S'inspirer, respirer De la Loire à l’Elysée : une relance de l’imagination politique est-elle possible ?
Avec Camille de Toledo, écrivain, auteur du Fleuve qui voulait écrire, les auditions de parlement de Loire (Manuella Editions, Liens qui libèrent), Thésée, sa vie nouvelle (Verdier)
Kantuta Quiros et Aliocha Imhoff, sont tous deux curateurs et fondateurs de la plateforme curatoriale Le Peuple qui manque. Ensemble ils publient le 20 avril prochain, dans la collection Perspectives critiques des PUF intitulé Qui parle ? à l’ère de l’Anthropocène, un livre qui revient sur ces autres formes d’assemblées étendues au vivant.
Alors que la France s’apprête à élire dans trois mois son nouveau président de la République, aucun récit commun ne semble plus rassembler les citoyens. Par-delà les clivages politiques traditionnels qui les opposent, minés par la crise sanitaire sans fin, les Français semblent traversés par la crise de l’idée de progrès, par le deuil de tout principe d’espérance.
Face à cette crise de l’avenir, on peut pourtant repérer des contre-feux lancés par celles et ceux qui entendent aujourd’hui réarmer leur progressisme, et tâchent de redonner de l’air au temps face aux horloges arrêtées de la modernité. En réponse à la percée des discours réactionnaires, déclinistes et identitaires, il est encore possible de se situer à contre-courant de l’époque.
A l’heure où la mobilisation environnementale s’efforce d’installer le motif de l’Anthropocène comme nouvel âge de la Terre, il n’a jamais été aussi urgent de nous demander comment le progressisme peut se mettre à l’écoute des nouveaux battements du temps. La question du partage de la Terre est bien la grande question contemporaine. Elle est politique, mais elle est aussi philosophique, au sens où elle exige une révision de beaucoup de choses que nous croyions évidentes. Notre véritable condition n’est plus la condition humaine, mais la condition terrestre, comme le suggèrent de nombreux penseurs actuels, de Bruno Latour à Patrice Maniglier.
Comme l’y invite l’écrivain et penseur Camille de Toledo, « il faut nous mettre à l’écoute des savoirs qui ont émergé au cours d’une saison nouvelle des sciences de la nature », pour pointer dans notre époque quelque chose qui a à voir avec un « horizon indien de la modernité ». Ce que le monde de la pensée le plus stimulant aujourd’hui nous dit, c’est combien nous sommes les héritiers d’un XXème siècle qui a « effroyablement nié les liens aux lieux », à la nature, au monde sauvage…, au nom de grands schémas politiques désormais dépassés. Notre époque, n’en déplaise aux politiciens bas du front qui saturent le débat public, exige de l’imagination. Ce que notre nouveau siècle demande, c’est une scène politique reconfigurée ; une autre scène pour la politique et la loi, afin que chacun prenne connaissance de ce que Camille de Toledo appelle un « soulèvement légal terrestre en cours ». Dans une expérience politique et intellectuelle passionnante, déclinée récemment en livre, Le fleuve qui voulait écrire, les auditions du Parlement de Loire, l’auteur, entouré de nombreux penseurs, a cherché à se mettre à l’écoute d’un fleuve, la Loire, afin d’imaginer comment des écosystèmes, des vies animales, végétales, peuvent accéder au statut de « personnes juridiques ». Ce qui existe déjà dans d’autres pays (Nouvelle-Zélande, Canada, Equateur…). L’enjeu est bien de dépasser la vieille partition entre sujets humains et objets non humains, afin de créer une nouvelle ontologie, où des rivières, lacs, océans, forêts, espèces animales, végétales, pourront plaider leurs causes et écrire avec nous les termes de la vie commune.
Ce nouveau dessin institutionnel, cette façon d’inventer une autre science politique – une science éco politique –, où les entités naturelles feront petit à petit leur entrée dans nos tribunaux et nos assemblées pour affirmer leurs droits, de nombreux auteurs y travaillent aujourd’hui, comme le rappelaient à la Biennale de Lyon en 2019 des penseurs filmés par Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros dans une vidéo intitulée « Et que demandent-ils ? À y devenir quelque chose ». Que se passerait-il si au terme d’une révolution écologique, ceux qui « conjuguent les verbes en silence » – les plantes, les animaux, les forêts – ceux qui agissent sur nous autant que nous agissons sur eux entraient à leur tour, officiellement, en politique ? Ce travail invitait à une remise à plat des politiques et poétiques énonciatives. Comme si les Etats Généraux de 1789 se trouvaient aujourd’hui actualisés, non plus seulement contre les privilèges, mais pour un accueil de tous les êtres qui habitent le monde.
Imaginer d’autres récits, des récits non utopiques, mais « topiques, qui partent des lieux et reviennent aux lieux », inventer d’autres formes d’assemblées, relancer l’imagination politique : et si l’enjeu des élections présidentielles se jouait dans ce geste-là, à la marge des récits dominants ?