Mathieu Mercier Jean de Loisy
Mathieu Mercier est l’un des jeunes artistes les plus en vue de la scène française. Son travail, diversifié et cohérent, lui vaut la reconnaissance des institutions et de nombre de critiques et collectionneurs d’art contemporain. Après avoir été récompensée par le prix Marcel Duchamp en 2003, son oeuvre vient de faire l’objet, fin 2007, d’une grande exposition en forme de rétrospective au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
A l’occasion de ce nouvel « Entretien sur l’art », il engagera une réflexion à partir des notions de lieu et de déambulation. Revenant sur un certain nombre de ses oeuvres qui interrogent le projet des artistes modernes (Mondrian, Rodtchenko) et leur utopie d’un art intégré à la vie, il tentera d’expliciter le sens des objets qu’il crée, souvent en s’inspirant d’objets de consommation courante qui, eux-mêmes, empruntent leurs formes au champ de l’art. Admirateur de longue date de l’oeuvre de Mathieu Mercier, Jean de Loisy mettra en évidence sa puissance fictionnelle et sa dimension politique. Le titre du débat, Le mythe versus l’utopie, s’en trouvera ainsi interrogé.
Retranscription de l’entretien du 9 janvier 2008
Catherine Francblin (CF) : Merci à Mathieu Mercier d’avoir accepté cette invitation, car on sait qu’il éprouve une certaine réticence à parler de son travail sur un certain mode. Merci aussi à Jean d’être venu alors qu’il prépare une exposition pour le centre Pompidou, Traces du sacré, qui sera bientôt inaugurée.
Quelques mots d’introduction sur Mathieu Mercier, artiste né en 1970, dont l’oeuvre a pris beaucoup d’ampleur en quelques années, et s’est développée avec une grande cohérence. On a pu le voir récemment à l’ARC, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, où une exposition personnelle lui était consacrée. Mathieu Mercier a obtenu en 2003, le prix Marcel Duchamp, une récompense qui a été suivie d’une exposition au Centre Pompidou dans l’Espace 315.
Une quarantaine de pièces étaient déployées dans l’espace de l’ARC. Cette exposition a été pour moi l’occasion de mieux saisir son univers et de constater à quel point les oeuvres se font écho les unes aux autres. J’ai été impressionnée par l’unité formelle créée par l’ensemble des pièces. Beaucoup d’oeuvres relèvent d’une esthétique simple et sobre, plus ou moins héritée du minimalisme. Cependant, on retrouve dans ces oeuvres, des objets du quotidien qui paraissent eux-mêmes issus de l’esthétique constructiviste et minimaliste. Il règne dans l’exposition un sentiment d’ordre et de mesure qui dénote peut-être un souci de classicisme. Pourtant, si l’idée de règle et de rangement est présente, on sent planer à l’horizon de possibles perturbations. Je pense au casque en acier chromé dans lequel l’environnement s’engouffre en s’anamorphosant ; c’est une pièce très inquiétante dont on reparlera. Je pense aussi à d’autres pièces qui sont des évocations d’une ancestrale et indéracinable sauvagerie tels que le masque de base-ball transformé en fétiche africain, ainsi que cette statuette en bronze l’Homonculus qui nous rappelle l’art primitif. Enfin, j’ai été intriguée par une étrange bestiole : l’holothurie qui déplace certaines des idées que nous nous faisons sur le rapport de Mathieu Mercier aux objets. Mathieu Mercier est aussi commissaire d’ exposition. On l’a vu notamment à la Fondation d’entreprise Ricard avec l’exposition DERIVE qui a ouvert en octobre dernier et qui proposait un ensemble d’artistes au prix de la Fondation d’entreprise Ricard, dont les lauréats sont : Christophe Berdaguer et Marie Péjus. Mathieu Mercier est aussi co-directeur de la galerie de Multiples. Toutes ces activités témoignent d’un engagement social, sur lequel nous reviendrons.
Les oeuvres de MM se prêtent à de multiples lectures, y compris très subjectives. Chacun peut donc y trouver des références qui lui sont propres. Jean, tu proposes pour ta part de retracer la visite de l’exposition de l’ARC telle que tu l’as expérimentée, avec tes références propres, et sur le mode de la déambulation.
Jean De Loisy (JdL): Je ne connais pas si bien que ça le travail de Mathieu Mercier. Cette exposition était donc pour moi l’occasion de la découvrir ou de « le » redécouvrir après l’exposition à Strasbourg au Pavillon. On m’avait annoncé une mélancolie moderne. C’est donc muni de ce maigre bagage que je suis parti voir l’exposition et dès l’entrée, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’une méditation un peu différente. En effet, en bas du grand escalier de l’ARC, une grande pièce en fer définit une sorte de parcours du regard. C’est une grande sculpture de sept mètres de long, une sorte de trombone plié invitant à un exercice du regard, qui est aussi un exercice scientifique. Il existe en effet des relevés des différents mouvements de la prunelle qui révèlent que les tableaux du quattrocento et les tableaux du XXème siècle ne se regardent pas avec la même fréquence pupillaire. Donc, entrant dans une méditation beaucoup plus sérieuse que ce que j’avais attendu, je ne fus pas surpris de retrouver cette question du parcours dans la seconde oeuvre très connue : le petit néon enroulé autour d’un pieu. Je reviendrai sur cette dernière tout à l’heure, car je pense qu’on peut lui attribuer des significations multiples. Je trouve ce néon très intéressant du point de vue d’un sens du parcours, du retour même, du retour au même point, comme s’il fallait faire le tour plusieurs fois. Le grand dépliant est la troisième oeuvre de l’exposition. Il est semblable à un guide des jardins de Louis XIV pour visiter ce Versailles qu’est l’ARC, ce monde solaire. Ce dépliant est également en couverture du catalogue, il devient donc une sorte d’oeuvre en soit qui donne une importance singulière à l’espace. D’abord, cet espace est très blanc dans l’ensemble de l’installation, avec la qualité et la surface des oeuvres qui y sont proposées. C’est un espace qui devient très mallarméen, dont la blancheur m’évoque ces mots de Mallarmé : « une dentelle s’abolit, dans le doute du jeu suprême, à n’entrouvrir comme un blasphème, qu’absence éternelle de lit ». On sent ce blanc qui envahit le lit comme une menace, comme une première parole dans une conférence. Dans cet espace, il y a un rythme créé par les différents objets lisses qui y sont indexés, donnant la sensation d’être des sigles.
Sigle, du mot sigla en latin, veut dire : abréviation. Cette idée de rentrer dans un espace avec une abréviation, c’est-à-dire avec des objets qui y sont abrégés, nous indiquerait qu’ils sont là simplement comme indexant une réalité lointaine. Alors, on a du mal à ne pas évoquer par rapport au rythme et à la mesure, dont parlait Catherine Francblin, la sensation que l’on a en regardant certains tableaux de de Chirico. En particulier, ce fameux tableau, L’énigme d’une journée, où l’on voit un rythme d’arches très régulier dans un univers pratiquement vide, avec seulement la sculpture d’un personnage désignant un quadrilatère. Une sorte d’objet à peu près cubique auquel il manque une dimension pour prendre sens. Donc, ce qui va donner sens à ce parcours c’est le parcours justement, c’est-à-dire : la déambulation. Elle est extrêmement importante pour passer d’un espace à l’autre, avec cette sensation un peu japonaise du « Ma » comme espace-temps, un espace entre les choses. Donc, on est dans un espace abrégé, c’est ce que je vous disais tout à l’heure : le sigle.
Mais on est également dans un espace déserté, cette fois-ci à la façon de Piero della Francesca dans La Cité idéale du Musée Urbain. Dans cette cité idéale, vous avez une ville semblable à celle qui a été construite à Pienza en Ombrie : une ville désertée de tout humain. C’est un espace proprement inhumain, ce qui n’est pas exactement le cas de Mathieu Mercier. Il y a une sorte de grande douceur dans ce parcours ; c’est un lieu à parcourir tel un jardin. Pas un jardin japonais, plutôt un jardin italien ou un jardin de la Renaissance. Des jardins dont le principe néoplatonicien va durer jusqu’à Locus Solus de Raymond Roussel. Dans ce jardin occidental, on se demande si les trois grands cubes ressemblent à trois folies, sur trois thèmes symboliques. Si le petit tempietto, les quelques colonnes ruinées qui sont au bout, serait ce petit temple de la philosophie. La première folie est consacrée à un meuble dont on n’a pas le mode d’emploi, et qui est en train de se constituer : c’est la naissance de la forme. Le deuxième tempietto est plutôt la « génération » des formes, c’est un espace blanc avec deux formes qui s’aiment, une sorte de copulation formelle étonnante : la vie même dans son processus de régénération. Le troisième tempietto est une grande croix moderniste évoquant Malevitch, c’est un moment plus funèbre dans l’exposition.
Tout ceci n’est que pur fantasme personnel sur une déambulation symbolique extrêmement construite, trouvée, désirée, ou tout simplement retrouvée. La dernière pièce, ce temple philosophique, donnerait la sensation qu’il y a une méditation sur l’infini. Cette méditation, dans tous les jardins philosophiques, c’est d’abord une méditation sur soi. Le « soi » est présent à plusieurs reprises dans l’exposition. C’est d’abord la grande porte argentée en miroir. Une porte blindée, comme si l’accès au « soi » était difficile et possible seulement par effraction. D’autre part, on retrouve la méditation dans ces grandes photographies qui donnent la sensation d’un espace infini avec un soleil, une lumière couchante ou levante, en réalité des reflets sur les voitures de l’avenue Karl Marx à Berlin. Là encore, c’est peut-être la ruine d’une utopie philosophique. Dans ces jardins traditionnels on retrouve sans cesse trois personnages. Il y a la figure de l’ermite symbolisée par l’holothurie, seule dans son aquarium. Le monstre est évidemment l’Homonculus, le petit personnage symbolisant entièrement les fonctions neuronales. Et le troisième personnage, le silence, l’Harpocrate qui est en général à l’entrée du jardin, celui qui fait « chut » comme dans certains tableaux de Redon. C’est probablement ce petit néon avec une bouche ouverte tenu à un doigt qui lui fait signe de se taire. Voilà la première interprétation que l’on peut faire de ce jardin : la première déambulation. L’autre déambulation, est plus simple et plus politique. Vous avez à l’entrée de ce jardin un casque en miroir qui évoque à la fois une société coercitive et de surveillance. Placée à la fin de ce jardin artificiel, cette sorte de bulle étrange, constituée de panneaux de résine formant un corps informe et biomorphique, peut évoquer pour les amateurs de séries, la boule du prisonnier. Mathieu Mercier vous propose un moyen de vous échapper de cet espace artificiel : le fémur, dans cette sorte de vision étrangement héraldique, à l’intérieur de laquelle il poursuit probablement plusieurs mystères. C’est une boule de pétanque pour vous distraire du temps qui passe et une barre d’acier pour détruire les vitrines.
CF : Merci Jean, c’est une très belle promenade. Cette intervention fait ressortir le caractère très construit de cette exposition, sur le mode d’un parcours. MM, es-tu d’accord avec cette lecture ?
Mathieu Mercier (MM): Oui c’est indéniable, mais cette manière de raconter laisse penser que j’avais planifié l’ensemble des pièces. Cependant, elles n’ont pas été réalisées pour être rassemblées. Comme l’indique le titre, il y a plus d’une dizaine d’années d’écart entre la première et la dernière pièce. Quand on m’a commandé cette exposition, j’ai dû faire un point sur des pièces existantes : c’est ce qui a créé ce sentiment d’unité. Mais j’en ai été le premier surpris. La chronologie est réelle sur le plan, mais pas dans le parcours du regard, ni dans celui de la pensée. Les cubes avaient pour rôles dans l’exposition de cacher et de révéler. Ce parcours est forcément extrêmement différent selon les points de vue, ce qui permet de faire des relations triangulaires entre des oeuvres de périodes très différentes.
CF: Parlons du néon et du trombone sur cette idée du parcours.
MM: Le trombone annonce le sujet du déplacement du regard. C’est une pièce imposante mais non contraignante dans l’espace. On y circule assez facilement et le corps n’est pas contraint. Effectivement, le sujet était de considérer la description comme une approche un peu panoramique, comme si le regard parcourait les choses. En fait, la rétine va du détail à l’ensemble d’une manière bien plus complexe et rapide. En ce qui concerne la pièce du néon en boucle : c’est justement parce qu’il est très facilement identifiable par tous que je l’ai placé à l’entrée de l’exposition. Son sujet c’est d’être un signe, un appel, une publicité. L’interprétation « du doigt et de la bouche », elle, est nouvelle ! Il existe une interprétation plus matérialiste – par rapport à la publicité. Ou plus macabre, en rapport avec une potence. Mais celle du doigt et de la bouche: Je l’intègre, car la majorité de mes oeuvres est à la limite d’une abstraction et des références que l’on peut y rattacher. Par la description, on passe par différentes étapes toutes justes car communes. Ce n’est pas vraiment le sujet de mon travail, mais « le commun », ce qui construit en quelque sorte nos singularités, m’intéresse.
JdL: Cette ambition de révéler ce qui est nous, ce qui est commun, est importante. Il me semble que l’idée de la construction d’une communauté autour d’un certain nombre de possibilités d’interprétations singulières est quelque chose de très important aujourd’hui. Dans l’exposition, le rapport entre le divers et le singulier intervient presque en permanence. On peut avoir des interprétations très différentes de certaines oeuvres, par exemple, on parlait tout à l’heure des casques de base-ball. Ce sont des oeuvres que l’on peut voir d’un point de vue ritualiste et anthropologique comme montrant un site possible d’extériorisation de la violence, montrant un design inspiré, ou reprenant des designs antérieurs de sociétés plus archaïques. Mais également, on peut les regarder comme un système plus politique avec une vision plus stéréotypée des visages, une répétition infinie du même, dans une idée un peu plus socialiste que réaliste. Chaque oeuvre apporte toute une polysémie à partir d’un matériau qui est constant et commun à notre communauté. Laisser la porte aussi ouverte à l’interprétation est très particulier. C’est en cela que l’exposition est pour moi une sorte d’héraldique générale du monde, plutôt qu’une description précise d’éléments du monde.
CF: Qu’en penses-tu Mathieu ?
MM: Les artistes et pas seulement les plasticiens, servent à révéler des choses que tout le monde perçoit en les rendant plus évidentes. C’est l’idée que l’art crée du lien. Et je pense que ce lien est nécessaire. A l’origine de tous les arts, on retrouve ce désir de faire corps avec le reste du monde.
CF: Tu peux nous parler du casque ?
MM: C’est une édition en dix exemplaires, mais seuls les cinq premiers sont des ready-made, le constructeur ayant arrêté la fabrication entretemps. Cet exemple démontre une fois de plus que le ready-made est beaucoup plus compliqué que ce qu’on ne croit. On attribue à la série une disponibilité. Or, c’est très rarement le cas.
CF: Ce sont des casques utilisés en France ?
MM: Oui. Un jour, j’ai vu passer quelqu’un en moto avec ce casque sur la tête. Tout de suite, j’ai fait un lien entre l’objet de réflexion et le cerveau. Puis, j’ai mis en relation la déformation et la protection du corps : un casque comme miroir de surveillance, en référence historique à la paranoïa.
CF: Peux-tu parler de la série des Drum and Bass ?
MM: C’est la pièce avec l’étagère. J’en ai fait plusieurs dizaines. C’est une série que j’avais commencée lors d’une résidence à New-York. J’étais curieux de visiter la ville et j’avais beaucoup de difficultés à travailler dans l’atelier. Je me suis dit, alors, que ce serait intéressant d’associer mes déambulations à la production. Manhattan est le plus grand magasin du monde, il était donc cohérent de travailler avec des ready-made dans un esprit de « shopping ». En déambulant, j’ai pensé à Mondrian. Notamment à l’association qu’il a faite entre le quadrillage de la ville, son énergie et le jazz dans la série Boogie Woogie. Je titre assez rarement mes oeuvres, mais ces associations m’ont amené à celui de la série Drum and Bass, en référence à la musique techno et à mon travail de « sampling », commun aux DJ qui utilisent de la matière déjà existante. Cette démarche me permettait d’allier les deux endroits où je passais beaucoup de temps : le musée et le supermarché.
CF: C’est une constante de ton travail cette articulation entre le musée ou le supermarché, ou le magasin de bricolage ?
MM: J’étais assez content que l’on ait réussi à ne pas prononcer jusque là le mot de « Bricolage », car c’est une « étiquette » qu’on me colle souvent. Il est vrai que je me suis penché sur la question durant deux ou trois ans, mais pas plus. Il est aussi vrai que ce genre de pièces, je les expérimente parfois dans le magasin même, par souci d’économies et par manque de place.
CF: Mais avec le tuyau d’arrosage on n’est tout de même pas loin du magasin de bricolage ?
MM: Les objets avec des couleurs primaires sont associés au classement. On les retrouve beaucoup dans la papeterie, avec les classeurs, ou dans le garage, avec les bidons et les seaux.
CF: Ce sont des sortes de Mondrian réalisés avec des objets ordinaires.
MM: Michel Gauthier dit que ce sont des Duchamp réalisés avec des Mondrian, ou l’inverse : des Mondrian réalisés avec des Duchamp.
CF: Mondrian est une de tes références. Jean, lui, évoquait de Chirico. Alors entre Mondrian et de Chirico, duquel te sens-tu le plus proche ?
MM: Les deux et aucun à la fois. De Chirico, ce serait peut-être pour son rapport à l’architecture et au vide. Mondrian paraît plus évident. Mais ce n’est pas plus Mondrian que l’usage que l’on peut en faire dans la publicité. Je n’ai pas mené une recherche sur Mondrian pour produire ce genre de pièce.
JdL: Mondrian avait une relation à la ville et à l’espace qui en faisait des utopies. Il s’agit avec de Chirico d’une méditation sur l’absence, une méditation métaphysique sur le monde, donc sur « un invisible ». Alors que Mondrian renvoie à un autre type de visibilité.
CF: Mathieu, comment penses-tu ton travail au regard de la problématique des artistes du début du siècle qui ont eu, ou voulu avoir, une action d’ordre social ?
MM: S’il y a une constante dans ces travaux, elle se trouve à la croisée du projet moderniste comme projet de société et du geste Duchampien. Au moment où l’on attendait des artistes de l’avant-garde qu’ils produisent l’ensemble des objets de la société, à l’inverse, le geste Duchampien consistait à prendre un « objet-produit » pour l’introduire dans le champ de l’art. De ce croisement, à mon avis, il reste toujours quelque chose qui est de « l’irrésolu ». La question est toujours actualisée.
CF: Cette mélancolie que l’on note dans ton travail est-elle en rapport avec l’échec du projet moderniste ?
MM: Non, ce nest pas le constat d’un échec. Le rapport à la mélancolie est beaucoup plus étendu. Un certain nombre d’éléments dans l’exposition nous renvoient à la vanité : deux horloges, l’holothurie en tant qu’élément vivant, les miroirs.
Si je prends Holothurie, il y a un rapport entre la structure (le socle surmonté d’un aquarium) et l’animal, à savoir la forme et l’informe. Ce qui m’intéresse dans cette pièce, c’est la manière dont les spectateurs rentrent immédiatement dans un processus d’identification au vivant. Cet animal, l’holothurie, a vraiment le strict minimum pour se maintenir en vie, c’est-à-dire : de l’eau salée, un filtre, un radiateur pour le maintien à une température semblable à celle des milieux marins. La première projection de presque tout spectateur, concerne le rapport à la solitude. Le vivant au milieu d’un environnement très architecturé : l’aquarium.
CF: C’est nous dans nos immeubles modernes ?
MM: Toutes les œuvres sont « nous » d’une manière générale.
CF: L’élément vivant dans une exposition n’est pas très fréquent. De plus, c’est un élément peu séduisant et que l’on connaît peu.
MM: Encore une fois, les interprétations ne sont valables qu’« ici ». Par exemple, j’ai rencontré une commissaire coréenne – ils les mangent là bas – qui salivait devant la pièce.
CF: Tu savais cela, Jean ?
JdL: Oui, je le savais. Et je sais aussi que les holothuries ont une sexualité très particulière car elles se reproduisent à un même moment X difficilement prévisible. Ce qui est intéressant c’est l’emplacement de cette pièce, juste à côté du miroir, accentuant de la sorte le processus d’identification. Il y a une oeuvre dont j’aimerai bien avoir un commentaire. C’est une oeuvre qui me donne la sensation d’être lié à une possibilité de la station et de la déambulation. Elle est faite d’un grand bloc de cilice, d’une moquette noire qui se déroule et qui donnerait la sensation que l’exposition est un film.
MM: C’est un peu compliqué pour moi de parler de cette pièce car elle rassemble un certain nombre d’idées assez abstraites. L’idée du déroulement est une sorte de protocole. La pierre relève aussi du protocole mais dans un sens inverse. Sur une note funéraire, elle fait référence à un déroulement temporel. En fait, c’était l’idée d’un scénario pouvant se lire dans les deux sens. Il y a aussi des liens plus formels au paysage ou à l’architecture que l’on retrouve dans plusieurs pièces, notamment dans Holothurie. La plupart des pièces n’ont pas de titre, car il m’est impossible de trouver à un moment donné un sentiment juste.
CF: En effet, tes pièces récentes sont souvent nommées « Sans titre ». Précédemment, elles étaient intitulées de manière littérale, comme Deux chaises.
MM: Effectivement, au début je m’en tenais à une description matérielle, comme une manière d’énoncer les choses par leur présence physique.
CF: L’exposition de l’ARC, elle, s’appelle « Sans titres », au pluriel ?
MM: L’apparition du « S » est venue d’une discussion, mais ça n’a pas été une évidence. A l’inverse, j’avais un titre pour une pièce que je n’ai jamais réussi à réaliser : « Le mythe contre l’utopie ». Et c’est comme ainsi que l’on a finalement titré ce débat. Je trouve ça assez drôle puisque, d’un côté, le mythe serait en quelque sorte une histoire invérifiable et, de l’autre côté, l’utopie est par définition un projet irréalisable.
JdL: En même temps, l’idée de mythe correspond à rechercher ce qui est commun. Le mythe donne un sens à une société à la fois d?un point de vu social, individuel et symbolique.
CF: Est-ce que tu peux nous parler des deux chaises ?
MM: A droite, il s’agit d’une copie d’une chaise de Rietveld faite d’après les plans. Tout le monde connait les rouges et bleues, mais il en a aussi réalisé des blanches. L’autre est une chaise de jardin achetée en grande-surface. Le rapprochement des deux crée une espèce de dialogue. Au début, ce n’était pas une oeuvre. M’intéressant au travail de Rietveld, j’ai réalisé une copie de sa chaise à Berlin. Puis, dans le contexte de la ville, j’ai trouvé intéressant de placer les deux chaises dans l’atelier. De par les matériaux et les formes qui les composent, elles incarnent bien deux pensées : l’une est issue de la pensée constructiviste qui est un assemblage d’éléments géométriques assez simples, et l’autre, réalisée en plastique injecté à partir d’un moule, se retrouve dans un rapport au corps issu de la pensée des années 60. Simplement, quand des gens passaient à l’atelier, je trouvais ça intéressant de laisser les deux chaises disponibles pour voir laquelle ils allaient choisir.
CF: Evidemment, ils choisissaient la plus confortable, la chaise de jardin?
MM: En fait, la chaise de Rietveld est assez confortable, mais croyant que la peinture était encore fraîche, ils choisissaient l’autre. Puis, à force de les manipuler, je leur ai donné une autonomie. Après, je ne sais pas si c’est un dialogue impossible ou un couple ? Cela peut-être aussi tout simplement un constat.
CF: Un constat de quoi ? Car il y a plusieurs façons de l’interpréter.
MM: Je n’ai pas envie de dire que c’est le constat d’un échec. Il y a une chose qui est rentrée dans le domaine de la culture et une autre qui est considérée comme vulgaire. Et pourtant, celle qui est vulgaire est celle que l’on retrouve sur l’ensemble de la planète, aussi bien dans les cafés, que dans les jardins des châteaux, ou encore dans les pays les plus pauvres. Ainsi, la chaise de jardin a réussi le projet moderniste car elle est reproductible en très grand nombre, qu’elle ne vaut rien et qu’elle est empilable et lavable. Cependant, sa réussite n’est pas totale car elle a toujours un détail qui la ramène à quelque chose d’assez « dix-neuviémiste ». En effet, on n’a jamais réussi à faire un objet qui échapperait à toutes ces références historiques et à tout ce symbolisme un peu lourd. On croit expliquer la nature des objets par leurs formes ou par leurs moyens de production, mais il y a toujours du symbole injecté dans leurs formes ou dans leurs processus de fabrication. Ainsi, les objets sont bien plus complexes et symboliques que ce que l’on croit.
CF: Michel Gauthier voit dans cette confrontation « une réflexion quelque peu désenchantée sur la déchéance des ambitions des avant-gardes historiques. Voilà ce que sont devenues, dans un univers consumériste, les perspectives ouvertes par les avant-gardes ; voilà ce qui reste du High d’hier dans le Low d’aujourd’hui ». Considères-tu que la chaise de jardin est une « dégradation » de la chaise de Rietveld ? Précisément : est-ce que la chaise de jardin découle de la chaise de Rietveld ?
MM: Non, pas du tout.
CF: Le siège en plastique présent dans les supermarchés a été mieux diffusé que l’objet issu du projet moderne qui, lui, n’a pas envahi l’espace social comme il en avait l’ambition ?
MM: Non, mais c’est par défaut d’un projet culturel. Si l’on nomme réussite « ce qui se produit pour le plus grand nombre », on va vite être déçu.
CF: On en arrive à des questions politiques. Stéphane Calais a écrit un petit texte sur ton exposition où il signalait l’absence – j’imagine pour des raisons pratiques – de cette oeuvre, la maquette d’un pavillon de banlieue, que tu avais présentée au Centre Pompidou, dans l’espace 315. Cette oeuvre pointe nettement des questions politiques. Quel est l’espace social dans lequel on vit, et quel est l’espace esthétique dans lequel interviennent les artistes ?
MM: Oui, c’est un peu l’équivalent de la chaise de jardin, même si je n’ai pas de désir critique par rapport à ça. La question du Pavillon est plutôt de savoir quelle est sa valeur dans l’architecture d’un musée, en tant que paysage. Actuellement, la pièce est au Musée d’Art Moderne de Strasbourg, installée de manière complètement différente. À Beaubourg, l’installation était probablement le résultat de l’inexpérience ou de la peur de ne pas occuper correctement l’espace pour ce genre d’exposition.
CF: Jean, est-ce que cette dimension politique dans le travail de Mathieu t’intéresse?
JdL: Oui, beaucoup. Je ressens une partie de son travail d’artiste et de galeriste, comme très engagé à l’égard de l’idée de création moderne et de défense de ses contemporains. Par exemple, je me souviens de cette oeuvre présentée au Centre Pompidou comme d’un acte de démonstration politique : de grandes chandelles posées du sol au plafond soutenaient un plafond supprimé, laissant ainsi apparaitre sa structure réelle. Cette installation nous communiquait la sensation de l’art comme « porteur ». Tout d’un coup, l’artiste est replacé dans la position qui lui donne sens : il soutient l’ensemble de l’institution comme l’institution devrait elle aussi le soutenir. L’artiste est placé là où il doit être : à soulever des plafonds. Autre chose, si la chaise de Rietveld n’a pas envahi notre société, d’autres comme la chaise de Werner Panton, l’on fait. Donc, d’une certaine façon il y a des réussites qui sont au fond des métaphores du projet moderne. C’est pour cette raison que Mathieu parlait de la vanité comme une sorte de regard dans le miroir. Comment aujourd’hui peut-on encore parler de modernité dans une époque d’innocence perdue ? Cela me rappelle un propos d’Umberto Eco dans Au nom de la rose, où il se demande comment dans une société postmoderne, on peut parler d’amour. Les jeunes gens ne peuvent plus se dire « Je t’aime désespérément », car ils savent qu’avant eux Barbara Cartland l’a déjà dit. Mathieu, est-ce que tu te sens dans une époque d’innocence perdue ?
MM: Oui, mais je crois que c’est le cas de toutes les époques. C’est pourquoi le titre « Le Mythe contre l’Utopie » est déplaçable à l’infini, dans les deux sens, dans le présent et dans le futur. Forcément, certaines périodes laissent penser davantage que d?autres que le futur sera meilleur et que le présent est terrible. Mais je n?ai pas le sentiment que ce désenchantement soit une constante de la nature humaine. En fait, il s’agit d’un concept beaucoup plus métaphysique.
JdL : Oui, j’en suis persuadé. La luisance du sol de l’ARC est un phénomène qui frappe énormément lorsqu’on rentre dans l’exposition. De plus, les objets ont un aspect très soigné, comme ces grandes colonnes abattues qui se situent à la fin du parcours. Je me souviens de l’apparition des luisances dans la peinture hollandaise : brusquement, à la place des fumées, des saints et des anges, une grande luisance a surgi sur les étals des marchés hollandais. Les coquilles d’huîtres, les poissons sortis de l’eau et les matériaux devenaient extrêmement luisants. Cette révélation du monde de la marchandise nous apparaissait à l’intérieur d’un art qui, auparavant, était dédié à un sacré disparu. Et je me demande quel est le sens de cette digitalisation des grandes peintures que l’on voit à la fin de l’exposition ? Car cette luisance s’accompagne d’un aspect purement suggéré.
MM: Ce sont des prises de vues rapprochées de capots de voitures. Le soleil se reflète à la surface, créant la réalité d’un astre. J’aime bien ce rapport entre le monochrome et ce va-et-vient entre le pictural et la matérialité de la voiture, celle qui nous ramène à l’état d’infini.
CF: Dans les Mythologies de Barthes on lit ceci : « Le mythe est un système de communication [..] qui n’a pas la vérité pour sanction (contrairement à l’utopie qui vise à s’exercer dans le réel). » « [..] Le mythe abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences. Il organise un monde sans contradiction [..] un monde étalé dans l’évidence. Il fonde une clarté heureuse : les choses ont l’air de signifier toutes seules ». C’est un peu cela que tu souhaiterais ? Que les oeuvres signifient toutes seules, sans discours ?
MM: Oui, même sans moi, cela m’irait bien.
CF: Et concernant le sentiment d’absence dans l’exposition ?
MM: Ce sentiment d’absence est très travaillé, car la seule présence possible est celle du spectateur. Quand je compose une exposition, je place très précisément les objets dans une perspective qui permet au spectateur de faire l’expérience d’une déambulation. C’est une question d’équilibre. Lors du vernissage, la densité du monde ne correspondait plus à un parcours, les hôtes devenaient des obstacles.
CF: Comme nous l’avons dit précédemment, tu es co-directeur de la Galerie de Multiples avec Gilles Drouault. Pourquoi ce choix ?
MM: Tout d’abord, parce que le travail des autres m’intéresse. En tant qu’artiste agissant dans le système de l’art, on est confronté à certaines contradictions qu’il faut admettre dès le début. Notamment, un rapport aux réalités économiques. Ainsi, on peut considérer que les oeuvres sont gratuites, on s’adresse alors au plus grand nombre. Dans la réalité économique, en termes d’acquisition des oeuvres, le public est extrêmement réduit et c’est un public privilégié. Beaucoup d’artistes ont du mal à résoudre cette contradiction entre leurs engagements politiques et le fait que les visiteurs et les acheteurs puissent avoir des idées politiques totalement opposées. Avec l’édition, on s’adresse à un autre type de public, du moins sur le plan de l’acquisition, car intellectuellement il reste le même.
CF: Rendre accessibles les oeuvres à un vaste public par le biais des multiples, a été un des grands projets des avant-gardes. Te situes-tu dans cette tradition ?
MM: Oui, mais si l’on est réaliste, 50 exemplaires, ce n’est pas suffisant. On ne peut pas vraiment parler de grande diffusion dans ce cas-là.
JdL: Il y a une oeuvre dont nous n’avons pas parlé : la dernière.
MM: Elle est informe, c’est un objet rétro-futuriste qui fait autant référence à la préhistoire qu’à la science-fiction. Au moment de la fabrication, j’avais l’image d’un mammouth sortant de l’eau. C’est une oeuvre sans titre qui laisse la bride sur le cou à de drôles d’associations d’idées. J’ai un peu tout entendu à son propos : « l’iglou », « la patate », « le cerveau », « la carapace ». Toutes ces images sont justes. Il y a un parallèle entre le début et la fin de l’exposition car on retrouve des éléments très structurés en référence à l’infini et à la nature, des éléments qui permettent d’élaborer un parcours circulaire.
CF: Es-ce que quelqu’un dans la salle veut poser une question ?
Personne du public: Mathieu Mercier, vous inspirez-vous beaucoup des références cinématographiques, dans vote travail, tels que Godard et Kubrick ?
MM: Elisabeth Wetterwald a écrit pour le catalogue un texte sur 2001 L’Odyssée de l’espace. Je n’y avais pas spécialement pensé. Cependant, on peut trouver chez moi des idées évoquant ce film, des idées liées à la vanité et au rapport entre les formes du primitivisme et les monuments d’une manière générale. Mais ce n’est pas une référence directe. Le cinéma me fascine car je suis incapable d’imaginer dix minutes d’un film. J’ai essayé la vidéo à un moment donné. J’ai acheté une caméra et fait « une » vidéo de trois minutes. Ce qui m’intéresse dans l’art, c’est de constater combien une forme peut synthétiser énormément d’idées et de références. C’est quelque chose que j’essaie de travailler, non la narration, mais le rapport de l’expérience immédiate avec l’oeuvre. J’aime beaucoup cette idée que si la personne n’apprécie pas, elle en retiendra l’essentiel malgré elle.
CF: Je vous remercie tous. Merci Jean. Merci Mathieu.