PRIX 2015 L'ORDRE DES LUCIOLES
Le Prix Fondation d’entreprise Ricard 2015 ouvre des champs
de recherches qui semblent à première vue très éloignés les uns des autres mais se révèlent irrigués par d’insolites systèmes de correspondances.
Des milliers de lucioles émettent de la lumière bioluminescente à intervalles réguliers.
Elles clignotent à l’unisson au même rythme que les stridulations de centaines
de criquets et de métronomes. Cette expérience de synchronicité fait écho aux battements de cœur que chaque visiteur perçoit lorsqu’il plonge dans des eaux où des poèmes “aquatiques” sont diffusés. Ces eaux bordent une île que des chercheurs ont tenté de capturer dans son intégralité. Etait-ce pour mieux
camoufler un laboratoire secret et équipé d’instruments d’extraction des
substances précieuses de nos rebuts informatiques? Ou pour planifier dans le
plus grand secret un véhicule voué à générer sa propre destruction ?
Ces champs de recherches ouvrent d’étonnantes perspectives sur la manière dont les objets qui constituent notre monde se connectent, se synchronisent et s’influencent réciproquement, comme cette jambe qui tente de coexister avec l’espace négatif de son bras ou ces longs fils qui, additionnés les uns aux autres, embrassent la totalité des espaces.
L’exposition débute avec un document vidéo dévoilant la lente transformation d’un camion roulant à vive allure dans la campagne. La vitesse du véhicule en constant mouvement interdit toute possibilité de point fixe. Le camion, pour paraphraser Marinetti, apparaît comme un vecteur.
Ce vecteur constitue un élément essentiel dans l’exposition.
Il contribue à évaluer des forces et des mouvements dans le champ qui sépare
l’objet ordinaire et l’oeuvre d’art. Les nombreuses études sur l’ontologie de
l’art ont tenté d’expliquer de quelle manière et selon quelles conditions un
objet ordinaire pouvait se transfigurer en objet d’art. On sait que de telles
recherches constituent le noyau central de nombreuses pratiques artistiques et théoriques du XXe siècle. Etonnamment, peu de monde (Duchamp constituant toujours une exception) s’est posé la question de savoir de quelle manière et selon quelles conditions une oeuvre d’art pouvait abandonner son statut esthétique et recouvrer celui d’objet ordinaire.
Pour mener à bien cette ontologie inversée, il est alors nécessaire de s’intéresser à ce “vecteur aléatoire” qui dévoile les forces et mouvements de transformation circulant entre ces deux pôles. Cette recherche a
été initiée en 2012 avec la création de la Chalet Society qui au fil de ses
expérimentations a élaboré des protocoles de tests relatifs aux interprétations possibles du statut d’artiste (Museum of Everything, 2012-2013), du statut de l’exposition (L’atelier des Testeurs, 2013) et du statut de l’oeuvre d’art (The Hidden World, 2013- 2014).
Il faut préciser que de telles recherches ne s’intéressent guère à la notion de territoire dont il conviendrait de rechercher ses confins ou ses points de rupture. L’oeuvre d’art (tout comme la notion d’artiste et d’exposition) n’est ni un point ni un lieu, elle s’intègre dans un champ en dynamique constante entre deux pôles. Que cette dynamique s’enraye, que des forces statiques interviennent, l’oeuvre se réduit alors à un simple point fixe, un bout de territoire, un pôle isolé, et sa pertinence s’atrophie.
L’Ordre des Lucioles s’inscrit dans le fil de ces recherches. On peut parler d’une ontologie inversée “appliquée” dans le sens où il s’agit avant tout de créer les conditions permettant de rendre tangibles ces champs de force et ces mouvements de transformation dynamique.
Chaque oeuvre dans cette exposition intègre ces champs de force interagissant entre deux pôles selon des types d’accès différents ;
l’emplacement des oeuvres répond ainsi à une logique régie par ces types
d’accès.1 Après le film de Pugnaire / Raffini, installé comme une sorte de
préface à l’exposition, la structure de Robin Meier peut s’aborder comme un
laboratoire de recherche sur les phénomènes de synchronicité entre lucioles,
criquets, métronomes et musique générative. Le point d’accès (un laboratoire de recherche) se situe à proximité d’un des pôles (en l’occurrence, l’objet
ordinaire), mais une telle structure est très vite happée par une dynamique
transformant ce laboratoire ordinaire en champs de force en constante
oscillation entre deux pôles. Au fur et à mesure que le visiteur traverse les
espaces d’exposition, les accès proposés fonctionnent tels des curseurs
glissant inexorablement vers le pôle opposé à celui de l’objet ordinaire.
L’œuvre de Grace Hall s’aborde en plongeant la tête dans les eaux d’un tonneau pour entendre des poèmes qui se mêlent aux résonances de notre propre corps et dont l’écoute est subordonnée à notre capacité pulmonaire ; celle de Brognon/Rollin invite à élaborer une image mentale des pourtours d’une île, tâche absurde en raison du mouvement continu des vagues qui effacent tout point fixe ; l’atelier de Thomas Teurlai s’attaque à l’extraction des métaux précieux présents dans certains appareils informatiques, tentative amateur vouée à l’échec et qui ne donne à voir que ses processus de transformation (on serait tenter de dire “de transfiguration”) ; la jambe de l’artiste Julien Dubuisson a été moulée autour du bras de sa compagne, dévoilant un espace négatif qui transforme la notion même de corps humain ; enfin, le camion de Pugnaire Raffini impose sa présence physique, déploie ses lambeaux écorchés et s’approche au plus près du pôle opposé à celui que l’oeuvre de Robin Meier vient affleurer.
Entre ces deux pôles, des champs de force, que L’Ordre des
Lucioles vient nourrir.
Marc-Olivier Wahler
1. Seule exception à cette logique : l’oeuvre de Katinka
Bock, lauréate du Prix Fondation d’entreprise Ricard en 2012, propose un
travail qui ceinture l’ensemble des autres propositions. Elle souligne non
seulement la présence physique de la totalité des espaces de l’institution (en
intégrant les lieux d’exposition mais également les espaces de bureaux, le bar,
la réception, les toilettes) mais également le fait qu’une exposition est
possible partout, dans une cuisine, un WC, un local technique… Et par extension dehors, lorsque l’on quitte le lieu d’exposition, dans la rue, au bord d’une plage, dans les fonds marins ou au sommet d’une montagne.