Le pacte de lucidité
Michel Maffesoli accueille Jean Baudrillard à l’occasion de la publication de son livre Le pacte de lucidité ou l’intelligence du mal, aux éditions Galilée.
« Jean Baudrillard, Michel Maffesoli : les ennemis fraternels »
par Stéphane Hugon, chercheur au CEAQ.
Ces Rendez-vous de l’imaginaire sont l’occasion d’établir quelques passerelles, sentiers de traverses, Holzweg, entre les travaux de Michel Maffesoli et Jean Baudrillard. On les connaît individuellement, on les connaît dans le cadre d’une pensée française. A la fois très proches et très éloignés. Au-delà de leur amitié de longe date, chacun a une pensée qui est en attraction et en répulsion mutuelle. C’est pour cela que j’avais dans l’idée de proposer ce titre en forme d’énigme, les ennemis fraternels.
Trouver le lien, les idées souvent clandestines, et qui font des deux auteurs les membres d’une fratrie. Fratrie symbolique, elle regroupe des personnes de générations différentes. Un archipel. La fratrie où l’on pourrait retrouver probablement avec eux, et parmi d’autres, Edgar Morin, et Gilbert Durand.
Essayer, par la bande – la contrebande -, tenter de donner quelques points de convergence, et de divergence entre Michel Maffesoli et Jean Baudrillard. Tenter de trouver les plateformes communes qui vont donner de la singularité à chacune de ces oeuvres.
> Bien sur, il y a d’abord une écriture. Premier aspect de l’oeuvre : le texte. Chez Baudrillard, comme chez Maffesoli, on trouvera le fragment, la rupture, le pli, les entrées multiples. Avec cette pratique de l’oxymore, des associations. Jusques et y compris dans la matière du texte, mais aussi sur l’idée de l’auteur – je pense aux entretiens de Jean Baudrillard et François L’Yvonnet, on retrouve cette idée de l’itinéraire, du dépassement de la fixité.
Plus particulièrement chez Maffesoli, on retrouve une lenteur, modo peregrino, comme un processus de digestion, une rumination, avec notamment ce qu’il appelle « ses idées obsédantes ».
Les deux auteurs pratiquent, en tout cas, une écriture qui vient travailler et questionner la linéarité de la pensée. Le texte n’est pas un simple véhicule, il devient une surface pensante, qui offre dans son acte et son événement un rapport plus immédiat avec ce qu’elle entend comprendre.
> Cette écriture est un signe, c’est mon deuxième point, le signe d’un héritage épistémologique.
Il y a chez Jean Baudrillard et Michel Maffesoli l’idée d’un partage, la constatation et la pratique d’une pensée qui témoigne de l’épistémè contemporaine.
C’est probablement un point qu’ils ont en commun, les deux auteurs s’arc-boutent sur les fondements, ou plutôt sur la disparition des principes moteurs de la modernité. Constater la mutation sociale, c’est prendre acte de la « saturation », de « l’épuisement », pour reprendre les termes maffesoliens, ou plutôt la « transparence » ou la « réversion » pour évoquer un vocabulaire plus baudrillardien. Ceci est un point commun entre leurs travaux.
Reste la rupture, plus ou moins catastrophique, ou apocalyptique, dont on retiendra la capacité de révélation. Les deux auteurs ont de ce point de vue une convergence en ce qu’ils rejettent tout capacité programmatoire de la pensée. Préférer dire ce qui est, trouver les mots les moins faux pour le dire, et qui rend les deux auteurs à un monde résolument en deçà ou delà du politique.
Ce point de non-retour, c’est celui d’un constat profond d’une rupture épistémologique, rupture constatée dans d’autres champs de la pensée – les sciences dures -, qui trouverait son contre-coup aujourd’hui dans le cadre des sciences humaines. Sans revenir sur cette généalogie, il convient de décrire en deux mots cette épistémè comme celle qui ne suppose plus l’antécédence causaliste et efficiente, et qui n’articule plus les raisons ou les phénomènes sociaux dans une logique transitive et causaliste. C’est pour ainsi dire constater le dépassement du déterminisme de la causalité effective.
Dès lors, on peut admettre et constater le monde en soi, c’est-à-dire par ce qu’il nous offre de plus concret, dans sa spectacularité. C’est la formule de Gilbert Durand (Introduction à la mythodologie) : « Commencer par la fin ». Ne plus conditionner l’existence d’un objet en fonction de ce qui le précède, le justifie, et lui donne une raison d’être, voire une raison tout simplement.
Accepter de voir les choses en soi, et non plus comme des résultantes. Dès lors, si l’on ne réduit plus les choses à des conséquences d’autres choses, réputées plus vraies parce que cachées et susceptibles d’explications et de dévoilement, on peut prendre acte de cette illusion de l’origine ou de l’authenticité. Les processus humains ne peuvent se réduire à des filiations mécanistes, avec un certain déni de tout ce qui les débordent, que l’on appellera alors « effet pervers », « effets collatéraux. »
De ce point de vue, c’est la vie entière qui est un effet pervers.
Gilbert Durand rappelle bien que l’effectuation des choses est également plus horizontale, c’est-à-dire que les choses, les phénomènes et les actions humaines ne résultent pas seulement de raisons directes situées en amont, mais également d’un effet de contexte, qui va non pas obéir, mais se coordonner avec des synchronicités, dans ce qu’il nomme un « bassin sémantique ».
Donc, il s’agit bien d’une phénoménologie non plus seulement positiviste, qui ne conçoit un phénomène qu’agit et animé par une destination, une cause et une conséquence. Ici, c’est la possibilité de se rendre attentif aux surfaces, à ce que Maffesoli appelle « le creux des apparences ». Un jeu de surface, qui éventuellement ne renvoie plus à rien, comme le suggère Baudrillard lorsqu’il aborde la question du réel – notamment ici à cette même table.
Chez Baudrillard, cette rupture prend la forme d’une réversion, d’une disparition. « Fin du réel, grève des événements, les catastrophes » comme phénomène absolu.
Effets de surfaces, que l’on retrouve également dans le formisme maffesolien, et dans ce qu’il nomme « la baroquisation de l’existence ». (« Au creux des apparences », 1990, « La contemplation du monde », 1993), c’est-à-dire l’événement de la vie qui se suffit à lui-même, et qui s’épuise dans l’acte.
(Ex; Le débat autour de 68, ici même. Les acteurs de 68 qui s’autorisent inconsciemment à passer à l’acte, dès lors que le prétexte politique est présent, et que l’envie, dionysiaque les taraude.)
C’est donc pour cela, entre autre, que ce contexte théorique permet de dire que « la guerre du Golfe n’a pas eu lieu ». Et qui permet également de parler d’une « éthique de l’esthétique ».
Ce qui les sépare, l’un paraît plus optimiste que l’autre.
Jean Baudrillard, qui a été celui qui a ouvert cette perspective, en conserve peut-être un pessimisme, celui de la disparition de la valeur ou de la réalité.
Chez Maffesoli, la prise en compte du style, de la baroquisation de l’existence, comme fait final et abouti ne suscite pas de regret. Il constate une autosuffisance.
L’optimisme de M. Maffesoli, c’est de mettre l’accent sur la puissance et la capacité de création et de densité existentielle propre à l’image. Ce que Michel Cazenave avait appelé ailleurs « la maternité de l’image ».
Maffesoli pense le monde, entre l’imaginaire et le style. Un monde d’images, et de figurations.
Baudrillard dépeint une forme d’immanence du monde qui produit catastrophe et apocalypse.
> On voit donc que les auteurs abordent et formalisent cette nature épistémologique de manière à la fois commune et très différente.
A partir de là, deux options tout à fait singulières sont prises par les deux auteurs lorsqu’il s’agit d’aborder la question de la subjectivité. C’est le constat là encore à la fois d’une culture commune, et d’une contradiction.
Jean Baudrillard décrit une subjectivité diffractée. Là encore, il prend acte de la fin de cette relation constituante et identifiante du sujet par rapport à la cause inconsciente, ou à l’altérité, voire même par rapport à l’objet.
C’est la fin d’une subjectivité construite dans l’héroïsme politique, dans la maîtrise technologique. Qu’il s’agisse de la médiation médiatique, biotechnologique, ou des formes de duplications virtuelles, le sujet apparaît comme une illusion de la volonté et de représentation dans leur rapport aux objets. Baudrillard en fait en quelques sorte une défaite de la subjectivité. C’est là une dilution absolue du sujet, en totale rupture avec les formes modernes; sujet érectile et émancipatoire.
M. Maffesoli remarque également cet éclatement. Il en prend note, mais y voit probablement un phénomène marqué par une forme d’optimisme. Il y a de la maturité dans la subjectivité éclatée. Et il y aurait là un contexte favorable pour une forme d’expression d’un soi plus collectif, partagé et territorialisé. Les logiques de réseaux sociaux, de tribus en découlent directement.
Il y a donc, du point de vue de l’expression du sujet, un constat de l’éclatement des valeurs modernes, de l’avatar individu et qui emporte avec lui dans sa chute une certaine culture bourgeoise, avec le mythe du progrès et une temporalité historique.
Emerge en lieu et place, les pluralités de la personne, la communauté émotionnelle et dionysiaque, et un instant éternel et événementiel.
On voit bien ici des perceptions qui vont d’une forme de situationnisme vitaliste chez Maffesoli, qui met l’accent sur la relation, et qui diverge tout en le confortant de l’hypothèse de Baudrillard qui lui est nécessaire, et qui est celle du constat de la disparition.