Compagnons de Route
Artistes : Roger Bissière, Youla Chapoval, Nicolas de Staël, Jean Dubuffet, Louis-Auguste Déchelette, Asger Jorn, Vera Pagava, Hans Reichel, Árpád Szenes, Mark Tobey, Maria Helena Vieira da Silva, Arts premiers.
À partir du 22 mai prochain, le Centre Pompidou rend hommage à quelques-uns des grands marchands d’art moderne et contemporain, en France, de 1905 à la fin des années 60. C’est en dialogue avec cette exposition qui consacre une salle à la fondatrice de la galerie Jeanne Bucher, que s’inscrivent ces Compagnons de Route si chers à Jean-François Jaeger qui reprend la direction de la galerie à partir de 1947, suite au décès de Jeanne Bucher en 1946, et n’aura de cesse de soutenir « ses » Compagnons pendant plus de 60 ans.
Au printemps 2000, Jean-François Jaeger leur rend hommage à travers une exposition intitulée Dialogue avec des Compagnons de Route, réunissant à l’époque Giacometti, Dubuffet, Tobey, Vieira da Silva, Rebeyrolle, di Suvero, Staël, Jorn et Bissière.
Presque 20 ans après, en dialogue avec la salle dédiée à Jeanne Bucher au Centre Pompidou qui expose les œuvres d’artistes acquises par le Centre à la galerie, Véronique Jaeger, directrice générale de la galerie et son frère Emmanuel Jaeger, directeur de la galerie – ont choisi de créer une exposition pour leur père Jean-François Jaeger, dans les lieux même qui ont animé toute sa passion afin de lui donner la parole. Une parole vive et vivante, au plus près des artistes qu’il a connus, soutenus, et par dessus tout, aimés. Sans vouloir montrer tous les artistes promus et défendus par Jean-François Jaeger durant l’exercice de son métier, l’exposition Compagnons de Route – en prolongation de la salle dédiée à l’exposition Compagnons de Route – se concentre sur les artistes dont les œuvres ont été acquises par le Centre Pompidou à la galerie jusqu’à la fin des années 60, en s’attachant, à montrer à la galerie des œuvres en résonance avec celles acquises par le Centre Pompidou à la galerie.
En 2000, Jean-François Jaeger, en préambule du catalogue de son exposition Dialogue avec des Compagnons de route, s’exprimait ainsi :
Il n’y a pour nous que des commencements, des naissances successives au gré des sollicitations à remettre nos points de vue en question, chacun assumé en totalité, chacun éventuellement contredit par une aventure d’un autre type, sans perdre l’essentiel attachement à la qualité du mode d’expression. Ne disposant d’aucun pouvoir de création, nous sommes placés aux avant-postes, premiers à subir le choc d’une révélation née dans l’atelier; à l’assimiler en vue d’accomplir notre rôle de passeur. L’invention d’une iconographie adaptée à l’esprit des œuvres, l’orchestration des énergies assemblées sous un éclairage subtil pour en offrir une approche efficace, voilà le seul domaine réservé à notre plaisir. La prise en main des tableaux ou des sculptures, à bout de bras, permet de savourer dans le détail le style de leur auteur. La disposition au mur, les distances, les hauteurs, le volume dans l’espace offrent toutes les occasions d’établir des dialogues, le plus souvent des dialogues de tendresse et de respect (…). Certaines expositions sont inscrites dans notre mémoire comme des événements inoubliables, est-ce prétentieux de l’affirmer.
Suite à l’obtention du 2ème prix de la Jeune Peinture en mai 1947, la galerie Jeanne Bucher organise la première exposition personnelle en galerie de Youla Chapoval (1919-1951) en novembre 1947. Ce sera l’un des tous premiers accrochages réalisé par Jean-François Jaeger, petit-neveu de la fondatrice de la galerie qui engendrera d’ailleurs la première acquisition d’un tableau abstrait par Georges Pompidou. La galerie lui a consacré une exposition rétrospective en 2019. La Nature morte au citron de 48 figurant au Centre Pompidou, acquise par l’Etat en 48 en est le témoignage. La galerie a choisi d’exposer l’œuvre Jeux de Lumière de la même année ainsi qu’un fusain de 1947.
Louis-Auguste Déchelette (1894-1964), né dans la région de Lyon, est plâtrier et peintre en bâtiment et fait le tour de France comme compagnon de 16 à 31 ans. Dessinant depuis son plus jeune âge, il peint des allégories sur des sujets sociaux et politiques de préférence, en usant à merveille de calembours et d’un humour tonique dans ses peintures. Jeanne Bucher expose à 2 reprises pendant la guerre ses peintures clandestines dites « résistantes » ; il y dénonce le fascisme et nazisme et d’une manière générale, les conflits sociaux et ses horreurs. Jean-François Jaeger l’expose également entre 47 et 60 à plusieurs reprises. ll est soutenu par Georges-Henri Rivière et l’État fait l’acquisition d’une dizaine de toiles entre 43 et 65. Une exposition Déchelette-Bauchant lui a récemment été consacrée à l’ouverture de la galerie à Lisbonne. Le Centre Pompidou possède l’œuvre l’Église St-Etienne-du-Montacquise en 49 mise en dialogue avec les œuvres Nonchalant et Analogie de 43, peinte en pleine résistance du nazisme à Paris.
Vera Pagava (1907-1988) est entrée en peinture par un chemin exigeant et serein dans sa dimension spirituelle. Il s’est élargi sans bavardage pour ne conserver que ce qui appartient à la lumière. Arrivée à Paris de sa Géorgie natale en 1934, elle suit les cours à l’Académie Ranson de Bissière et y rencontre Vieira da Silva avec laquelle elle devient très amie. Ses Natures Mortes figuratives puis ses Paysages abstraits, demeurent au fil des années, dans une permanence unitaire où règnent le silence, l’espace et la lumière, dans un dépouillement formel qui maintient le tableau dans son exigence du « vrai ». Jeanne Bucher l’expose initialement en 44 avec Dora Maar, puis Jean-François Jaeger ensuite. Une rétrospective Corps célestes a été consacrée à l’artiste en 2017, conjointement avec la Galerie Le Minotaure (Commissaire : Mathieu Poirier). L’œuvre du Centre Pompidou intitulée Nocturne, réalisée avant 1951, est acquise par l’État à la galerie en 1951 et mise en dialogue avec Coupe et Formes sur table de 1935 actuellement exposée à la galerie.
Bissière (1886-1964) « nous a enseigné la vertu du renoncement, la patience d’attendre de la maturité une « souveraine aisance », la sagesse de faire confiance à une démarche d’artisan. Dans chaque ton du vrai coloriste qu’il fut, plus d’irradiations enchantent notre esprit par la finesse des rapports qui fait chanter chaque touche à sa juste valeur, que ne pourraient en proposer un monochrome dans son immobilité (même extatique), ou toute production, fille de l’astuce et de l’ingéniosité. » Alors que Bissière rejoint la galerie au début des années 50, plusieurs œuvres de l’artiste sont acquises à la galerie par l’État telles que l’œuvre Jaune et Gris de 50, acquise en 1953 ; l’œuvre La Forêt est exposée par la galerie en 1956 où elle y est acquise par l’État ; les 3 œuvres Vendange de 58, Equinoxe d’été de 55 et Pastorale de 46, sont offertes par l’artiste à l’État en 1959 puis attribuées plus tardivement au Centre Pompidou.
Les œuvres La Chanson des rues de 46, Vert et Noir, Esprit de la Forêt de 55 et La Saveur d’Yquem de 59 sont exposées à la galerie et choisies en relation avec les acquisitions du Centre Pompidou.
Nicolas de Staël (1913-1955), cette stature gigantesque de doutes et de convictions qui se fraye un chemin personnel dans le contre-courant du convenu de l’époque, en quête urgente d’énergie et de rigueur, dans une aventure extrême de l’homme qui veut imposer à la peinture sa loi, le voici luttant à mains libres, fort d’une éducation artistique désormais assimilée, aux prises avec une sensation d’espace-couleur propre à défoncer le plan du tableau qu’il eut totalement respecter, sans l’intervention d’aucune notion perspective. (…) le silence est tendu à l’extrême sur le lieu mythique du drame. L’action va remplir ce décor mental de tragédie grecque dans l’équilibre des masses suspendues à l’éclat implacable d’un blanc sidéral. Un souffle gigantesque s’est soudain figé sous l’emprise du destin la symphonie grecque marque un temps d’arrêt, avant d’interpréter ce qui sera toutes raisons de croire et d’aimer comme un homme et toutes raisons d’inventorier les mirages de l’espace, celles tendues de l’icône ou celles rigoureusement bâties…Avant de céder au vertige de l’absolu dans un envol prémédité…
La peinture Les Toits de 52 est acquise par l’Etat dans les années 50 tout comme Coin d’Atelier Fond Bleu de 55 de l’artiste est acquis en dation au décès de la veuve de l’artiste, dernièrement. La galerie expose Nature morte fond clair de 54 ainsi qu’un Paysage de 52 et une Plage de 54.
Traditionnel comme celui de Bissière, le langage mesuré, musical de Mark Tobey (1890-1976) élabore dans la matité des temperas un espace cosmique en tourbillons de méditations transcendantales. La dimension spirituelle, particulièrement chez lui, est sans rapport avec le format. Tout, à sa vraie amplitude figure la vérité d’une attente prosternée, le souffle à l’exact diapason du recueillement (…). Le monotype de Tobey de 1961, gouache sur papier collé sur papier japon, est acquis par le Centre Pompidou en 1965, à l’occasion de l’exposition des Monotypes de Tobey à la galerie la même année. Lors de l’exposition de 1968 de Tobey à la galerie, c’est le chef-d’œuvre Unknown Journey qui rejoint les collections nationales. La galerie a choisi d’exposer un monotype de 61. Une grande exposition célébrant l’artiste est en préparation à la galerie pour l’automne 2020.
En 1931, Jean Dubuffet (1901-1985) écrit à Jeanne Bucher : « Nous finirons bien par nous rencontrer quelque part un jour ou l’autre. » C’est Jean-François Jaeger qui l’expose en 1964, suite à la présentation à Venise du cycle de l’Hourloupe, le cycle le plus long et le plus original du travail de Dubuffet qui se termine en 1974. Jean-François Jaeger et Ernst Beyeler sont les seuls marchands à le promouvoir mondialement durant cette période. « Graphismes sinueux répondant avec immédiateté à des impulsions spontanées et non contrôlées de la main qui les trace, l’Hourloupe est une prise de conscience du caractère illusoire du monde que nous croyons réel ». Près d’une vingtaine d’expositions monographiques se dérouleront à la galerie. La peinture de Jean Dubuffet de 4m de long Le Train de pendules sera acquise par l’Etat en 1965 et attribuée au Centre Pompidou en 1976. La galerie expose la peinture de l’Hourloupe Le Bar de 65.
La prodigieuse liberté de pensée d’Asger Jorn (1914-1973) ne devrait pas se limiter ici à la représentation d’une œuvre unique sans priver sa personnalité de grand Viking de ses atouts multiples (…). Une insatiable curiosité lui faisait envisager la réalité sous des aspects souvent déconcertants, comme le jour où il affirma qu’en fait, c’est Eve qui fut à l’origine de l’humanité et non Adam comme le veut la tradition : qu’en conséquence il fallait réviser toutes nos conceptions socio-culturelles. Peu d’artistes ont su mettre dans leur œuvre et dans leur vie une telle intensité, parfois un tel débordement passionnel avec, finalement, au-delà du goût total de son indépendance, une évidente sagesse.
L’État fait l’acquisition de la Tête de Turc de 67 de l’artiste, alors qu’il est exposé à la galerie. Elle sera attribuée au Centre Pompidou en 2008. La galerie expose une peinture Sans titre de 1946 ainsi que Marexpert de 1971.
Peu d’artistes ont eu, au cours du siècle passé, un destin aussi intimement lié à une galerie que celui que connut Vieira da Silva (1908-1992) avec la galerie Jeanne Bucher Jaeger. Après la parution de l’édition Kô et Kô en 1933, elle est exposée par Jeanne Bucher à la fin de cette décennie et restera, en dehors d’un court épisode chez Pierre Loeb au décès de Jeanne Bucher, constamment promue et défendue tant en France qu’à l’étranger par la galerie. Son ami poète René Char soulignait dans l’un des catalogues de la galerie : « Vieira da Silva tient serré dans sa main, parmi tant de mains ballantes, sans fermeté, sans lacis, sans besoin, quelque chose qui est à la fois lumière d’un sol et promesse d’une graine. Son sens du labyrinthe, sa magie des arêtes, invitent aussi bien à un retour aux montagnes gardiennes qu’à un agrandissement en ordre de la ville, siège du pouvoir. » Les œuvres Stèle de 64 et Entreprise Impossible de 61-67 sont acquises par le Centre dans les années 60. La galerie expose la peinture La Garde des anges de 50 ainsi que Composition 55. Une exposition est en cours de préparation à la galerie au moment de la FIAC pour l’automne 2019, ainsi qu’à Londres et à New York.
Artiste défendu par Jeanne Bucher à partir de 1939, puis, dès 1949, par Jean- François Jaeger qui lui consacre une dizaine d’expositions monographiques, Árpád Szenes (1897-1985) se distingue par ses paysages, espaces poétiques, mémoires d’un monde heureux sur le point de naître. Plages, collines, ciels sans présence humaine et cependant vibrants d’humain. A l’occasion du 120ème anniversaire de la naissance de l’artiste en 2017, la galerie lui a consacré l’exposition Plénitude aux confins de l’existant. La Composition de 1948 appartenant au Centre Pompidou fait écho à la Conversation hongroise de Szenes de la même année exposée à la galerie.
S’adonnant à la peinture depuis l’âge de 16 ans, Hans Reichel (1892-1958) décide d’arrêter très tôt ses études, s’installe à Munich, fréquente le café Stéfanie où il rencontre Rainer Maria Rilke et Paul Klee – qui aura une forte influence sur son travail. Suivront, en 1924, les rencontres avec Kandinsky et Gropius au Bauhaus de Weimar. En 1928, il s’installe à Paris et se lie avec Bissière qui l’introduit à l’Académie Ranson. En 1946, à l’occasion de l’un de ses derniers accrochages, Jeanne Bucher présente ses aquarelles au public. L’année suivante, en octobre 1947, la première exposition orchestrée par Jean-François Jaeger, dès sa prise de fonction à l’âge de 23 ans, sera dédiée à Reichel. Les œuvres acquises par l’État dans les années 60 et attribuées au Centre Pompidou, dont Bleu et Orange de 51 et Cristalde 52, qui dialoguent avec celles choisies au sein de l’exposition.
Alors que Jean-François Jaeger se dirige vers ses 96 ans, voici ce qu’il dit de ses Compagnons de Route : Ce furent des moments d’intenses marques de respect et de dévotion passionnelle à ceux qui, d’année en année, nous attiraient dans les révélations de leur art, nous apprenaient à vivre dans un présent renouvelé, dans un commencement permanent. Grâce leur soit rendue.