Marie-José Mondzain
La dernière biennale de Venise a permis de prendre la mesure de l’engouement de la scène asiatique mondiale pour l’art contemporain chinois.
La sélection effectuée par Harald Szeeman comptait, en effet, une trentaine de participants chinois, tandis que la France avait choisi de présenter dans son pavillon national l’artiste d’origine chinoise, vivant à Paris, Huang Yong Ping.
A quoi tient le succès des artistes chinois aujourd’hui? C’est à cette question que tenteront de répondre les invités des prochains « Entretiens sur l’art » à l’Espace Paul Ricard.
Catherine Thieck, directrice de la galerie de France à Paris, s’est rendue en Chine à plusieurs reprises et connaît bien la situation de la nouvelle génération d’artistes, tels que Fang Lijun, Yue Minjun et Zhang Xiaogang auxquels elle a consacré plusieurs expositions.
Philosophe, spécialiste de la question de l’image, Marie-José Mondzain dont le travail, notamment sur l’icône byzantine, fait autorité a, elle aussi, beaucoup sillonné « l’empire du milieu » où elle a rencontré de nombreux artistes et visité quantités d’ateliers. Suite à ces voyages et ces rencontres, elle a organisé, en 1999, une exposition rassemblant les oeuvres de 14 artistes chinois, la plupart totalement ignorés en Europe. Intitulée «Transparence, opacité», cette manifestation, présentée pour la première fois dans la grande halle de la Villette, et actuellement reprise au centre culturel flamand de Bruxelles, a fait l’objet d’un livre, Transparence, opacité?, publié par les éditions du Cercle d’art (collection Diagonales).
En Chine, Marie-José Mondzain a découvert un régime de visibilité et de lecture des images radicalement différent du nôtre. Héritiers d’une culture plurimillénaire, les artistes contemporains chinois font preuve d’une originalité incontestable. Car la référence au modèle occidental ne semble avoir entraîner chez eux aucune « table rase », aucun effacement du passé. De sorte que même s’il emprunte à l’Occident ses procédés techniques ou ses dispositifs formels, l’art que l’on voit en Chine aujourd’hui reste « chinois » à plus d’un titre. Il est « chinois » parce qu’il ne cesse de renvoyer à un monde que les oeuvres se gardent d’exposer directement, mais évoquent de manière subtile, sinueuse. Il est « chinois » dans son refus de la profondeur, autrement dit dans sa fidélité à l’impénétrabilité du visible qui permet au sens de demeurer mouvant, vivant, vibrant.
Alors que leur pays possède encore très peu de structures consacrées à l’art contemporain et que les autorités ne semblent guère pressées de favoriser leur épanouissement, les artistes chinois ont acquis une reconnaissance rapide sur la scène internationale. Ainsi, les images de certains d’entre eux sont presque devenues des icônes: pensons à celles de Yue Minjun (portraits d’hommes qui rient) ou à celles de Zhuang Hui (photographies de groupes gigantesques).
On peut toutefois se demander si l’intérêt des occidentaux pour l’art contemporain chinois ne relève pas du malentendu. Comment aborder ces oeuvres dont nous ne maîtrisons ni les références, ni les codes? On notera aussi le privilège accordé par les Chinois à la peinture, pratique que les Occidentaux ont, en partie, délaissée. Les artistes chinois séduisent-ils d’autant mieux les collectionneurs qu’ils satisfont un désir frustré: le «désir de peinture»? Qu’est-ce que représente d’ailleurs la pratique de la peinture dans la société chinoise, une société dans laquelle la calligraphie a longtemps constitué l’art « majeur »? Enfin, quelles peuvent être les répercussions (économiques ou autres) de la réception des oeuvres produites par les artistes chinois, à la fois sur leur travail et sur les différentes scènes artistiques locales ou mondiales? Une chose est sûre: s’interroger sur l’art contemporain chinois, c’est évidemment s’interroger sur nous, sur « notre » art, … sur l’art en général.
Catherine Francblin
Catherine Francblin : Les artistes chinois sont parmi les artistes contemporains, non occidentaux, ceux que nous connaissons le mieux. Nous avons découvert l’existence de cette scène chinoise notamment à l’exposition « Les magiciens de la terre » en 1989 et à la Biennale de Venise de 93, 95 et 1999 tout particulièrement.
Pourtant, cette scène reste encore assez « opaque » – pour reprendre un terme de Marie-José Mondzain- nous avons encore du mal à la comprendre.
Mes 2 invitées, Catherine Thieck et Marie-José Mondzain, ne sont pas des sinologues, mais elles sont toutes deux concernées par la question de l’image, de la représentation et de l’art, ainsi que par la question de la peinture, en particulier.
Au cours de ce débat, nous nous interrogerons sur notre perception de la Chine, et la manière dont nous perçoivent les artistes chinois.
Catherine Thieck, vous êtes allée en Chine 11 fois : comment avez-vous perçu la situation des artistes chinois, comment réagissent-ils à notre art ? Comment vous êtes-vous intéressée à la scène chinoise ?
Catherine Thieck : au départ, ce fut un hasard : en 1992, Pierre Soulages avait une exposition en Chine et m’a demandé de la préparer avec lui. Je suis donc partie avec Xin Dong Cheng et Soulages, afin de faire découvrir un artiste français en Chine. Cette expérience m’a permis de rencontrer de nombreux artistes chinois, à une époque de restructuration économique de la Chine, alors qu’en France, nous étions en pleine crise de l’art : on parlait de la mort de la peinture et moi, j’aime exposer la peinture. C’est dans cette atmosphère opaque que je me suis frayée un chemin, guidée par les artistes de là-bas, et je suis retournée 3 fois par an en Chine, voir ce qui s’y passait.
CF : Quel était leur degré d’information de la scène Occidentale ? Ont-ils été étonnés de votre présence ?
CT : Si ils ont été surpris, ils ne l’ont pas montré. En effet, le temps et les relations en Chine sont extrêmement différents. On ne va pas droit au but, ou droit au sujet. Au départ, on parle d’autres choses, on vous fait visiter un marché par exemple, puis, c’est à la fin de votre rencontre que l’artiste vous montre ses oeuvres.
La question qui revenait sans cesse dans mes entretiens avec les artistes était : « Vous pensiez voir des artistes du Tiers-Monde ? » Cette question se voulait un peu provocante, puisque la première chose que nous avons compris en voyant les oeuvres c’est que nous étions face à un vrai pouvoir. Tous les artistes sont passés par les écoles d’art, où ils ont tiré cet enseignement de la résistance, de la volonté de faire autre chose.
En 1992, il n’y avait pas de circuit d’art autre que celui des écoles : aucune presse d’art, pas de collections publiques, ou privées. Mais ce contexte m’a permis d’établir un rapport formidable avec les artistes.
Les choses ont évolué par le tremplin de l’internationalisme : les chinois ont compris que pour être puissants il fallait faire certaines choses : il faut que les oeuvres soient chères, qu’elles disent quelquechose, et pas tout, en même temps. Ce sont eux qui distribuent les cartes et pas nous.
CF : Marie-José Mondzain, avez-vous eu une expérience similaire ? Avez-vous eu le sentiment qu’il y avait une curiosité distante par rapport à notre art ? Comment êtes-vous passée de l’icône Byzantine à l’image chinoise ?
Marie-José Mondzain : Ce qui m’intéresse c’est de réfléchir sur les images : si je me suis intéressée à Byzance, c’est parce-que j’ai trouvé dans les fondements chrétiens de la pensée de l’image, les principes fondateurs des visibilités occidentales. L’intérêt de la pensée byzantine, de la théologie monothéiste, fonde ce qui est notre rapport au visible, en Occident.
En tant que philosophe, j’ai voulu voir « ailleurs » : je savais que la Chine était une immense puissance démographique, économique et historique qui aurait pu porter à l’excellence un art qui nous intéresse, sans avoir ce background de l’incarnation, des dieux visibles et invisibles, des prix à payer au péché.
La Chine, pays très riche culturellement, a vécu de grands traumatismes telle que la Révolution Culturelle, qui est entrée dans la mémoire chinoise dans une tradition de la destruction. L’eau et les guerres ne cessent de miner un monde qui, en même temps, se dit indestructible, et s’auto-désigne comme étant le centre. Pour la Chine, c’est nous qui sommes le bord. Chacun désigne l’autre comme son bord.
En arrivant en Chine je pouvais adopter une attitude humaniste, dans laquelle l’humain est universel, ou bien adopter une attitude non humaniste : dans ce cas, j’habite mon siècle, la crise de mon siècle, où nous doutons enfin de tout ce qui a fait centre pour nous, et là, il n’y a peut-être rien d’universel.
Je suis donc arrivée dans un pays où je ne comprenais rien : j’ai fait de nombreuses rencontres, qui m’ont permis de constater que la question du « sujet » est vertigineuse en Chine : le « je » est culturellement dans un retrait , et le « nous» l’emporte de loin dans la conscience de l’autre.
CF : En quoi c’est un autre ?
MJM : La relation en Chine est toujours transaction, valorisation d’une relation à l’intérieur d’une réussite ; la relation est aussi un enjeu de paroles, de signes, beaucoup plus subtil et c’est cela qui m’intéressait.
Je me suis rendue en Chine avec un cinéaste et mon amie sociologue chinoise Yu Shuo : nous avons filmé des entretiens avec des artistes chinois et nous avons résumé tout cela dans un travail de thèse qui s’intitule « Du malentendu positif ». Yu Shuo, réfugiée de Tien An Men, fut arrachée de son pays, pays duquel on ne peut pourtant pas s’arracher, car dans la terre chinoise, la culture chinoise et la langue, se tissent des choses auxquelles on ne peut se soustraire.
J’ai voulu rendre compte de ce tissu contradictoire et critique des rencontres intersubjectives, et cette réflexion me pousse à revenir sur 3 thèmes :
– Comment partir d’une culture que j’appelle « du voile et du dévoilement » ? En grec la vérité se dit « alétéya » qui signifie « tirer le voile » : la question du dévoilement et du voile est fondamentale dans le Judaïsme et le Christianisme, et les effets de parole sont toujours « dévoilement » : on veut voir Dieu en « face à face », on analyse frontalement les choses, puis on essaie de voir ce qu’il y a derrière – nous sommes toujours à la recherche de la vérité.
Face à cette culture du « voile et du dévoilement », j’ai rencontré en Chine une culture du mur, de l’écran, de l’obstacle. Cette culture du mur est le support de la visibilité, sur lequel les images viennent s’inscrire dans une énigme. C’est une culture de la séparation, et cette opacité est la condition d’un « voir ».
– La culture de la mise en relation : en Chine il n’y a pas de sujet, le mot qui veut dire « relation » utilise le caractère de la fermeture et de ce qui fait système. On entre en relation mais on ne peut entrer dans une circulation sans impliquer le lieu de la clôture.
– Le problème du visage, du portrait et de la face : la grande tradition chinoise est de ne pas perdre la face ; dans les relations, toujours intersubjectives, c’est la circulation intersubjective des signes qui crée du sens et pas de la vérité, ce qui fait que la vérité est toujours à la merci de la circulation du sens et toujours là où il a lieu, dans une fragilité, un remaniement.
CT : la face, le portrait sont une tradition en Chine, puisque on ne voit que des portraits des puissants, à la télévision, sur les murs, chez soi…
MJM : Ce sont effectivement des « visages » que nous voyons : il y a en effet une chose très importante, c’est le rapport entre masque et portrait. Pour reprendre les mots de mon amie Yu Show « Révéler la véritable nature de la comédie sociale de mes compatriotes est une expérience tonifiante et déchirante à la fois. Me voilà confrontée à un dilemme de conscience où l’arrachement du masque peut emporter ma face ».
Philosophe, spécialiste de la question de l’image, Marie-José Mondzain dont le travail, notamment sur l’icône byzantine, fait autorité a, elle aussi, beaucoup sillonné « l’empire du milieu » où elle a rencontré de nombreux artistes et visité quantités d’ateliers. Suite à ces voyages et ces rencontres, elle a organisé, en 1999, une exposition rassemblant les oeuvres de 14 artistes chinois, la plupart totalement ignorés en Europe. Intitulée «Transparence, opacité», cette manifestation, présentée pour la première fois dans la grande halle de la Villette, et actuellement reprise au centre culturel flamand de Bruxelles, a fait l’objet d’un livre, Transparence, opacité?, publié par les éditions du Cercle d’art (collection Diagonales).
En Chine, Marie-José Mondzain a découvert un régime de visibilité et de lecture des images radicalement différent du nôtre. Héritiers d’une culture plurimillénaire, les artistes contemporains chinois font preuve d’une originalité incontestable. Car la référence au modèle occidental ne semble avoir entraîner chez eux aucune « table rase », aucun effacement du passé. De sorte que même s’il emprunte à l’Occident ses procédés techniques ou ses dispositifs formels, l’art que l’on voit en Chine aujourd’hui reste « chinois » à plus d’un titre. Il est « chinois » parce qu’il ne cesse de renvoyer à un monde que les oeuvres se gardent d’exposer directement, mais évoquent de manière subtile, sinueuse. Il est « chinois » dans son refus de la profondeur, autrement dit dans sa fidélité à l’impénétrabilité du visible qui permet au sens de demeurer mouvant, vivant, vibrant.
Alors que leur pays possède encore très peu de structures consacrées à l’art contemporain et que les autorités ne semblent guère pressées de favoriser leur épanouissement, les artistes chinois ont acquis une reconnaissance rapide sur la scène internationale. Ainsi, les images de certains d’entre eux sont presque devenues des icônes: pensons à celles de Yue Minjun (portraits d’hommes qui rient) ou à celles de Zhuang Hui (photographies de groupes gigantesques).
On peut toutefois se demander si l’intérêt des occidentaux pour l’art contemporain chinois ne relève pas du malentendu. Comment aborder ces oeuvres dont nous ne maîtrisons ni les références, ni les codes? On notera aussi le privilège accordé par les Chinois à la peinture, pratique que les Occidentaux ont, en partie, délaissée. Les artistes chinois séduisent-ils d’autant mieux les collectionneurs qu’ils satisfont un désir frustré: le «désir de peinture»? Qu’est-ce que représente d’ailleurs la pratique de la peinture dans la société chinoise, une société dans laquelle la calligraphie a longtemps constitué l’art « majeur »? Enfin, quelles peuvent être les répercussions (économiques ou autres) de la réception des oeuvres produites par les artistes chinois, à la fois sur leur travail et sur les différentes scènes artistiques locales ou mondiales? Une chose est sûre: s’interroger sur l’art contemporain chinois, c’est évidemment s’interroger sur nous, sur « notre » art, … sur l’art en général.
Catherine Francblin