L'apparition des images
Dans son essai Sur les Traces de Nadar, Rosalind Krauss analyse une image réalisée par Nadar et son frère montrant le mime Charles Debureau avec un appareil photographique « mimant l’enregistrement de sa propre image » (Charles Debureau, 1854). Elle attire l’attention sur la nature réflexive et indicielle de cette image à travers l’usage de la surface blanche créée par le costume du mime et une série de traces que constituent les ombres de la main et de l’appareil photographique qui se détachent sur ce fond blanc. Comme elle l’écrit « ce à quoi cette photographie aspire, c’est à dépasser son statut de simple véhicule passif du jeu du mime. Elle est censée représenter la photographie elle-même en tant que miroir complexe. L’image photographique (…) met en scène dans le même temps son propre processus de constitution en trace lumineuse et son propre statut en tant que champ de signes physiquement translatés.»1 À rebours, cette image pourrait contenir la double orientation de la photographie – entre représentation et matérialité – présente dès les débuts du medium.²
La photographie argentique relève d’un protocole méticuleux dont le développement et le tirage (révélateur, bain d’arrêt et fixateur) en laboratoire constituent des étapes nécessaires à l’apparition des images. Alors que la photographie argentique devient obsolète, sa nature protocolaire resurgit paradoxalement et génère des œuvres où la chaîne de production d’une photographie est démantelée. Les procédés physico-chimiques ne sont plus exclusivement le moyen d’apparition de l’image, mais l’objet même d’une œuvre où le medium lui-même est décortiqué pour être détourné. L’exploration des propriétés du medium photographique devient le point de départ de démarches processuelles. L’exposition s’intéresse aux liens qui se tissent entre la nature protocolaire de la photographie argentique et la nature processuelle de pratiques conceptuelles.
Certaines œuvres présentées dans l’exposition entretiennent un lien étroit avec l’histoire de la photographie et la spécificité du médium – l’écriture de la lumière prise au pied de la lettre. Elles se construisent selon un protocole lié au déplacement. Les Heliograms (1876/2011) de Lisa Oppenheim reposent sur un principe de contraction temporelle. Une image source du soleil réalisée par le pionnier de l’astrophotographie Henry Draper est reproduite sur un négatif exposé par contact à la lumière du soleil. La trace lumineuse se superpose à l’image source qui est elle-même la trace de la source lumineuse. Les tirages uniques de la série Anabasis X-Rayograms d’Éric Baudelaire portent la trace laissée par les scanners à rayons X aux contrôles aéroportuaires. Hommage aux rayogrammes de Man Ray, l’image enregistre tout autant une trace lumineuse invisible à l’œil nu qu’un déplacement spatio-temporel placé sous le sceau du contrôle. Le déplacement auquel se livre Dominique Blais dans l’installation Ring (2012) est de l’ordre de la transposition. L’artiste a réalisé chacun de ces quatre sténopés à la lueur de bougies qui se consument pendant la durée de chacun des quatre opéras de la Tétralogie de Wagner. La bougie fonctionne comme un sablier – un marqueur de l’écoulement du temps – dont le double enregistrement photographique et sculptural est la trace. Si le tirage photographique est maintenu, son champ d’action est élargi à travers une série de déplacements spatio-temporels et de transpositions.
Les œuvres de Blanca Casas Brullet, Jacob Kassay et Juliana Borinski nous entraînent dans la matière des images à travers une succession de démantèlements physico-chimiques qui interfèrent avec la perception et l’histoire des techniques pour en remotiver le sens. La Table Sensible (2013) de Blanca Casas Brullet est recouverte d’un papier photosensible sur lequel l’artiste a créé une composition abstraite reprenant le plan de son atelier. Elle invite à une exploration réflexive de l’image photographique à travers une décomposition du spectre lumineux (Tournage) et de la matière argentique de l’image (Esboralls). Les toiles monochromes de Jacob Kassay de la série Untitled (2009) font également écho à ces interférences des sels d’argent avec la matière. Réalisées à partir d’un procédé industriel et chimique d’électro-galvanisation, elles flirtent autant avec la peinture abstraite qu’avec la photographie. Chaque monochrome est à la fois reproductible dans son processus et unique dans son résultat.
En se tournant vers une « archéologie des médias », Juliana Borinski détourne l’usage initial de techniques devenues obsolètes et leur offre de nouveaux développements.3 A photographer’s nightmare (2013) pointe le phénomène d’interférence des anneaux de Newton qui n’apparaît plus ici sous l’agrandisseur mais lors d’une étape de numérisation d’une diapositive sous un scanner rotatif. D’une technique à l’autre, ce phénomène optique persiste. Il pointe l’imperfection des techniques de reproduction.
La mise à mal de la machine entretient une parenté avec le Deus ex machina théâtral, le mécanisme servant à faire entrer en scène une divinité pour résoudre une situation désespérée. Par un revirement de situation, l’artiste peut tirer parti d’un revers de fortune subi par le medium photographique. Or, c’est précisément sur des revirements de situation, des déplacements et allers retours entre astronomie, photographie et débuts de la technologie du cinéma que se construit le film Black Drop (2012) de Simon Starling qui renvoie également aux limites de la technique. L’astronomie comme l’occultisme placèrent dans la photographie l’espoir de rendre visible ce qui résistait à la vision humaine : elle fut aussi bien considérée comme «la rétine du savant4» que comme « le troisième œil.5» Dans The Voices from Space (2009-2013), Sébastien Rémy s’intéresse à l’iconographie associée à la transcommunication instrumentale6 qu’il met en parallèle avec la photographie spirite. L’artiste remonte le fil des techniques de reproduction et d’impression pour faire subir à l’image une succession de transformations liées aux techniques d’enregistrement sonores et visuelles. Dans la double projection Danza Macabra – Cluzone, de Meris Angioletti, l’altération de la fresque de Clusone est redoublée par l’altération de l’image photographique voilée qui laisse apparaître dans ses parties brûlées des variations chromatiques. L’artiste intensifie cette sensation lumineuse en remplaçant des films diapositives par des filtres colorés qui viennent se superposer aux photographies voilées. L’image altérée se double d’un caractère sensoriel et bascule dans l’abstraction.
La notion de trace parcourt l’exposition. Comme l’écrit Rosalind Krauss, « La photographie est une empreinte, une décalcomanie du réel. C’est une trace – obtenue par un procédé photochimique – liée aux objets concrets auxquels elle se rapporte par un rapport de causalité parallèle à celui qui existe pour une empreinte digitale, une trace de pas, ou les ronds humides que des verres froids laissent sur une table.»7 Les dessins de Diogo Pimentão réalisés par évaporation et la toile au goudron de Joseph Dadoune jouent à plein de la trace et convoquent dans leur processus de fabrication une allusion au photographique. Dans Volume over time (evaporation) 2013, Diogo Pimentão manipule des feuilles de papier plongées dans une solution de graphite liquide, d’eau et de solvant sur lesquelles se forme une image monochrome composée de traces aléatoires. Le geste est suspendu à l’issue de l’évaporation de la solution volatile. Comme l’image photographique, le dessin fonctionne sur le mode indiciel (traces de gestes) et arrête son propre processus de fabrication (fixation par évaporation). Dans Black Box inside Square, II de Joseph Dadoune, un motif géométrique, qui met en abyme la chambre noire, se forme sur la toile monochrome recouverte de goudron. La matière de l’image fait référence à l’origine de la photographie (Niepce utilisa le goudron comme matière photosensible pour mettre au point l’héliographie). Si la toile rappelle la peinture autoréflexive de Robert Ryman, elle échappe au médium pictural pour se tourner vers le photographique. De cette fusion des media émane une forme de toxicité, indissociable des procédés chimiques et de l’usage économique et industriel de cette matière.
À travers cette exploration réflexive du medium photographique, décortiquer les constantes d’un phénomène quasi-magique, en conserver les rites, relèverait presque d’une gageure romantique. Inscrire le processus de fabrication des images dans l’image même comme une tentative de conservation ou au contraire comme une mise à mal d’un art éminemment reproductible sont autant de pistes qui parcourent cette exposition où les sels d’argent n’ont pas fini d’interférer avec la matière et d’offrir une alternative à la représentation. À travers leurs processus, les œuvres opèrent une succession de déplacements indissociables du contexte technique, économique, esthétique ou idéologique dans lequel s’inscrit le médium photographique. La spécificité du medium n’est pas ici envisagée de manière intrinsèque mais en tant que source de détournement, en tant que parasitage d’un système en mutation.
Audrey ILLOUZ