Subversion post moderne
Autour du livre de Yves Simon, La voie perdue des hommes, et du dernier volume de La Méthode d’Edgar Morin, L’Humanité de l’humanité.
L’intérêt de Michel Maffesoli pour le poète et le romancier Yves Simon, vient de ses propres préoccupations de sociologue. Yves Simon est, de ce point de vue, un véritable renifleur du social par son observation, son incantation audacieuse de la vie de Paris. Il partage avec lui l’enracinement dans le thème du voyage, de l’errance qui est le thème de « La voie perdue des hommes ». Yves Simon retrace les cours et les recours de l’histoire à la manière d’un Charles Fourrier, et l’utopie des « amours papillons », des surréalistes comme dans « L’amour fou » ou « Nadja » de Breton et de la dérive psycho-géographique des situationnistes entre une intimation objective et la subjectivité en perdition, la rencontre à l’époque des portables, une synergie entre l’archaïque et la technologie.
Cette lettre de noblesse d’Yves Simon met sur scène des personnages typiques de cette errance urbaine : Andréa, le prêtre, son scooter et son portable ; Milos, le peintre à l’exil ; Louis, l’aveugle voyant ; Léna, la prostituée ; Ismalia, la beurette. Ce sont là les errances qui nous constituent pour ce que nous sommes. Le travail du romancier est une typologie à travers la caricature et le recours à l’idéal type, qui est le propre d’une sociologie compréhensive.
Ami de longue date, Jacques Rigaud retrace son parcours et son amitié à Yves Simon. L’écrivain est créateur, il est le privilégié qui a accès à l’imaginaire, le pouvoir divin d’inventer des personnages et de savoir donner vie à une histoire, cette vertu créatrice qui fait que la nature humaine participe de la divinité, ne fut-ce que pour un bref instant.
Il reconnaît la solitude dans la ville, le sentiment d’être seul dans une masse humaine et la douleur qui l’accompagne dans les personnages typiques d’Yves Simon qui en rendent compte avec ce qu’elle comporte d’incommunicabilité et qui savent attendre la grâce.
Catholique de confession, Jacques Rigaud était intrigué par la figure de ce prêtre errant, marginal, sans paroisse qui lui rappelle les prêtres douloureux mais irradiant de foi de Bernanos. Ce prêtre va à l’encontre de la douleur et de la souffrance dans une ville monstre, organique, vivante, ce qui fait sa force.
Pourquoi la ville ? Ce lieu poétique par excellence, la beauté et l’effroi qui l’accompagnent offrent l’excitation nécessaire à Yves Simon. La nuit, protégé, il ne cesse d’imaginer le temps qui nous manque, les caresses et les chuchotements, voire le lieu ou se nouent et se dénouent les existences, les gares où on se trouve et on se quitte.
Pourquoi un prêtre ? Le monde de l’humanisme, celui de la renaissance, des lumières qui a apporté la démocratie : on le chasse. Des nouveaux mondes cyniques apparaissent. Sur la ligne de la confrontation, dans la fracture entre modernité et post-modernité, un personnage qui traverse, qui se déplace, pour qui l’argent ne compte pas, qui cherche le souffrant, un personnage qui représente l’oreille, l’écoute : le prêtre.
Tessa Ivascu fait une lecture très personnelle. Errer dans Paris ne permet pas de liens apriori. L’errance urbaine n’est ni une flânerie, ni une balade mais une errance solitaire sans partage possible accompagnée d’un danger de mort. Quand la rencontre advient, l’errance s’arrête : elle devient un parcours de vie. Sur le chemin de cette solitude on se trouve devant un mur de verre que l’on brise et dont les débris de verre couvrent notre existence comme le sable la ville. C’est le corps réel qui se dérobe lorsqu’on pense à l’errance, ce corps de référence, inchangé, rigide : les murs de la cité.
Autour du dernier volume de La Méthode d’ Edgar Morin : « L’humanité de l’humanité »,
compte rendu de Panagiotis Christias.
Une longue amitié et nombreuses affinités intellectuelles lient Michel Maffesoli à Edgar Morin. Il profite de l’occasion de la publication du nouvel volume de La méthode pour « célébrer » le grand penseur. Du point de vue épistémologique, les travaux d’Edgar Morin constituent un paradigme de pensée. La rationalité complexe correspond à l’esprit du temps contemporain, où on constate que le fantasme de l’homme moderne de la maîtrise absolue se retourne contre lui. Morin thématise le temps présent. Le thème de la « noosphère » rend compte de l’aspect imaginaire des sociétés humaines, véritables « machines à faire des dieux ». Le « double », les présences fantomatiques de la collectivité, notre propre « écho », renvoie au primum relationis, le primat de la relation dans les processus interactionnels de la vie humaine. Le retour de l’archaïsme, le « ressourcement de l’archè », laisse apercevoir un monde en quête de ses origines, de ses racines profondes dans la nature et dans l’univers.
Serge Moscovici partage dans la Méthode l’effort de trouver l’homme tel qu’il est. Elle combine la rigueur de la recherche à travers la complémentarité des champs d’étude (société, nature, connaissance) à la méditation et la sagesse de son auteur. L’immense savoir qu’elle articule et présuppose met en relief le « mystère », qui est le mot le plus souvent utilisé dans tout l’ouvrage. L’homme fait face à des problèmes et à des mystères (Kierkegaard) : la science affronte les problèmes mais est impuissante devant les mystères. Le paradoxe se situe à l’interface des deux. La pensée, ce cheminement et cette méthode, étant elle-même vecteur de changement, démontre que l’homme n’est pas complètement rationnel. Or ceci ne signifie pas qu’il est irrationnel. Entre mythos et logos le mystère proprement dit est, pour Morin, celui de la création. L’homme est à l’image du cosmos, à la fois créé et créant. Ainsi, est-il douée de raison, mais également de plus que la raison, car il est un mystère.
François L’Yvonnet, ressent un humanisme tragique dans le livre de Morin. Etre embarqué dans une drôle d’aventure, telle est la condition de l’homme. L’humanisme classique étant trop « anthropomorphique », celui des temps actuels est une tentative de décentrement. François L’Yvonnet marque trois de ses traits parmi d’autres. D’abord, il prend la forme d’un récit, d’une histoire, qui permet de reposer, poétiquement, les grandes questions, comme celle de Leibniz : « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Ensuite, il reconsidère la nature de l’homme : poser la différence dans la continuité entre l’homme et l’animal. Enfin, il invite à une exploration des possibilités de l’esprit, qui implique une spiritualité revisitée.
Le terme « mystère humain » interpelle Edgar Morin, dont le trajet personnel part du mystère pour retrouver le mystère. Il n’a jamais cessé d’affronter l’humain, et, à l’intérieur de celui-ci, le cosmos, en tant que l’impossibilité même : « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? » (Pascal, Lafuma, 131). L’homme est mal connu parce qu’il est trop connu. L’humain se disperse. On en trouve ses fragments dans les divers domaines de son activité (sciences, art, littérature, etc.), qui laissent entrevoir la facilité d’une approche complexe qui aurait pour fil conducteur le cercle : individu – espèce – individu. Or il y a un autre aspect, qui, dans le cheminement du mal connu au mieux connu, fait surgir le mystère, réintroduit l’inconnu dans la quête humaine. Plus la sphère du connu augmente, plus elle entre en contact avec celle de l’inconnu. Or, comment séparer la part d’inconnu qui est de l’ordre de l’énigme, que l’on élucidera éventuellement, de celle qui est de l’ordre du mystère, au delà du concevable. Le mystère de la création, à la fois rationnelle et au delà de la raison, est le « pari » épistémologique d’Edgar Morin, qui implique le doute, la raison et la foi.
Autour du dernier livre de Michel Maffesoli, « La part du diable »,
compte rendu de Panagiotis Christias.
Michel Maffesoli évoque par son dernier livre la dimension du mal. Il n’aspire pas à l’originalité mais plutôt au rappel de ce qui est essentiel de la vie humaine et de la société humaine. Le mal est complémentaire du bien, de tout ce qui est bien. Il est par conséquence irréductible, il fait partie de la structuration sociale. Cette simple vérité, qui se trouve en effet « dans toutes les têtes », a une force subversive, elle correspond à la subversion d’une dénégation, celle justement de « la part du diable ». Dénier le mal cause plus de mal que l’acceptation pure et simple de la part animale de l’homme. Evacuer le mal, le canaliser, est à la fois la sagesse ancienne et la voie de la raison.
Serge Moscovici parle de « sociologie sauvage ». Tout en rappelant la dimension propre de notre culture, la concupiscence, il insiste sur le côté transgressif du mal. Le propre du mal est la transgression des règles communes. La transgression peut alors se vêtir des formes diverses. La décrire n’est pas une affaire facile. L’esthétisation du mal est toujours une menace. Parler des grands génocides de notre siècle, la Shoah ou l’extermination des Arméniens par les Turcs, même comme exemple, est trop riche en signification. Michel Maffesoli rappelle que c’est justement une culture rationnelle qui pensait avoir vaincu le mal par le comble de la philosophie, une société qui est le fruit exquis de cette philosophie, la République de Weimar, qui va échouer et laisser la place libre au carnage aveugle et aux pires instincts de l’homme. Si la question de l’étranger est constitutive de la question du mal, Serge Moscovici rappelle, pour finir, le commentaire de Bergson de la phrase fameuse de Hobbes : l’homme est un homme pour l’étranger et un dieu pour le compatriote.
Dominique Grisoni reconnaît dans la question du mal un thème obsessionnel de la pensée philosophique. Les philosophes ont toujours eu du mal à y voir clair. Ce qui frappe, c’est la diversité du mal, le polymorphisme de ses expressions. C’est pourquoi, c’est les écrivains qui se sont donnés pour tâche de décrire le mal. Face à une telle diversité, quelle est l’attitude humaine ? Le livre de Michel Maffesoli ne fait que faire ressurgir l’ancienne sagesse : tant qu’il a du mal, il faut vivre avec. Apprendre à l’accepter comme le sage Job. Il faut insérer l’inhumain dans l’humain.
Daniel Siboni remercie Michel Maffesoli de produire le cadre d’un dialogue sur un sujet urgent. Il rappelle que lui-même avait posé cette question : quelle place pour le mal ? Dans le but d’approcher ce phénomène, il propose de définir le mal comme l’irruption de l’autre dans le champ narcissique de soi, dans l’enclot corporel ou psychique : l’autre est mal. Ce qu’il retrouve dans le livre de Michel Maffesoli, c’est la tension entre bien et mal, l’entre-les-deux qui fait que le bien produit du mal et que le mal produit du bien. Le nouveau bien sera alors de reconnaître le mal, l’intégrer de nouveau là d’où il n’est jamais parti. Cette reconnaissance est aussi un pas vers l’altérité.
compte rendu de Panagiotis Christias.