Pierre Ardouvin Soupe de têtes de fantômes
Depuis plus de 10 ans, le travail de Pierre Ardouvin est aussi évident visuellement qu’il est psychologiquement incertain. Simplicité matérielle exacerbée vs trouble psychique, suscitant dissonances, fractures des percepts aux affects. La lumière y est ténébreuse, la féérie glauque, le prosaïque magique, la fête sinistre. Partout, on assiste à une imperceptible mutation du clinquant vers le blafard, de l’étincelant vers l’aveuglant, de la préciosité vers la pacotille. Paradoxes ? Tensions, plutôt. Derrière ses gestes faussement humoristiques ou désinvoltes, Pierre Ardouvin développe une œuvre dure, raide, irréconciliée avec le monde. La clarté manifeste des dispositifs, qui ne cachent généralement rien de leur simplicité, fait preuve d’une brutale générosité, voire d’une empathie – quoique non enjouée – avec certains motifs et matières les plus ordinaires, voire les plus vulgaires de la société contemporaine.
De fait, certains objets et référents qui nourrissent cette œuvre foncièrement sculpturale révèlent un penchant, aussi ambigu qu’inattendu, pour une certaine fierté nationale. La France des dessus de cheminée, des canapés fleuris, de Johnny Hallyday, les congés payés, Edith Piaf et les Peugeot 103 SP. Sans ironie, mais sans plus de complaisance. Avec plutôt une volonté à la fois déréalisante et tragique, fantastique et violente. Un parcours touristique en terre populaire et domestique, non par les petites routes sympathiques, mais par les routes alternatives, glissantes, dangereuses. Soudainement plus du tout éclairées et longeant le ravin. Où l’on manque de déraper, donc, et finir explosés contre un platane ou la voiture cramée en bas du talus. Dans le même esprit, si le travail évoque souvent la fête, ce ne sont jamais les préparatifs, ni l’acmé, mais plutôt la fin de la fête, lorsque qu’il y a baston sur le parking. Prémonition de la gueule de bois. In advance of the broken head. L’heure où sautent non pas les bouchons de champagne, mais directement les goulots des bouteilles de bière. Potentiellement, ça peut couper, mais c’est toujours la fête. La bombe. Vivement samedi. Vivement dimanche.
Mais pas de panique, chez Ardouvin tout est visiblement. pour de faux. De la pacotille, du toc, de l’ornementation de bouts de ficelles. Mais tout ça, c’est néanmoins « affectivement » très conducteur. Ce faisant, le travail engage une réflexion en actes sur notre relation au réel, nos tensions désirantes semi-conscientes pour l’illusion, le fantasme, quel que soit le contexte, quelle que soit la pauvreté des objets employés et la grossièreté des artifices. Une ampoule pour soleil, un miroir pour l’eau et de la tôle ondulée pour les vaguelettes de bord de mer. On croit rêver ! Ben oui, justement. Magie ordinaire, trompe-l’œil improbable et tours de passe-passe avec quincaillerie bon marché. La féérie, de fait, ce n’est pas seulement la nuée de colombes blanches sorties d’un chapeau, c’est aussi tordre les cuillers. Menteur ? Comme un arracheur de dent. Bouleversement des perceptions version low tech, fantastique pavillonnaire, palais de glaces et manège de galerie marchande, avec le catalogue de la Vitrine magique comme grimoire mystique. Toys’R’US, rayon « jeux de massacre ».
Ce faisant, Pierre Ardouvin mesure notre tendance à continuer de croire, comme les enfants, aux fées dans les lucioles électriques et aux monstres dans les placards, jouant subtilement notre incrédulité contre notre abandon à la sensation.
Un manteau de fourrure qui redevient une bête, des vêtements verts sur porte-manteau un palmier exotique. Un univers fantastique basé sur la pareidolie, cette capacité de notre esprit à susciter des visions extraordinaires au sein de l’immédiat quotidien : bibelots, taches sur les murs, nuages. Des projections mentales qui peuvent friser la psychose. Le malaise. Les travaux récents de l’artiste, présentés à la Fondation d’entreprise Ricard, confortent cette tendance au fantastique ordinaire. Comme si les Gremlins, Hansel & Gretel et le Blob s’étaient filés rencard sur le parking entre Jardiland, Leroy-Merlin et Midas. La « Chose », une bulle caoutchouteuse molle et noire qui semble respirer lentement, relève d’un certain art minimal qu’on qualifierait d’ « organique-pneumatique « , grotesque et indécent. A moins que ce ne soit un oreiller géant pour faire des cauchemars. Plus loin, une palissade en faux bois avec guirlande électrique et plantes artificielles, annonce « La fin du monde ». Une décoration festive version eschatologie, comme un mauvais présage, qui éclaire le pendant mortifère des célébrations populaires. Un peu comme ces pères noël en peluche qu’on aperçoit oubliés, pendus sur les gouttières dans les premiers mois de l’année, ou ces courts-circuits dans les guirlandes électriques qui crament les pavillons. Noël en incandescence, Pâques aux urgences. Dans la dernière salle, des mobiles en polystyrène ressemblent à de vagues visages fantomatiques, suspendus au plafond. Emanations frustes d’un conte de fée, version crapaud plus que princesse.
Certes il y a aussi du linge qui pend. Mais on ne dirait pas vraiment le sud.