Évènement

Georges Tony Stoll Patrick Tosani

Mercredi 8 mars 2006 à 19h

Georges Tony Stoll (né en 1955) et Patrick Tosani (né en 1954) pratiquent tous deux une photographie qui, libérée de la représentation des apparences, implique une rigoureuse mise en scène.

Le premier donne à voir des corps masculins se livrant à des actions inhabituelles, décalées, énigmatiques. Le second photographie dans des mises en scène d’une grande sobriété des objets de la vie quotidienne, voire des hommes ou des enfants, auxquels il confère une présence mystérieuse par l’agrandissement (parfois jusqu’au monumental), le cadrage, l’éclairage ou le point de vue adopté.
Ces deux artistes sont les invités des prochains entretiens sur l’art, en compagnie de la critique d’art Patricia Brignone, spécialiste des pratiques artistiques (danse, performance, arts plastiques…) dans lesquelles le corps se trouve mis en scène.

 

(CF) Catherine Francblin : J’ai la chance de recevoir ce soir deux photographes Georges Tony Stoll et Patrick Tosani, ainsi qu’une critique d’art Patricia Brignone.

Patrick Tosani vient aujourd’hui nous parler de son travail. Je suis ses images depuis ses débuts et je fais partie de ses fidèles admirateurs comme Jean-François Chevrier ou Jean de Loisy.

Georges Tony Stoll vient de publier un livre aux éditions du Regard avec deux très beaux textes de Dominique Baqué dont on peut lire régulièrement les chroniques dans Art Press et, Elisabeth Lebovici, journaliste à Libération.

Patricia Brignone, critique d’art, vient elle aussi de publier un livre intitulée Nouvelles pratiques du corps scénique . Elle est critique d’art et enseignante à l’Ecole supérieure des Beaux-Arts de Grenoble. Son livre a été publié aux Editions Al Dante et propose un panorama de 20 ans d’activités autour de la danse à la Ménagerie de Verre. Patricia Brignone est une personne qui s’intéresse depuis longtemps aux relations entre les arts plastiques, la performance, la danse et le corps mis en action.

J’ai rassemblé les deux artistes Patrick Tosani et Georges Tony Stoll car j’ai parlé avec Georges Tony Stoll qui m’a dit beaucoup aimer le travail de Patrick Tosani. De plus, il l’aime à ce point qu’invité par le Musée d’Art Moderne de la ville à parler d’une œuvre de la collection du musée, il a choisi une œuvre de Tosani. Cette photographie fait partie des images que Patrick Tosani nous commentera tout à l’heure.

D’autre part, Patrick Tosani est quelqu’un qui aime beaucoup le travail de Georges Tony Stoll. De plus, dans mon esprit, il y a beaucoup de ressemblances entre leurs travaux malgré des différences évidentes. Je vais parler de ce qui les réunit et Patricia parlera de ce qui les distingue de manière très forte et tous deux, bien sûr, en discuteront.

Pour commencer, j’aimerais bien que Georges Tony Stoll nous parle un peu de son film Freddy. Il a été réalisé en 2003 et on y reconnaît des éléments qui sont assez fréquents dans son travail. Georges Tony Stoll, est-ce que tu pourrais nous en dire quelques mots ?

(GTS) Georges Tony Stoll : Cette vidéo fait suite à une pièce de six photos avec le même système, c’est-à-dire un homme avec cet ovale de couleur cyan sur son visage. Cela me paraissait intéressant de mettre cette histoire dans un autre système qui serait celui de la projection. On doit avoir normalement la sensation de rentrer dans un espace où est en train d’être projeté un film. J’ai réalisé ce film à l’aide d’une caméra avec un programme spécial qui donne la sensation d’un film super 8. Cela pourrait être un film d’archives constitué de documents trouvés. Quand on parle d’archives, cela peut être des archives trouvées sur la folie et ses comparses par exemple ou, autour de la marginalité et puis enfin, cela aurait pu être un petit film avec des comédiens qui jouent des scènes, des pantomimes ou du burlesque.

J’ai le sentiment que je suis l’éternel narrateur, je suis celui qui décrit, qui raconte. Catherine Francblin m’a demandé de choisir quelques photographies narratives en décrivant des instants dont certains peuvent êtres considérés comme de véritables performances. C’est un des éléments de mon travail qui est très clair : dans l’idée du spectacle, on peut sentir tout ce qui serait de l’ordre de l’expérience, de l’apprentissage, du ressenti, de ce qui est volontairement contredit ou déformé. Le titre fait référence à Freddy Krueger. J’aime bien vivre une fascination extrême quand à l’état monstrueux, je me sens un peu chez moi dans cette place là de la marginalité. Le fait est que tout est excessivement installé, ne serait-ce que la place de cet ovale sur son visage comme dans une distorsion presque conceptuelle. Le visage est masqué d’une manière précise avec une couleur particulière qui est une couleur primaire. Cette couleur est d’autant plus primaire qu’elle est en vis-à vis avec cette bâche noire. On sent que cette présence est plus un effort qu’un plaisir ou une invention ludique.

CF : Je voudrais m’expliquer sur le terme de photographe plasticien et sur le thème de cette rencontre « la photographie mise en scène ».

Le terme de photographe plasticien est apparu dans les années 1990, il a donné son titre à un livre de Dominique Baqué . Il définit une photographie entrée dans le champ de l’art où elle vient croiser notamment les arts plastiques mais aussi parfois la performance, la danse ou le texte comme c’est la cas chez Sophie Calle. C’est une photographie qui ne tient pas pour essentielle la tradition du médium photo et qui, du fait de son inscription spécifique, crée une scission au sein même de la photographie. Cette scission s’effectue entre, d’une part, les artistes qui utilisent la photographie comme les artistes plasticiens, et, d’autre part, les photographes purs, essentiellement de petit format. Jean-François Chevrier a regroupé certains photographes comme Patrick Tosani mais aussi Thomas Ruff, les Becher et l’école allemande sous le label de photographes d’une autre objectivité. La photographie plasticienne renvoie également à une forme singulière de la photographie avec un format monumental qui rapproche celle-ci du tableau. Par ses dimensions, cette photographie s’élève au rang de peinture. C’est une photo faite pour être exposée et vue dans l’espace, une photographie qui s’accroche sur les murs plus qu’elle ne se regarde dans un livre.

Je veux également revenir sur cette question de la mise en scène. La question de la mise en scène prend sens par rapport à cette question de la photographie plasticienne. Le terme de photographie plasticienne désigne une pratique aux antipodes de celle qui gouverne le reportage ou le photojournalisme, secteurs où domine une conception de l’acte photographique fondé sur le mythe de l’instant décisif. Le moment de l’acte est essentiel pour ces photographes alors que l’instant décisif n’a pas de pertinence pour le photographe plasticien. Pour lui, il n’y a pas d’instant unique, dans la mesure où le modèle est fixe, où il y a une pose, une mise en scène, qui est privilégiée par rapport au mouvement et à la fugacité de l’instant.

Mise en scène veut dire également une photographie organisée, construite consciemment, de manière très rigoureuse, avec une attention portée à chaque détail. Chaque détail étant introduit par l’artiste lui-même. Je ne parlerai pas de « mise en scène » devant les photos de rayons de supermarchés photographiés par Thomas Struth. Alors que chez Stoll et Tosani, on a une image qui est totalement construite par le photographe avec des éléments soigneusement choisis.

CF : Je sais que Patrick Tosani n’est pas tout à fait d’accord avec ce terme de mise en scène. En quoi ce terme vous gêne-t-il ?

(PT) Patrick Tosani : Je préfère le terme de construction à celui de mise en scène. J’ai l’impression qu’il correspond mieux à la procédure de mon travail qui est de construire un espace. Pour moi la mise en scène renvoie à un système de réalisation, au cinéma et au théâtre. Personnellement, j’ai l’impression d’être face à un réel donné que je vais essayer d’organiser. Je construis un espace qui est transmis dans une image photographique. Il y a un jeu de filtres et de translations entre un réel que je vais organiser et qui, tout à coup, va devenir une image photographique.

La mise en scène me paraît très calculée, très liée à une notion de réalisation qui ne correspond pas à mes procédures de travail. Mes séances de travail sont très organisées mais, en même temps, très concrètes, inattendues à certains moments et toujours liées au dispositif d’appareillage de la caméra. Par ailleurs, cette catégorisation du champ artistique de la photographie ou de la peinture relève d’un champ critique. Elle ne me concerne pas

CF : Tu te considères comme un photographe ?

PT : Aujourd’hui, je ne vois plus vraiment ce que la photographie journalistique a de réel. Il y a plein de notion où cette réalité en terme journalistique est « bidonnée ». J’ai l’impression de parler autant du réel si ce n’est plus que la photographie de reportage. L’enjeu est là mais la catégorisation m’intéresse peu.

GTS : Je pense que ce terme de « photographie plasticienne » n’est pas une grande invention. Au XXème siècle, il a eu plein de preuves que la photographie était utilisée comme un autre moyen artistique. A un moment donné, il y a eu une nécessité critique de parler de « photographie plasticienne ». On n’a pas à me demander si je suis un photographe, je suis un artiste avant tout. Je fais de la photographie, de la peinture, des dessins, des installations …

CF : Patrick Tosani, pouvez-vous nous commenter ce choix d’une douzaine de photographies ?

PT: C’est une sélection très resserrée de mon travail où domine l’idée du corps. C’est un regard sur mon travail autour de cette idée du corps. Dans un premier temps un questionnement sur une physicalité du corps, la question de la vue, du toucher. Un chapitre suivant mettra en avant les objets. Enfin, une troisième partie où je vais utiliser très concrètement le corps dans l’image avec des fragments et des détails de corps.

Mes premières images sont des portraits en braille. C’est un travail de 1985 qui arrive après une multitude de réflexions sur le médium photographique en lui-même. Comment l’image photographique transforme le réel ? Ici, il s’agit d’un portrait que j’ai projeté sur une feuille de papier braille. J’ai effacé toute trace d’écriture sauf au niveau du visage. Je voulais signifier la possibilité de toucher l’image. C’est un paradoxe puisque l’image photographique enlève les trois dimensions du réel et efface le relief. L’idée du braille est apparue comme une matérialité minimum évoquant le langage et la tactilité. La feuille de braille est apparue comme un resserrement du propos sur cette potentialité à toucher les choses.

La deuxième série est une suite de portraits flous. Pour moi, il était nécessaire de rendre illisible l’identité de ces personnes, de ces figures parce que la photographie a rendu ce réel intouchable. Elle a « surfacé » le réel.

Au fur et à mesure de mon questionnement, ce qui va m’intéresser dans l’approche de la photographie va être de radicaliser le réel que j’ai en face de moi, de le manipuler. Je vais aller à l’économie. Après avoir évoqué des choses plus bavardes comme la glace ou la pluie, je passe ici à un objet qui est un talon de chaussure. L’image seule est cet objet dérisoire qui a tout à fait avoir avec le corps. Je m’intéresse à cet objet par sa capacité descriptive. Cette notion de socle, de stratification. Ce talon m’intéresse car il est une succession de couches comme un processus de surélévation. Je vais prendre cet objet dans un sens très littéral. Je vais utiliser la notion de reproduction et d’agrandissement comme un processus d’identification du corps. Le spectateur regarde la tableau et s’identifie à un objet petit, médian ou grand. C’est un jeu de réglage au millimètre sur cette potentialité de ce que peut révéler l’image.

Je vais vous présenter de nouvelles images et décliner quelques objets. La vue d’exposition est importante pour comprendre la procédure de mon travail. Imaginez-vous devant cette photographie. Cette cuillère est un objet très familier. A l’échelle du tableau, de l’image photographique, c’est un miroir, c’est une image qui contient le corps dans son entier.

La suite de ces objets liée au corps et également à très grande échelle est une peau de tambour. Une suite où je photographie très frontalement des peaux de tambours qui sont pour moi des objets très liés à la surface. C’est un objet moderne et en même temps archaïque qui fait référence à toutes sortes de percussions. Cet objet attire la volonté de la tactilité. Je mets en conflit le son potentiel de cet objet et le mutisme de l’image.

CF : On voit que tu es très soucieux d’une présentation dans l’espace, tu fais des formats architecturaux, est-ce que cela te vient de ta formation d’architecte ? Comment penses-tu ce rapport à l’espace ?

PT : Effectivement, j’ai été étudiant en architecture. Cela a certainement eu une importance, probablement sur des sources, des références artistiques ou architecturales. Ma question est de produire une image où le rapport au spectateur et à son corps est absolument primordial.

CF : Un de vos millefeuille appartient à la collection du Musée National d’Art Moderne de la ville de Paris dont Georges Tony Stoll a parlé lorsqu’on l’a convié à une conférence pour discuter d’une des oeuvres de la collection. Pouvez-vous nous en parler ?

PT : Les dimensions sont de 2m50 de hauteur par 4m20 de longueur. Il y a des cycles de travaux et des permanences de matériaux. Ici réapparaît l’idée de la matérialité de la nourriture. Ce geste de recouvrir de peinture le millefeuille est important car il a à voir avec le corps. Cette dichotomie intérieure/extérieure, de notre corps et du corps de l’autre est fondamentale pour cette question du réel. Il faut voir de la dérision dans ce gâteau.

Je transforme quelque chose qui se mange en inconsommable. Il y a également cette donnée géologique de couches. C’est une pièce repoussante pour certaines personnes. C’est l’expérience d’une chose mangée, déglutie et recrachée. C’est presque une sculpture qui a pris l’empreinte de la bouche et qui est replacée sur un fond neutre. Il est intéressant pour moi de parler de cette œuvre dans ce rapport très concret du tableau au corps.

Je veux utiliser le corps par une procédure de fragmentation. Je voudrais vous amener vous spectateur à faire coïncider cet endroit très précis où j’étais avec l’appareil photographique et votre point de vue.

CF : Dans la catalogue, un des auteurs a fait un texte très drôle où il dresse une typologie de tous ces sommets de crâne comme un botaniste décrirait toutes les plantes d’un jardin. Par exemple, sur cette photographie intitulée V.T, il écrit : « chevelure désordonnée, châtain clair, presque blonde, la coiffure est réalisée par un ensemble de mèches allant en tous sens et s’échappant de la forme de la tête, des boucles importantes ornent le pourtour du crâne et augmentent considérablement la surface de la coiffure ». Il dresse une typologie comme s’il allait dresser la typologie de toute la chevelure de la population européenne. On regarde ces photographies et on se dit : où vais-je me situer dans toutes ces chevelures ?

PT : Il y a une notion importante dans ces fragmentations de corps qui est celle de tourner autour du corps. Il y a une procédure d’encerclement, d’observation par la périphérie. Je m’intéresse aux extrémités du corps, exactement au-dessus, exactement en-dessous.

J’aimais cette possibilité d’isoler l’ongle et de la contenir à l’intérieur du corps. C’était une possibilité de contraindre l’image dans ce petit cadre. Je contrains une matière organique qui est toujours en croissance. C’est une façon de contraindre cette matière et d’isoler, encore une fois, un fragment de corps.

L’évolution de mes réflexions a été justement d’habiller le corps très concrètement, de m’intéresser à ces vêtements. Ils apparaissent, au même titre que la peinture, comme une surface de recouvrement. C’est une façon très aléatoire de jeter ces vêtements sur un corps hypothétique. L’image photographique est terriblement agrandie pour reconstituer une espèce de corps, d’hypothèse du corps caché qui deviendrait un abri lui-même.

J’ai décidé de refaire une figure et de manière caricaturale presque, faire une série sur les masques. J’ai décidé de redonner corps à cet objet. C’est un corps qui a pris la place du pantalon qui était là initialement. Ce n’est pas le pantalon sculptural qui fait corps mais l’image photographique que je vais produire. C’est l’ambition utopique de mon travail, que cette image photographique reprenne corps.

J’ai inventorié les pantalons, les chemises, les vestes… Je me suis intéressé un moment aux chaussures et j’ai réintroduit dans ces chaussures l’idée du corps qui serait signifié par ce liquide blanc qui est du lait. J’ai nommé cette série « Chaussures de lait ». C’est une façon de voir comment l’image photographique reprend du corps à ces objets que j’ai construit dans l’espace.

CF : Patricia, tu as travaillé sur la question du corps et sur la danse. Comment vois-tu ce rapport au corps chez Georges Tony Stoll et Patrick Tosani ?

PB (Patricia Brignone) : J’adhère complètement à ce que peut dire Georges Tony Stoll, nous ne sommes plus dans des catégories clairement distinctes mais dans des glissements, des porosités qui font que le champ photographique est contaminé par les arts plastiques. En préambule, je veux dire que je suis très intéressée par le coté intriguant de cette rencontre entre Georges Tony Stoll et Patrick Tosani. Je n’aurais jamais pensé pouvoir les associer alors que, de fait, il y a des dénominateurs communs entre eux.

On peut envisager cette question de corps entre deux mondes : ceux de Georges Tony Stoll et de Patrick Tosani. On touche à des sphères qui englobent le corps-objet, le corps-sujet, le corps en représentation et le corps symbolique. La visibilité, la mostration des corps chez Georges Tony Stoll n’a d’équivalent que le retrait et le corps traité en négatif chez Patrick Tosani. Je suis très intéressée par les choses en creux amenées dans le travail de Patrick Tosani. Le corps n’a pas besoin d’être représenté pour être là ce qui est vraiment un tour de force assez grand.

CF : Je pense que vous parlez ici de la place du spectateur.

PB : Pour moi, c’est par le positionnement du regardeur, par le truchement de l’objectif, de l’appareil photo que se fait le substitut du spectateur. Ce qui retient particulièrement mon attention chez Patrick c’est un corps traité comme un signe indiciel. La manière dont est évacuée une certaine matérialité du corps pour toucher davantage aux signes visuels. Je trouve qu’il a quelque chose de très fidèle dans la démarche de Patrick Tosani, dans le pouvoir actif qu’ont les images sur les spectateurs.

CF : Nous allons maintenant passer aux images de Georges Tony Stoll.

GTS : Ce sont les photographies des dernières années. Quand je parle de mon travail, je me place dans un endroit qui n’a pas de limite, qui n’a pas de situation véritable et que je nomme le territoire de l’abstraction. Dans ce territoire de l’abstraction, il y aurait une étrange possibilité à vérifier, à dire, à contredire, à construire, à coder, à enlever toutes les ambiguïtés de la communication.

J’ai fait un casting pour trouver un garçon qui avait cette étrange perfection mythologique qui fait qu’on a parfois l’impression d’avoir en face de soi quelqu’un qui est en cire. La tasse blanche, le paquet de cigarettes ne paraissent pas si usuels que cela. Ce garçon serait hypothétiquement inventé aussi. Ce n’est pas de mise en scène dont il s’agit mais d’un travail de construction à l’intérieur d’un espace défini.

CF : J’aurais tendance à voir un autre élément qui ne va pas : c’est la position du garçon qui est dans un faux équilibre. Cela m’amène à la question de l’action. Il se passe des actions dans tes images. Est-ce c’est que tu mets en scène un début de récit ? Est-ce de la fiction ?

GTS : Je ne mets pas en scène un début de récit. Je pense que si je suis un narrateur. J’ai cet appareil qui est un simple moyen technique. Je n’ai pas envie moi-même en tant que narrateur de faire des commentaires. La fiction a une place très claire dans l’abstraction. Je continue à penser que ce qui se passe dans mon travail serait à la fois de l’ordre de la vérité et de la performance. Je suis très intéressé par la réalité simple comme les anecdotes ou les phénomènes qui peuvent absolument changer le monde. Dans toutes mes photographies, l’enjeu est là : est-ce que vous voulez vous, en tant que regardeur, ne voir qu’une histoire anecdotique ou, voir dans ce qui est en train de se passer l’évaluation d’un état où il n’y aurait plus que l’invention qui pourrait encore nous faire respirer.

CF : On peut voir tes photographies de deux manières : de simples exercices comme dans les performances de Bruce Nauman pour créer une figuration par le corps ou une fiction avec un narrateur.

GTS : Le narrateur n’est pas celui qui dit la fiction. Le narrateur est celui qui dit : là peut-être il y a une fiction. Il y a quelque chose qui serait de l’ordre de la pensée scientifique et analytique. J’ai envie que l’on voit cette photographie et pas spécialement le corps nu allongé, le lit, la porte bleue, l’étagère et la poulie. Tout est mis en place pour que l’on voit une photographie dans laquelle il y aurait tous ces éléments.

Cette autre photographie s’intitule que fait-il seul dans son pantalon adidas ? Je pense que l’histoire des trois bandes est la seule invention marketing du XXème siècle. La personne qui a eu cette idée a tout compris aux expériences graphiques, de l’époque constructiviste avec le Bauhaus. A jamais, où que vous soyez dans le monde, on ne vous voit plus vous, mais le pantalon adidas. Cet homme donne de lui une image obscène, une image grotesque qui nous force à avoir une véritable forme d’attention.

Dans cette nouvelle photographie, on peut remarquer, une fois encore, la construction. Tous les éléments qui pourraient nous ramener ou, au contraire nous éloigner d’une forme de réalité sont peut-être plus intéressants que ce qui se passe réellement devant vous. Il n’y a jamais de décor mais un assemblage de situation ; les objets sont à égalité avec le corps.

CF : Patrick et toi avez le même intérêt pour les éléments du corps marginaux, les extrêmités. Des choses qui sont à la périphérie du corps comme les talons, les plantes de pieds, les dessus de têtes.

GTS : Ce qui peut être intéressant est de l’ordre de la relation, c’est au spectateur d’imaginer la tête de ce corps.

Cette photo s’intitule Les trois frères. Trois hommes sont assis sur un canapé blanc, trois frères avec des slips qui ne sont pas du tout tendance et qui ont recouvert leur tête de ce qu’ils ont trouvé. Cela ne serait ici qu’une histoire de jeu. Ces trois frères ne voient rien et, en même temps, voient tout. On est assis et on attend. Je ne serai pas celui qui organise tout cela, je ne serai pas le commandeur de ce qui est en train de se passer.

L’intrigue dans toutes mes images ou mes vidéos est vraiment liée à un système qui permute constamment entre le vrai et le faux

Ce qui m’attire dans le travail de Patrick Tosani c’est l’étrange. Quand je sors d’une exposition de Patrick Tosani, je suis très en forme. Il me donne envie d’être à la fois intelligent et bête.

CF : Effectivement, je trouve que les photos de Patrick Tosani sont extrêmement intriguantes, les tiennes également. Dans le sens premier, quelque chose qui surprend, qui excite la curiosité. Dans ton sens, elles créent une intrigue, on a l’impression qu’il se joue quelque chose.

GTS : Je laisse une soi-disante possibilité au regardeur à dire une version. Je sais que tout cela je l’ai déjà vu quelque part dans le monde ou dans l’art. Je ments un peu quand je dis que je veux créer des images que je n’ai jamais vues mais on ne peut pas vraiment référencer ces images. On peut parler de l’image de manière anecdotique. Est-ce que c’est de l’ordre de la pantomine ou du drame ?

Cette photographie s’intitule Chaises et sculptures. On cherche quels pourraient être les référents mais on en trouve difficilement car on ne voit vraiment pas qui aurait pu faire ce genre de sculptures.

CF : Le côté « home made » de ton travail est très évident dans tes images. On est véritablement dans un espace confiné qui est celui du lieu de travail, on est dans un lieu précis.

GTS : Je pense qu’il s’agit plus de l’espace du cadre photographique que l’espace de l’atelier.

PB : Pour jeter le pont avec Patrick Tosani, quand il dit : « ces objets n’existent que par l’image », je crois que ces actions n’ont de réalité que dans leur destin d’image. Georges Tony Stoll parle d’instantané arrêté. Cela introduit un paradoxe des plus excitants, on est dans un vacillement, dans une pluralité.

L’instantané arrêté contredit la notion d’image-mouvement avancée par Gilles Deleuze. De fait, on est dans pas dans le champ de la performance au sens strict qui sous entend la présence d’un public. Il y a une façon de réactiver cette notion de performance dans un cadre précis avec ce dispositif.

CF : Il n’ y a de performance que pendant l’acte photographique. Et comment cela se passe dans les films ?

GTS : Quand je parle d’instant arrêté, je pense que c’est une fonction que nous avons au moment du regard, de savoir ce que nous regardons. Le film est exactement la même chose mais en mouvement. On se pose la question du type de communication que cela va entraîner chez le regardeur.

CF : Patrick, est-ce que tu réfléchis également à la manière dont le spectateur va réagir ?

PT : Oui forcément.

GTS : On ne pense jamais à celui qui va regarder après. La communication n’est qu’une histoire de perception. Je souhaite que les gens se mettent à bavarder, à parler autour des photographies.

PT : Malgré la dérision et la légèreté des objets, j’ai l’impression, je crois, que je parle du monde, de ce rapport de la photographie, des différentes pratiques. J’ai l’impression que je parle autant du monde que le photographe qui va aller faire un sujet sur une guerre. C’est une ambition de mon travail.

PB : Je pense à cette phrase de Bataille : « Que signifie le réel si ce n’est l’excès de représentation ? » Aussi bien que dans la cas de Georges Tony Stoll que de Patrick Tosani, de manière tout à fait différente, il est question du réel. Comment excéder le réel ?

On peut renouer avec la question de la mise en scène mais pas au sens de la théâtralité qui confine à un espace scénarisé dès lors qu’il y a un cadrage. C’est un dispositif qui, à un moment donné, passe par le truchement du spectateur. Ce que je trouve intéressant dans le travail de Georges Tony Stoll, c’est sa façon d’instaurer un dialogue avec son travail, je serais tentée de dire qu’il le fait « s’essayer à ».

CF : Patrick, est-ce qu’on retrouve chez toi cette notion d’expérimentation qui n’apparaît pas dans l’image ?

PT : Effectivement, il y a beaucoup de travaux intermédiaires que l’on ne voit pas. J’aime bien cette idée d’expérimentation, je revendique ce moment du travail. Il y a une vraie simultanéité entre ce qui se passe et ce qui va apparaître dans l’image, c’est le moment de pensée du travail. Ce n’est pas un moment de réalisation mais de réflexion. Je travaille seul dans mon atelier et je serais très dérangé d’être regardé.

CF : Georges Tony Stoll réalise des photos mais également des films, des dessins. Pourquoi tu ne fais que de la photo ?

PT : C’est tout ce que je sais faire. J’ai des tentations au niveau du cinéma mais j’aime bien cette exigence de l’image photographique. Le mutisme de l’image m’intéresse. C’est un médium très réducteur, très pauvre et cette difficulté me plaît beaucoup.

CF : Patrick, est-ce que tu pourrais dire quelques mots sur le travail de Georges Tony Stoll ?

PT : Georges Tony donne des clés. Il a un passé de peintre qui se sent indéniablement. Il y a quelque chose de la peinture qui ressurgit presque systématiquement. Il y a une procédure de découpe au sens très concret du thème. Tu découpes des tissus, des cartons, tu déchires des adhésifs. Cette procédure de découpe est très ancrée dans ton travail, est inhérente dans l’attitude des corps. La procédure photographique est une pratique pseudo-amateur, que tu revendiques comme telle mais ce mal-fait est extrêmement précis. Il a une très grande cohérence et une logique interne. Le jeu du construit mal-fait chez Georges Tony Stoll est d’une très grande précision.

PB : Je peux ajouter que l’un et l’autre mettent en crise des habitudes de regard, de vision, de comportement. Chez Patrick, certains objets donnés à voir sont pour le moins inattendus, incongrus. Chez Tony, ce sont des citations qui sont des constructions mentales

CF : Nous allons terminer avec le film d’une photographie de Patrick Tosani, édité par le Musée d’Art Moderne, commentée et mise en image par Georges Tony Stoll.

 

Intervenants

Georges Tony Stoll
Patrick Tosani

Date
Horaire
19h00
Adresse
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre