons issus de lieux privés, tels que les jardins des habitants de Reposaari. Les résidents ont commencé à me montrer leurs plantes de lest. À gauche de l’écran, vous voyez Madame Soili Tuukki et son mari qui ont dans leur jardin quelques unes de ces plantes. Elle a enlevé un morceau de la palissade qui séparait son jardin de celui de son voisin pour que l’une de ces magnifiques plantes puisse, grâce au vent, contaminer et germer dans son jardin.
Nous voyons ici Ero Raesma dans son jardin. Sa maison jouxte ce qui a été autrefois le port. Nous pouvons donc y observer une plante de lest exotique. Vers le fond de son jardin, de nombreux endroits sont recouverts par des fleurs de lest. Ero s’intéresse à cette flore et collectionne depuis très longtemps des spécimens. Il a l’habitude de faire du troc avec des voisins intéressés, en échange de petits gâteaux.
La maison de Vekko Andersson se trouve à côté du vieux chemin, menant à la villa de Londres, qui n’est plus utilisée, construite par le propriétaire du dock du port. Il a utilisé le lest pour mettre à niveau le terrain, et a construit ce chemin pour pouvoir le transporter. Les plantes au bord de la route datent de cette époque-là. Vekko est un homme très intéressant car il a mémorisé, avec une mémoire visuelle remarquable, les archives de plusieurs décennies concernant le déplacement des bateaux. Il était capable de me dire que tel jour, tel navire en provenance d’Australie chargé de bois était au port, avec de nombreux détails. Je l’ai ensuite présenté au professeur Jutila et cette rencontre s’est révélée très fructueuse. Dans les serres de l’université de Turku de Reposaari, des graines ont germé à partir de quelques deux cents échantillons de terre pris dans les jardins des résidents de l’île et ont ensuite été présentées dans le musée d’art contemporain. Pour l’exposition, chaque échantillon a été étiqueté avec le nom du propriétaire du jardin. Je voulais faire reconnaître la contribution des résidents de Reposaari à un travail scientifique – et de cette façon encourager un partage d’informations entre les résidents de l’île et la communauté scientifique. Je précise également que la plupart des participants à ce projet sont à la retraite et font ces recherches par plaisir et à leurs frais.
J’ai refait cette étude à Liverpool mais les recherches se sont avérées très difficiles. La seule méthode logique pour commencer ce projet a été d’aborder les archives. Sans succès jusqu’à la lettre « M », correspondant à « Maintenance », Entretien. J’ai trouvé la facture du remplacement d’une pièce détachée d’une grue de lestage qui n’existe plus mais dont on peut encore voir la base sur le lieu d’emplacement. J’ai pris des échantillons, comme à chaque fois. Voici une vue de l’installation au musée.
J’ai été agréablement surprise de trouver mention de la flore dans les archives. Il est question de routes construites en lest. Il y avait une telle quantité de flore de ballast délesté dans le port qu’il fallait en trouver une utilité. Dans un premier temps, il était utilisé pour construire les routes puis comme matériau de construction.
En se promenant, on peut trouver des traces de la flore dans les endroits les plus inattendus, comme dans les brèches des routes.
La dernière étape de ce projet est à Bristol. Et pour introduire cette production, je voudrais citer un court passage d’un livre de Sue Shepard intitulé Seeds of Fortune :
« À la fin de l’ère glaciale, aucune plante ne poussait sur les îles britanniques. La majorité de ces introductions sont arrivées entre 1735 et 1935. Le lest a été utilisé dans la marine marchande. La flore de lest provenait d’Afrique, d’Amérique du Nord, et d’Europe continentale. Contrairement aux idées reçues quant aux pratiques de la marine marchande dans le triangle Atlantique, des études universitaires ont montré qu’il était plus rentable pour un navire de revenir lesté, mais sans marchandises, en Angleterre ou ailleurs plutôt que d’attendre d’être chargé de sucre. Cela libérait rapidement les bateaux pour revenir en Angleterre afin de prendre les produits manufacturés et retourner en Afrique pour prendre plus d’esclaves. La rentabilité du transport d’esclaves correspond à quatre ou six bateaux de marchandises. »
Cette découverte sur la rentabilité du transport des esclaves m’a amenée à élargir la compréhension du lest et du délestage. Il était donc nécessaire de prendre en compte les histoires spécifiques des esclaves qui contribuent à la complexité de la flore de lest et donc du paysage actuel.
Les échantillons ramassés ont été pris dans différentes maisons d’immigrés.
Suite à mes recherches à Bristol sur les graines du changement, j’ai proposé la construction d’un jardin de lest. Il s’agit de prendre des graines de la flore de lest, de les faire germer et contribuer ainsi à écrire l’histoire du paysage Anglais.
Je vais maintenant évoquer un autre projet : Wake (sillage), dans ses versions berlinoise et chinoise. Les recherches ont commencé à Berlin, où une restructuration urbaine était en cours. La plupart des lieux ont été choisis au hasard, dix-sept sites en chantier. Comment les graines auraient-elles pu arriver à ces endroits-là ? Par des gens, des animaux, le vent ? Je vais évoquer un seul site : Voss Strasse, près de Potsdamer Platz. J’ai pris quelques échantillons de terre à cet endroit. Le protocole de mes recherches reste le même : je commence toujours par remonter le plus loin possible dans l’histoire en examinant les archives.
Le premier document est ce plan d’un jardin du Général Adolf Graf Von Schulenburg qui dirigeait le troisième régiment de cavalerie Prusse. Il voyageait souvent et revenait avec des graines sur lui qui ont germé dans son jardin. Les autres propriétaires du jardin, princes, voyageurs ou chanceliers ont tous contribué à l’implantation de graines, provenant du monde entier.
Par exemple, l’un des propriétaires, le prince Michael Furst van Radziwill, originaire de Lituanie, possédait de nombreux châteaux, villes et terrains. Et de ses nombreux voyages, il ramenait des graines.
Par la suite, Hitler avait eu l’idée fasciste de construire un jardin de sang et de terre avec uniquement des plantes aryennes. Le bunker d’Hitler avait été construit sous ce jardin.
Voici une image de l’endroit il y a quelques années, marécage où l’eau collectée permettait un environnement remarquablement chaud et donc propice, selon un botaniste. Cet endroit à l’abandon s’est transformé en un lieu unique avec une flore rare, habitat spécial : un monument où les plantes rares et sauvages peuvent prospérer.
Mon dernier projet est Wake in Guangzhou, en Chine. J’ai fait déplacer cinq mètres cubes de terre d’un site du centre ville pour les disposer dans la cour intérieure du musée, dans un jardin monumental. À partir de là, j’ai commencé à rechercher les façons dont les graines de flore de lest auraient pu s’y déposer. Pendant très longtemps, ce port s’appelait Canton et était le seul port d’entrée pour les étrangers qui voulaient débarquer en Chine.
Pour l’installation dans le musée, j’ai réalisé une documentation murale sur plusieurs mètres de long, montrant les possibles provenances des graines en Chine, à partir du douzième siècle. J’y ai installé des dessins de la flore réalisés sur place, en spéculant sur leur provenance. Sur l’image d’une fête d’anniversaire de l’Empereur, nous voyons beaucoup d’étrangers chargés de cadeaux : des éléphants et des girafes qui auraient pu apporter des graines tombées lors de leur débarquement dans le port.
Au milieu, nous voyons Monsieur Wu, marchand chinois autorisé à faire des échanges avec les étrangers. Il était en relation avec Augustine Heard du Massachusetts qui faisait des affaires pour lui en Australie, ce qui multiplie les provenances des graines à Guangzhou.
J’ai appris par la suite qu’un dirigeant de la première Révolution Chinoise, Sun Yat Sen tenait une pharmacie à quelques rues du site, avait fait ses études à Hawaï, et a ensuite beaucoup voyagé à la recherche de financements pour la Révolution. Lors de ses déplacements, il a rencontré un autre révolutionnaire des îles Philippines, qui a voyagé à Madrid puis en France. J’ai donc pris en considération toutes ces destinations comme provenances des graines.
J’ai ensuite appris l’existence de He Xiagning, artiste né à Hong Kong, membre du comité central de Sun Yat Sen et qui a voyagé aux îles Philippines, au Sri Lanka, en Allemagne et à Paris pour ses expositions. Elle a donc dû transporter des graines lors de ses voyages.
Je termine avec une dernière image de Soon Ching Ling donnant à manger aux pigeons dans un espace public où débarquent la plupart du temps des canards, grands voyageurs, allant de l’Europe jusqu’en Afrique.
PB: Merci beaucoup Maria Thereza pour cet exposé très précis et passionnant, qui nous projette dans une cartographie renouvelée de notre compréhension de l’histoire du monde dans lequel nous habitons et cohabitons. Il nous reste peu de temps sans doute pour parler ensemble, mais je relève qu’à travers votre exposé nous avons eu l’occasion d’approcher la compréhension possible de la complexité d’une activité artistique et du fait qu’à travers celle-ci, vous générez de nouveaux savoirs.
Prenons quelques instants pour évoquer cet intitulé de « Chemins imprévisibles », qui donne son titre à notre soirée. Vos méthodes sont très proches pour Wake et Seeds of Change mais ce qui me frappe, c’est votre extrême attention à la spécificité des lieux que vous explorez et au fait que vous suivez jusqu’au bout les histoires que les gens et les rencontres vous apportent.
MTA : Le problème d’une méthodologie de recherche systématique est qu’on se prive de participer à l’histoire, on se coupe du lien humain qui le rendrait possible.
PB : Dans l’exposition que vous nous permettez de voir à la galerie Michel Rein et qui ouvrira samedi, dans une œuvre récente que l’on pourrait décrire comme un portrait politique d’une fleur de Bougainvilliers, vous retracez une histoire de l’esclavage et vous nous rappelez à son actualité.
MTA : Cette œuvre a pu être créée seulement parce que j’ai fait un séjour sur l’île de Goré au Sénégal, cette île même où les Africains avaient été ramenés, déportés avant d’être vendus comme esclaves. Je voulais faire le lien entre les Bougainvilliers sur cette île et le Brésil dont cette plante est originaire.
J’ai été frappée par l’extrême beauté de toutes les femmes qui vivaient là. La raison en est simple mais quelque peu sordide : le responsable du fort choisissait ses maîtresses parmi les plus belles Africaines qui passaient par cette île. Les habitantes actuelles sont leurs descendantes. Je voulais faire un lien entre les femmes et la fleur de Bougainvilliers. J’ai lu récemment un article dans un journal de Sao Paolo, qui décrivait le fait que 4600 esclaves venaient d’être affranchis au Brésil par une nouvelle commission créée par le gouvernement – et nous sommes en 2009 !
PB : Merci Maria Thereza pour la conscience politique qui anime votre activité artistique et merci pour la poétique de la diversité des formes de vie, humaines et non humaines, qui s’exprime à travers vos différents projets. Merci beaucoup à Stephen Wright pour son remarquable travail de traduction ce soir. Merci à tous et toutes pour votre attention.