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Jean-Christophe Lett - Courtesy Galerie Papillon
Jean-Christophe Lett - Courtesy Galerie Papillon
du 18 mai au 18 juillet 2019

Exposition personnelle de Catryn Boch

« Je pars de là où je suis pour rencontrer le monde ». (1)

Juin 2018. Symbole des difficultés de l’Europe à appréhender le défi migratoire, l’Aquarius se voit refuser l’accès aux côtes maltaises et italiennes. Le bateau et ses 629 migrants – hommes, femmes, enfants, secourus en mer – restent bloqués plusieurs jours sans pouvoir accoster, avant que l’Espagne ne décide finalement de les accueillir. Le silence de la France se fait alors assourdissant.

Octobre 2018. Malgré les protestations des habitants, les arbres centenaires de la place de la Plaine à Marseille sont détruits pour laisser place à un ruban de murs protégeant des travaux, symptôme de la gentrification de la cité phocéenne.

Novembre 2018. Deux immeubles de la rue d’Aubagne dans le quartier de Noailles à Marseille, s’effondrent, provoquant la mort de 8 personnes. Ce drame met en lumière la vétusté de l’habitat dans les quartiers populaires de Marseille.

Habiter la frontière. Habiter un immeuble, un quartier, une ville. Habiter un pays, un monde. Habiter un corps. C’est habitée par ces événements tragiques, ces tensions sociales, que Cathryn Boch commence à l’automne 2018 une résidence de recherche et de création au 3bisF – lieu d’arts contemporains situé dans le Centre Hospitalier psychiatrique Montperrin d’Aix-en-Provence – où sont réalisées les œuvres présentées aujourd’hui à la Galerie Papillon.

Très intense sur le plan physique comme émotionnel, la résidence est l’occasion pour l’artiste d’entamer un nouveau chapitre, mue par l’urgence d’apprivoiser son quotidien, d’exorciser ces drames. Une urgence de créer qui répond à l’urgence sociale, écologique, humanitaire que nous vivons et qui nous habite. « Mes dessins sont à l’image de mon quotidien. Ce sont des strates. Ils attendent de se constituer petit à petit, ils se chargent du monde qui les entoure. C’est une approche de mémoire et de présent absolu ». (2)
Il y a dans la démarche artistique de Cathryn Boch une profonde proximité avec la Gestalt thérapie, pour qui l’acte créateur se définit comme la capacité à transcender la lutte quotidienne pour la survie. Gestalt, qui se traduit par « forme » au sens de prendre forme, s’organiser, se construire, est une approche thérapeutique centrée sur l’interaction constante de l’être humain avec son environnement.

C’est donc en lien avec son environnement, avec son lieu de vie, que l’artiste travaille à partir de cartes de la ville de Marseille : du quartier de Noailles, de la place de la Plaine, de cartes maritimes de la Méditerranée, de vues aériennes de la région. Carrefour méditerranéen où se tissent des liens profonds et sensibles entre la France et l’Europe, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, Marseille est une ville frontière, une ville ouverte, un port d’accueil, qui tend peu à peu à se fermer sous la pression des débats vifs et brûlants sur la crise et l’accueil des migrants. Métaphore de cet entre-deux géographique, un rideau en plastique bleu transparent est envahi de fils, comme pour trouver un passage, une voie, une issue à ces débats tendus entre deux polarités : hospitalité et hostilité. Une tension puissante et poétique cultivée par l’artiste dans ses œuvres à la fragilité exacerbée. Tension de la matière malmenée, percée, pliée ; tension du fil noué ; tension de l’œuvre en suspens, comme sur le point de se disloquer, de se démembrer. Tension d’un monde secoué par différents séismes : crise migratoire, montée des extrêmes, guerres, réchauffement climatique… La terre sombre, les continents s’érodent dans les dessins de Cathryn Boch, où la récurrence du jaune et de l’orange nous alerte sur le délabrement du monde. Ces couleurs vives, inédites dans le vocabulaire plastique de l’artiste, agissent comme des signaux d’alerte, des balises, soulignant les tensions, les désillusions, d’un monde qui s’étiole, à l’image des cartes poncées, cousues, raccommodées, dans un intense corps à corps, dans un nécessaire mouvement de la pensée. Dans cette lutte pour dompter la matière, apprivoiser le monde, l’artiste s’attaque pour la première fois au plastique pour dire l’urgence des terres polluées, des mers noyées, des corps contaminés. Dans un équilibre fragile, le papier des cartes se fissure, les points de couture se délitent sous le poids de la rondeur d’un ballon, sous la tension d’un cerceau. Les éléments en plastique utilisés induisent un rapport au corps, à l’espace, au mouvement dans un aller-retour permanent entre le macrocosme des cartes et le microcosme des corps. Un mouvement particulièrement prégnant dans les œuvres récentes qui gagnent en volume, débordent du cadre, se détachent du mur, pour conquérir l’espace, jouer avec les vides.

Entre le dessin, la sculpture et l’installation, les œuvres déploient des lignes de fuite, qui les connectent à l’espace, au spectateur. Ainsi, au mouvement du corps de l’artiste en lutte, répond celui du spectateur, invité à faire un pas de côté, afin de changer de point de vue. La transparence des papiers est aussi privilégiée, le verso des dessins dévoilé, brouillant la frontière entre devant et
derrière. La frontière est un espace paradoxal, à la fois marginal et central, espace de fermeture et de rencontre. Pour l’autrice Léonora Miano, elle « évoque la relation. Elle dit que les peuples se sont rencontrés, quelquefois dans la violence, la haine, le mépris, et qu’en dépit de cela, ils ont enfanté du
sens ».3 Cathryn Boch, qui est née en Alsace de parents venant des deux pays, porte en elle ce paradoxe des frontières mouvantes, qu’elle tisse, défait, ligature, comme pour capturer, dompter des forces obscures. Par ce geste répétitif, hypnotique du lien, du point de couture, l’artiste s’inscrit dans une longue tradition de pratiques rituelles pour conjurer le mauvais sort. Ici, le mal exorcisé par cet enchevêtrement de fils est celui qui habite la cartographie : instrument et matrice de l’idéologie impérialiste, coloniale, capitaliste, patriarcale. La science de la cartographie s’est développée au 19ème siècle parallèlement à l’entreprise coloniale. En ce sens, elle cristallise les rapports de force, les conquêtes.

En parcourant des cartes topographiques, maritimes… de sa machine à coudre, Cathryn Boch traverse avec l’aiguille des territoires, dans un mouvement paradoxal de déchirure et de lien, pour réparer les dommages, suturer les plaies de l’Histoire, reconquérir des territoires colonisés, exploités. Son processus créatif de l’ordre de la blessure et du soin, de la déchirure et de la suture, cultive l’ambivalence, la tension entre violence et beauté, ruine et sublime. Entre l’archéologie d’un territoire et l’autopsie d’un corps malade, l’artiste fouille les entrailles des cartes et des corps, dont la violente beauté n’est pas sans rappeler l’émotion et le tourment ressenti face au Bœuf écorché (1925) de Chaïm Soutine.

Par assemblage, agrégat, Cathryn Boch dessine des contre-géographies, personnelles, intimes, fictionnelles, charnelles, à travers un maillage de territoires en mutation où « greffer serait affirmer des possibles pour faire naître un monde »4. Par cette expérience affective de la géographie, l’artiste affirme un ailleurs intime, comme une méditation profonde, un cheminement intérieur pour articuler une relation entre soi et l’Autre, entre soi et le Monde.

Sonia Recasens Critique d’art & commissaire d’exposition Avril 2019

 

 

 

Cathryn Boch – Née en 1968 à Strasbourg, vit et travaille à Marseille.
Née en 1968 et diplômée en 1996 de l’École supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg, Cathryn Boch a obtenu de nombreuses résidences à l’étranger et expose au Mamco en 2009. Elle est lauréate du prix Drawing Now en
2014. Ses œuvres font partie des collections publiques des Frac Picardie et PACA, du FMAC et du Centre Georges Pompidou. Son travail est également présent dans plusieurs collections privées de renom.
Cathryn Boch est actuellement en résidence de recherche au centre d’Art 3bisF d’Aix-en-Provence.

Avec le soutien de 3bisF et DMC.

 

1)Entretien avec Cathryn Boch, avril 2019.

2) »Cathryn Boch dans les entrailles du dessin », Philippe Piguet, in Art absolument, mai/juin 2015, p.88-91.

3 Léonora Miano, Habiter la frontière, L’Arche, Paris, 2012, p.25.

4 Cathryn Boch, Une approche de la nécessité d’un processus créatif, 2016.

Dates
18 mai - 18 juillet 2019
Horaires
Du mardi au samedi, de 11h à 19h
Lundi sur rendez-vous
Entrée libre
Visites
Visites commentées gratuites
mercredi 12h, samedi 12h et 16h