Mots d'ordre mots de passe

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du 30 avril au 13 juillet 2005

Il s’agira par là de questionner ce qu’on observe comme un certain regain de politisation de l’art pendant la dernière décennie.

On ne propose pas pour autant une forme nouvelle d’art politique : l’exposition vise plutôt à interroger les conditions formelles de possibilité d’un art critique, d’un art qui, notamment, ne reproduise pas les structures existantes du pouvoir symbolique sous le prétexte d’émanciper de tout pouvoir… mots d’ordre mots de passe réunit autour de cette problématique des pièces d’un ensemble d’artistes, français et étrangers, travaillant sur tous les media et de générations différentes.

Dans la société dite spectaculaire, les individus séparés par les formes de la représentation sont souvent reliés à une collectivité fantôme par des mots d’ordre qui fonctionnent comme autant de leurres suscitant la répulsion, la fascination ou l’étonnement. Quel rapport entre la formule inscrite à l’entrée d’Auschwitz « Arbeit Macht Frei », juxtaposée ici à un dessin d’enfant en néon (Claude Lévêque) et l’activité d’un camp d’extermination ? Quel sens donnons-nous aujourd’hui au mot STRIKE qui s’échafaude en lettres géantes dans un autre néon du collectif Claire Fontaine : celui d’un coup, d’une proposition décorative, d’une grève ?

Derrière le décalage entre des mots d’ordre sortis de leur contexte ou détournés et l’action qu’ils étaient censés provoquer, nous voulons interroger la place de l’art dans la production de « séparation » entre les êtres, un thème qu’aborde en ouverture d’exposition un choix d’oeuvres du lettriste Gil J. Wolman, ce dernier offrant une alternative singulière et poétique aux stratégies situationnistes. Une pièce de Philippe Ramette (Canon à paroles) rappelle aussi que les mots d’ordre ne sont pas seulement de simples énoncés mais s’incarnent dans des situations et des objets répressifs.

Cependant, l’exposition ne laisse pas le dernier mot aux mots d’ordre. Il est possible, comme l’ont suggéré autrefois Gilles Deleuze et Félix Guattari, de « transformer les compositions d’ordre en composantes de passage » et de parvenir à une forme d’expression générant d’autres agencements que ceux qu’induisent l’hypnose ou la mise au pas par les figures d’ordre. Raymond Hains montre en acte les possibilités d’un tel art du mot de passe lorsque, filmé dans son lit, il poursuit inlassablement sa dérive entre les livres, les mots et ses oeuvres. Les affiches de Stéphane Magnin, les collages et les peintures de Werner Büttner, mêlant des propositions oniriques et utopiques ou critiquant la société contemporaine, les séquences de films détourées et remontées par Frédéric Lecomte ou les tatouages des prisonniers de l’ex-Union Soviétique répertoriés par Baldaev et Vasiliev, sont autant de surfaces de passages dont l’ambivalence permet de se glisser entre les barreaux de l’ordre institué. Avec des installations comme le banquet de Thierry Mouillé et Le monument à Jacques Lacan d’Alain Séchas, s’affiche aussi un art qui se joue de l’autorité des intellectuels et des artistes.

Loin des prises de distance ironiques dominantes dans l’art contemporain, les pièces de cette exposition utilisent sans complexe tous les matériaux historiques et théoriques disponibles. Ainsi est-ce entre les oeuvres, plus qu’en chacune d’elle, que se construit la distinction esthétique et politique des figures du mot d’ordre et du mot de passe. Ce dialogue constitue une force critique et propositionnelle en mesure de nous projeter dans des lieux pas nécessairement définis à l’avance, pour citer les éléments d’un diptyque de Bruno Perramant.

 

> PARCOURS DE L’EXPOSITION

 

ENTRÉE ET PREMIÈRE SALLE

L’exposition s’ouvre par une affiche de Stéphane Magnin (France, 1965) où le spectateur est convié à conjurer le discours du réalisme qui constitue l’ordinaire de la domination présente. La réalité n’aura pas lieu agit comme une prophétie qui, contrairement à celles des mots d’ordre du pouvoir, n’a rien d’auto réalisatrice… Dans l’entrée également, le collectif Young Hae Chang Heavy Industries (Corée du Sud) propose des pièces sur le web qui reprennent la forme du manifeste à des fins nouvelles. Cunnilingus en Corée du Nord met en slogans une théorie du plaisir sexuel féminin prétendument développée par Kim Jong Il et critique par-là les sociétés capitalistes, leurs productions de frustration. Comme dans d’autres oeuvres du collectif américano-coréen (voir www.yhchang.com), des morceaux de phrases soigneusement découpées et répétées clignotent et défilent au format flash sur une musique de be-bop des années cinquante. Au fond, dans le bureau de l’entrée, la programmation vidéo décline aussi, sous des formes diverses, la problématique de l’exposition (voir ci-dessous).

La première salle commence par deux pièces de Gil J. Wolman (France, 1929-1995). En déchirant une phrase sur la séparation de l’homme avec le monde et avec l’homme (L’homme regardait les choses plus il regardait les choses moins il faisait les choses), Wolman, matérialise le problème du « spectacle » et la complicité de l’art avec celui-ci. Pourtant, contrairement à Guy Debord, compagnon de jeunesse lettriste avec lequel il dût rompre, Wolman ne répond pas au constat mélancolique de la séparation par des mots d’ordre qui reproduisent cette dernière sous couvert de la dépasser – ces nouveaux mots d’ordre fussent-ils les produits d’un détournement préalable de l’idéologie ancienne. Ainsi l’exposition pose-t-elle dès l’abord la question des contradictions de certaines stratégies artistiques à vocation politique. Inversement, It’s not a game. It’s not over, écrit au sol par Dominique Laffin en lettres lumineuses et fragiles, reprend dans un contexte tout autre, qui lui confère une signification nouvelle, une des nombreuses phrases creuses du pouvoir d’État, ici du Premier ministre français…

D’autres pièces de cette première salle partent précisément des mots d’ordre, de la séparation qu’ils produisent entre énonciateurs et récepteurs. On fait référence aux univers du travail ou aux aventures totalitaires qui ont généré et génèrent encore la plupart des mots d’ordre. Johan Bérard (France, 1978) a par exemple construit une horloge dont les cristaux liquides apparemment inanimés sont en réalité constitués d’univers habités de bureaux paysagers vus de haut et mis en série. Le temps abstrait de l’horloge comme mot d’ordre est ainsi directement construit à partir du temps vécu du travail humain. Avec la reproduction du slogan de l’entrée d’Auschwitz, Arbeit macht frei, juxtaposé à un Mickey dessiné d’une main d’enfant, Claude Lévêque (France, 1953) montre combien la devise des camps d’extermination allemands est aussi celle que chacun a désormais intériorisée sans s’en apercevoir. Abba Mao, une vidéo de Pascal Lièvre (France, 1963), pose le problème du statut du travail pour l’artiste révolutionnaire : une sentence de Mao chantée avec hargne sur la chanson « Money, Money, Money » du groupe Abba montre combien la même discipline est au coeur du socialisme comme du capitalisme, dans l’art comme dans le reste de la société. Avec Canon à paroles, Philippe Ramette (France, 1961) rappelle quant à lui que les mots d’ordre ne sont pas seulement de simples énoncés mais s’incarnent aussi dans des dispositifs de contrôle ou de répression.

Les autres pièces de la première salle esquissent une critique des mots d’ordre et de leurs conséquences néfastes sur la trame symbolique des rapports sociaux. Le découpage (W la Libertà) est la technique de Wolman pour tenter de défaire l’étau des mots d’ordre, des compositions textuelles linéaires ou dirigées et transférer le pouvoir créateur de l’artiste du côté du spectateur. Cité et dédoublé (une chaise pour 2) par Thierry Mouillé (France, 1962), Le siège des idées de Robert Filliou (France, 1926-1987) affirme que la créativité est tout sauf un travail et qu’elle ne peut se nourrir que dépourvue de tout fondement. Les photographies réalistes prises par un gardien de prison des geôles russes des années 80, Danzig Baldaev ainsi que les dessins de Sergeï Vasiliev exhibent des têtes de Marx et de Lénine, des représentations prohibées de l’Église orthodoxe, des femmes nues parcourant les corps épuisés des prisonniers de camps de travail, etc. Les dessins révèlent tout un langage secret qui se jouait des symboles les plus établis du pouvoir – le Parti communiste soviétique y est comparé à une prostituée – et apparaissait comme la dernière des résistances possibles, à même la peau, contre l’oppression totalitaire. Les limites du détournement des mots d’ordre du pouvoir et des stratégies d’ironie, condamnées souvent à fonctionner comme d’autres mots d’ordre, comme le montre tous les jours la publicité, sont également franchies par le peintre Bruno Perramant (France, 1962) qui introduit un doute radical sur les fonctions du langage en recontextualisant une phrase de Bill Clinton à l’occasion de sa défense dans l’affaire Lewinsky (« When Martin meets Bill »). Lorraine n°1 est plus trouble encore qui figure, par un personnage « queer », le reste peut-être indestructible autant qu’indéterminé de toute mise en ordre ou assignation. Davide Balula (France, 1978) propose quant à lui le soir du vernissage une pièce sonore (Mobile Home) où s’invente un langage nouveau, celui des infrastructures et des objets du bar de l’espace, chuchotements, souffles, sons inaudibles amplifiés et mixés, mots de passe construits comme une parole du lieu et de celles et ceux qui y passent. L’écoute qu’impose le son s’oppose ici à la passivité que provoque l’image. Une autre pièce du même artiste brouillera et perturbera les téléphones portables présents dans l’espace de l’exposition avec des bruits de pigeons voyageurs qu’il restent à déchiffrer. C’est avec ces acquis que nous sortons d’un univers structuré par le mot d’ordre et travaillé pourtant par d’autres langages.

 

 

DEUXIÈME SALLE

Dans le deuxième espace de l’exposition, une partie des oeuvres tente de fonctionner hors ou sans mots d’ordre, visuel ou littéraire. Elles reposent souvent alors sur une investigation non littérale de l’univers du désir. C’est par exemple le sens du diptyque (Voix n°35 ; Voix n°36) de Bruno Perramant ouvrant vers « des lieux pas définis à l’avance » – une invitation inscrite à même les tableaux. Le Monument pour Jacques Lacan d’Alain Séchas (France, 1955) rappelle peut-être la place de l’inconscient, conçu comme un langage, dans toute rencontre, entre une oeuvre et son public, ici entre deux figures de chat qui passent en s’interpénétrant pour n’être plus l’un sans l’autre ; tout mot de passe surmonte ainsi la fiction de l’individualité. Pascal Lièvre pose aussi le problème du langage à la racine, lorsqu’il chante des propositions de Lacan sur un air de Dalida dans une vidéo à double-fond sur l’altérité (Lacan Dalida). Dans Durch’s wilde Begierdistan, Werner Büttner (Allemagne, 1954), grand complice de Martin Kippenberger (1953-1997) et artiste encore méconnu en France, a inventé un territoire imaginaire, le territoire du désir, comme un désert que surplombe un château-fort couronné d’une tête de cerf. Es bediente si Frau Hass, un autre collage photographique de Büttner, fait écho à l’espérance trahie par le communisme soviétique en entourant de feu une faucille et un marteau. Frédéric Lecomte (France, 1966) a quant à lui ciselé une vidéo où toutes les images, érotiques ou martiales, ont aussi été détourées, toutes les formes détournées, mais où l’on devine une série d’hommes abattus au terme d’un duel ou d’un crime (turbulences).

C’est en effet par la lutte qu’on revient à nouveau, dans cette pièce, à des oeuvres fonctionnant aux mots d’ordre, mais travaillées, cette fois, par le doute ou la ruse du mot de passe. 00h00mn de Magnin exprime le temps de l’attente d’un événement que l’artiste ne s’arroge pas. Les artistes Erwin Posarnig (Autriche, 1955) et DIVANOVA (Autriche, 1974) posent, eux, frontalement le problème de la solidarité entre artistes à travers un de leurs nombreux autocollants collés dans l’espace qui sera distribué aux spectateurs : mot d’ordre circulant comme un mot de passe. Sous le nom collectif de Claire Fontaine, Fulvia Carnevale (Italie, 1975) et James Thornhill (Grande-Bretagne, 1967), répondent peut-être à la pièce de Claude Lévêque avec le mot « STRIKE » inscrit en lettres de néon dans une police créée par eux et délibérément industrielle puisque chaque caractère est composé de tubes qui pourraient servir en univers carcéral. Au coeur même de ce qui ressemble à un mot d’ordre, le double sens du slogan anglais laisse en suspens la destination finale d’une pièce qui dénonce par sa forme, en même temps qu’elle appelle, par son contenu, à l’action violente et à la critique en acte du travail. La pièce ne s’allume d’ailleurs que lorsque le spectateur quitte la salle…

 

TROISIÈME SALLE

Loin d’être frontalement opposées, l’esthétique des mots de passe et celle des mots d’ordre sont donc, comme l’ont montré les deux premiers ensembles de pièces, constamment entremêlées. Chaque oeuvre a, de ce point de vue, une double nature. C’est aussi pourquoi on reprend ici le dialogue à distance des premières salles entre les pièces de Raymond Hains (filmé ici dans son lit en conversation avec Cyril Jarton et Frédéric Lecomte) et de Gil J. Wolman (dont on verra Duhring, Duhring, les tableaux de portraits séparés et de mots aléatoires assemblés, sous une forme de journal).

Après cette transition historique, la pièce du fond est occupée au centre par une table de banquet vide, avec sa vaisselle et ses couverts blancs sur nappe blanche, une installation de Thierry Mouillé. Des voix d’écrivains, d’artistes et de philosophes ont été prélevées et agencées dans une confrontation imaginaire qui n’apparaît qu’après avoir traversé la nappe protectrice d’un brouhaha vidé de tout corps. Dans Die beschmütze Hoffnung / L’espérance salie de Büttner, une symbolique terriblement efficace exprime ici comment l’esprit des Lumières et les intellectuels qui ont fait sa postérité ont trahi en prenant le pouvoir par leurs mots d’ordre, même bienveillants. Un autre des collages de l’artiste allemand, fondé également sur l’association libre, fait référence à l’épreuve du chemin de Damas à travers un hypothétique suaire du Christ que contemple, sceptique, un cheval de bois ancien (Damaskus überall / Le chemin de Damas, partout). Les croyances durent à partir d’empreintes incertaines et partout, les mots de passe soumettent à l’épreuve d’une conversion potentielle qui n’est pas la soumission à laquelle renvoyaient les mots d’ordre.

Comme pour conclure cet ensemble où la problématique de l’exposition s’est déplacée sur le terrain social d’une mésentente originaire entre artistes et intellectuels, d’un côté, et opprimés, de l’autre, Bruno Perramant rappelle sur le mur qui fait face qu’« il n’y aura jamais de paix »… L’exposition s’achève ainsi sur l’énigme d’une image diffractée accompagnant ce dernier mot d’ordre repris à un secrétaire d’État américain citant la Bible pour décrire les affres de l’époque (Voix n°15)…

> PROGRAMME VIDÉO

Un programme vidéo explore aussi, dans une salle séparée, les deux univers interdépendants que dessinent l’esthétique des mots d’ordre et celle des mots de passe. Dans son entretien de 1998 avec Marc Dachy (Langue de cheval et facteur temps), Raymond Hains propose que l’art agisse comme cheval de troie dans la société.

On verra aussi des pièces de Roxane Borujerdi, Pierre-Olivier et Thibault Capéran (France, 1978 et 1981), Philippe Laleu, Frédéric Lecomte, Loreto Martinez Troncoso (Espagne, 1978), Thierry Mouillé, Erwin Posarnig et DIVANOVA, etc. Une projection publique sera organisée le lundi 23 mai à partir de 19 heures.

Dates
30 avril - 13 juillet 2005
Horaires
Du mardi au samedi, de 11h à 19h
Lundi sur rendez-vous
Entrée libre
Visites
Visites commentées gratuites
mercredi 12h, samedi 12h et 16h
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