Pulsiones Pulsaciones
Exposition personnelle de Javier Pérez.
Au fil des années, l’œuvre de Javier Pérez prend une dimension plus ouvertement mystique. Implicite dans ses anciens travaux, cette volonté d’attester d’une réalité transcendante cachée du sens commun trouve une forme d’aboutissement dans les œuvres présentées à la Galerie Papillon.
Devant Vida latente (2016), sculpture en bronze sous la forme d’un arbre déraciné, immédiatement un terrible sentiment apparait : la mort rode, dénudant les ramures, effeuillant chaque branche, noircissant une écorce crevassée devenue aussi dure que la pierre. Pourtant, ici et là, la vie ressurgie, éclatante, sous la forme de cœurs au bout de quelques branches. Les éclats d’or qui les habillent accentuent le contraste. Nature moribonde ou émergence d’une vie exubérante ? Rien ne permet de trancher. Faut-il percevoir ces cœurs comme autant d’offrandes à cueillir ou bien comme ces fruits défendus qui avaient aux temps anciens condamné l’humain à devoir quitter à jamais le paradis ?
On retrouve ce principe avec Brotes I (2017). Ici le cœur devient support, terreau, tronc d’où surgissent quelques branches et rameaux d’olivier laissant éclater des bourgeons de feuilles à peine éclos aux reflets dorés. Ici encore la force de la vie broie la pesanteur macabre comme pour mieux indiquer l’absolue éternité des cycles ainsi que ce dialogue constant entre le monde extérieur de la nature et l’inquiétante étrangeté du corps humain, entre fragilité et permanence, entre vie et mort. N’oublions pas que l’olivier, arbre immortel par excellence dans la culture méditerranéenne, fut le cadeau d’Athéna aux hommes à la fois comme gage de l’éternité mais aussi comme symbole d’un dialogue renouvelé entre le visible et l’invisible, le dicible et l’indicible.
Tout dans l’art de Javier Pérez serait donc une interrogation sur l’ambiguïté des formes plongées dans une transformation perpétuelle et fantastique, oscillant entre végétal, animal et humain. Pas aussi simple. La métaphore entre nature et culture qui semble traverser son œuvre depuis quelques années n’est qu’un prétexte. Ces arbres momifiés ne sont pas des citations de la nature mais des formes de cristallisation de la pensée ouvrant sur d’autres territoires. Ces derniers sont avant tout ceux de l’humain, mais d’un humain confronté à ce qui l’excède, le dépasse, non seulement dans l’ordinaire de la vie mais également dans la complexité d’une réalité intérieure peuplée de fantômes, de monstres, de désespoirs, tout autant que des pulsations désordonnées et enchanteresses de la vie. Nightmares (2018) en atteste avec force. Ces sculptures de pierre au réalisme étonnant se présentent comme des oreillers pliés, froissés, usés. Javier Pérez les mentionne comme les traces de ses rêves, cauchemars et fantasmes de la nuit, tous saisis à son réveil. Réalisées dans un marbre de Carrare pur, ces sculptures figent à jamais les errements d’un inconscient hors de contrôle et réaffirment la dimension transgressive d’un « état autre ». L’intime, l’inexplicable, l’invisible laissent leurs traces dans les replis de cette forme légère et pesante à la fois.
Fuentes de vida (2016) reprend ces principes mais sous une forme plus évanescente. Ces dessins où surgissent par endroits les organes cachés de notre corps sont rehaussés d’encre, de gouache et d’aquarelle. Ils doivent être perçus comme des témoignages ; ceux d’un artiste en but à l’arbitraire de la matière. Projeter son inconscient sur une feuille, lui donner une forme particulière, ne fonctionne qu’à partir du moment où l’artiste intègre les lois du hasard. Par endroits, l’encre s’échappe, prend possession de la feuille tout en traçant la carte abstraite d’un réseau sanguin. Montrer à la fois la chair et l’esprit nécessite de tels jeux. À l’artiste de lutter contre cette inertie, de s’en amuser et de tenter d’en garder le contrôle.
Manifestaciones (2017) ne dit pas autre chose. Ces encres et acryliques sur papier attestent tout autant de cette lutte de l’artiste confronté à la matérialité du réel. Ici, son corps est soumis à un protocole strict, presque obsessif : reconduire le même geste, couche après couche, voir comment la feuille de papier, les encres, le vernis et le pinceau résistent pour prendre une sorte d’autonomie. Dans cette série, Javier Pérez tire la couleur en long traits parallèles, toujours avec la même énergie, la même pesanteur du bras et de la main, le même souffle et la même mobilisation de tous les muscles du corps. Ce rythme renouvelé des dizaines de fois abouti à de grandes surfaces composées de dizaines de couches. Mais cette absolue rigueur, proche de l’ascèse, se heurte à la matérialité du réel. Le papier gondole, l’encre refuse de se distribuer avec régularité. De ces hasards naissent des rythmes de couleurs, des sensations de monochromes irisés d’éclats métalliques. Comme souvent chez cet artiste, le faire, le processus de production est un travail sur le temps, sur ce dépassement de soi au sein même de l’atelier soudain transformé en espace de méditation et de concentration. Ces thèmes sont déjà implicites dans l’ensemble plus ancien de dessins intitulés Reticulae Natura (2014). Il convient de les percevoir comme une sorte d’origine et, sans doute (au même titre que d’autres œuvres de cette époque), comme l’un des points de basculement de Javier Pérez vers ces nouveaux territoires. La puissance anthropomorphique des motifs oscille entre une beauté ornementale, presque décorative, et le constat lucide, amère de la finitude de toute chose.
Là où Javier Pérez se révèle doublement habile, là où il parvient par un décalage subtil à ouvrir d’autres champs de significations, c’est dans sa capacité à rendre palpable l’idée que l’artiste révèle une relation au monde et donc à nous-mêmes inédite. Sans doute que le mysticisme évoqué plus haut vient de là et de cette conviction que seul le travail le plus intense sur soi peut libérer et rendre palpable cette vision du monde. Au final, il est désormais possible de se demander si Javier Pérez, au-delà de son travail d’artiste, n’est pas aussi un mystique, un chaman ou un simple poète.
Damien Sausset
Mars 2019
Javier Pérez – Né en 1968 à Bilbao, vit et travaille à Barcelone.
Après des études aux Beaux-Arts de Bilbao et de Paris (ENSBA), Javier Pérez représente l’Espagne à la 49ème Biennale de Venise en 2001. Le Palacio de Cristal du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía lui est confié en 2004. En 2007, il est nommé pour le premier Prix du dessin de la Fondation Daniel et Florence Guerlain. Son travail est présenté en Espagne, en France, en Suisse et aux Etats-Unis. En 2018, le Transpalette de Bourges lui consacre une exposition personnelle. Les œuvres de Javier Pérez sont notamment dans les collections du Centro de Arte Reina Sofía, du MACBA, du Guggenheim Bilbao ou encore dans des institutions telles que le FNAC, les FRAC Pays de Loire et Haute Normandie.