Guillaume Paris
Catherine Francblin recevra l’artiste Guillaume Paris et Jehanne Dautrey, philosophe, enseignante au Collège International de philosophie.
Ils aborderont le thème de «l’inhumanité de la marchandise» et reviendront sur les principales phases de l’oeuvre de Guillaume Paris en montrant comment l’artiste parvient à « réinjecter de l’humain » dans l’univers réifié de la marchandise.
Guillaume Paris (né en 1966) puise son vocabulaire plastique dans le monde des marchandises et des stratégies commerciales qui l’accompagnent. Recourant à plusieurs médiums (photographie, sculpture, vidéo), il présente ses oeuvres sous la forme d’ensembles articulés au sein desquels les différentes pièces fonctionnent dans l’espace comme des mots dans une phrase. Son travail, dont la portée critique est évidente, s’attache à mettre en lumière le type de message sous-tendu par le discours publicitaire et la culture en général, – un discours de type magique ou religieux qui véhicule l’image d’une humanité factice et idéale, invulnérable au temps. Ainsi mène-t-il, depuis une dizaine d’années, sous le titre de HUMANWORLD, un projet consistant à restituer leur caractère mortel aux personnages figurant sur certains emballages de produits de consommation courante. Dans ce cadre, il a réalisé plusieurs vidéos dans lesquelles il donne la parole aux individus ayant servi de modèle ; plus récemment, il signait le portrait d’un enfant représenté sur une publicité tel qu’il serait aujourd’hui si l’image ne l’avait figé à jamais dans une éternelle jeunesse.
Après avoir été montré en France à plusieurs reprises au cours de l’année 2003 (au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, au Palais de Tokyo, à La Galerie de Noisy-le Sec), Guillaume Paris présente l’exposition « Priceless », jusqu’au 31 octobre 2003, à la galerie Nelson : 40, rue Quincampoix 75004 Paris ;
http://www.galerie-nelson.com
GUILLAUME PARIS
Né en 1966 à Abidjan, Côte d’Ivoire
www.guillaumeparis.com
Catherine Francblin : CF
Jehanne Dautrey : JD
Guillaume Paris : GP
CF : Dans cet entretien sur l’art, nous allons traiter de « l’inhumanité de la marchandise » avec l’artiste Guillaume Paris et Jehanne Dautrey.
Jehanne Dautrey est philosophe, spécialiste de Deleuze et de philosophie contemporaine. Elle a également écrit sur les arts plastiques, le cinéma, la danse et la musique.
Guillaume Paris est né en 1966 et a longtemps vécu à l’étranger. Il a exposé en France dans « Jours de fête », à l’occasion de la réouverture du Centre Pompidou en 2000. En 2003, il a eu plusieurs expositions personnelles : au Palais de Tokyo, au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, à La Galerie de Noisy-le Sec. Actuellement, il présente l’exposition « Priceless « , à la galerie Nelson, à Paris. Guillaume Paris emprunte son vocabulaire plastique au monde de la marchandise et des stratégies commerciales qui l’accompagnent et le soutiennent. Il recourt à plusieurs médiums, photographie, sculpture, vidéo. Ses oeuvres apparaissent sous la forme d’ensembles articulés, au sein desquels s’établit, entre les différentes pièces, un réseau de relations complexes, voire contradictoires, à l’image des titres donnés à ses expositions et de son discours de la marchandise, lui aussi marqué par la duplicité.
A travers ses oeuvres, Guillaume Paris ne produit pas une critique frontale du discours publicitaire de la marchandise, discours de type magique ou religieux qui véhicule l’image d’une humanité invulnérable au temps. C’est au contraire de l’intérieur du système de la marchandise lui-même, qu’il retravaille les matériaux et les méthodes de la manipulation. De cette manière, il met en lumière la complexité et l’efficacité de son fonctionnement.
Depuis une dizaine d’années, Guillaume Paris mène, sous le titre « H.U.M.A.N.W.O.R.L.D », un projet qui consiste à restituer le caractère humain et donc mortel aux personnages figurant sur certains emballages de produits de consommation courante.
Nous allons donc laisser Guillaume Paris présenter son travail, puis nous laisserons la parole à Jehanne Dautrey.
GP : Tout d’abord, une de mes préoccupations est de répondre à la difficulté de restituer, dans un autre média, un travail qui se déploie dans l’espace. En effet, mon travail présente dans l’espace physique, un ensemble de signifiants qui fonctionnent simultanément sur le spectateur. Je m’intéresse à la façon dont les différents éléments de l’exposition coexistent dans un espace. Ainsi, mes expositions réunissent des objets spécifiques, autour d’une idée centrale. Face à la difficulté de traduction de mon travail, j’ai choisi ce soir de vous le présenter par une série d’images. Mais, par exemple, pour le présenter sur mon site Internet, j’ai repris la structure de mon premier catalogue. J’ai ainsi choisi de commencer par le plan de l’exposition puis d’en détailler chaque composant.
Pour illustrer le thème de ce soir, je décrirai plus précisément le projet H.U.M.A.N.W.O.R.L.D, car il reprend toutes les thématiques développées dans le reste de mon travail.
Tout d’abord, H.U.M.A.N.W.O.R.L.D est un acronyme qui signifie « Holistic and Utopian Multinational Alliance for New World Order and Research in Living and Dying.
H.U.M.A.N.W.O.R.L.D est un projet pluridisciplinaire qui a donné lieu à des collaborations avec des acteurs de disciplines diverses et qui se présente sous des formes variées : vidéos, installations, objets, dessins, etc. J’ai commencé ce projet au début des années 90, quand la question du multiculturalisme était soulevée, surtout dans le milieu anglo-saxon. Je ne m’intéressait alors ni à la publicité, ni à la marchandise, mais à la question de la représentation de l’autre et au concept de réification par l’image.
H.U.M.A.N.W.O.R.L.D développe plusieurs thématiques telles que la publicité et la représentation, la muséologie et la question de la mémoire et de sa pérennité.
H.U.M.A.N.W.O.R.L.D est une tentative pour représenter le genre humain, à l’échelle internationale. Ce projet prend la forme d’une galerie de portraits. Il s’agit d’une collection de produits de consommation courante, sur l’emballage desquels figure le visage d’un être humain. Je les appelle des « produits-portraits ». Ils entrent dans la collection avec leur contenu, parfois périssable. Ils sont uniques et ne sont jamais remplacés. Je les considère comme des individus. Cette proposition répond au problème du musée ethnographique, dont la fonction est de représenter l’autre culturel. Mais ce type de musée est confronté au problème de substitution de l’être humain par sa culture matérielle, à savoir des objets façonnés. Finalement, pour palier à cette difficulté, il semble que la marchandise soit le seul type de produit qui peut être décontextualisé, car sa relation au consommateur est universel. Parallèlement, les seules images utilisables, hors de leur contexte, dans un musée sont celles générées par la publicité. En associant l’objet de consommation et son image publicitaire, on obtient le « produit-portrait »dont la collection est une sorte de miroir de la société.
H.U.M.A.N.W.O.R.L.D compte 3 niveaux de réalités. La « communauté » constituée des objets de consommation ; la « sous communauté » composée des individus ayant prêtés leur image à la marchandise. Enfin, la « sur-communauté » imagine d’autres existences aux individus qui figurent sur les produits.
A travers ce projet, je m’intéresse à la façon de penser une mémoire qui passe par une nature transitoire. La conservation de la collection de « produits-portraits » est paradoxale car ce sont des objets périssables, la collection est donc vouée à disparaître.
Une des activités d’H.U.M.A.N.W.O.R.L.D consiste à retrouver la personne qui figure sur le produit dans la vie réelle et à la réintégrer vieillie sur l’emballage. Parfois, je ne retrouve pas la personne qui a donné son image à un produit dans la vie réelle. Par exemple, sur un produit équivalent au « Kinder » français, le visage d’un enfant apparaît depuis 1976. Je n’ai jamais retrouvé cet enfant, car il n’a peut-être jamais existé. J’ai alors calculé l’âge qu’il aurait aujourd’hui, dans la vie réelle. J’ai demandé à des experts de la police scientifique de vieillir son portrait en fonction de son âge réel. Maintenant, avec ce portrait actualisé et l’aide d’un commissaire privé, je cherche à le retrouver. Voici un exemple d’une des activités d’H.U.M.A.N.W.O.R.L.D. Ce projet propose, entre autre, de réaliser une galerie virtuelle intelligente, dans laquelle l’image des « produits-portraits » vieillit en fonction du temps passé dans la collection.
Prenons un autre exemple. La collection comporte un yaourt italien. Son contenu a pourri et a fait pousser un champignon, lequel a déformé l’emballage et le visage qui y figurait. Maintenant, le champignon a disparu. Je cherche désormais à faire vieillir le portrait d’environ 15 ans, date de son entrée dans la collection. Cet exemple illustre un autre aspect du projet qui joue sur les deux éléments du « produits-portrait » que sont l’emballage et le contenu.
Dans l’exposition, « We are the world » au Palais de Tokyo, j’ai tenté de mélanger tous les composants de H.U.M.A.N.W.O.R.L.D. Sur le thème du G7, j’ai rassemblé 7 produits ambassadeurs de chaque pays membre. Les produits sont placés à hauteur humaine et disposés comme dans une réunion. Chaque produit parle dans sa langue d’origine. Le discours des protagonistes est, notamment, activé par l’approche du spectateur. Il permet de créer une multitude de situations et donc d’expériences différentes pour chaque spectateur. Ce dispositif développe l’idée d’interactivité et accentue l’autonomie de la marchandise.
Lors de l’exposition « withering » au Québec, j’ai tenté de reconstituer une famille, le père, la mère et la petite fille. Le père est représenté par un le visage d’un homme reproduit sur chaque côté d’un paquet de céréales local. La mère est figurée par le yaourt italien évoqué préalablement, lequel s’anime par le biais de la vidéo, de sorte que la femme parle. Cette vidéo est disposée à la hauteur d’un adulte. Enfin, la petite fille est concrétisée par la vidéo d’un produit sur lequel figure une enfant, placée à la hauteur d’un enfant. Contrairement à sa mère, la petite fille évolue de manière imperceptible. Dans cette scène, un jeu de regard s’installe entre les personnages. Le produit qui représente la petite fille m’a particulièrement intéressé. En effet, la marque « miss pears », organise un concours. Ce sont les consommateurs qui choisissent la petite fille qui figure sur le produit.
J’aborde maintenant l’exposition au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg en 2002. Le titre « mixed blessings », signifie littéralement bénédictions mitigées mais véhicule l’idée de cadeau empoisonné, autour des thèmes des croyances, de la religiosité. Une des pièces de l’exposition « the gift » est une sculpture qui représente une main coupée, tenant trois cacahuètes. Autour de cette main, des M&Ms sont dispersés, ce qui suggère que les cacahuètes en sont extraites.
Les différentes oeuvres qui composent mes expositions sont des sortes de catalyseurs pour le spectateur. Entre les pièces, je laisse suffisamment d’espace pour que le spectateur puisse déambuler au milieu des pièces.
CF : Pourrais-tu nous présenter quelques oeuvres de tes débuts ?
GP : Une de mes premières pièces date de 1988 et s’intitule « Fin d’Histoire ». Il s’agit d’un échiquier en volume où les cases contiennent du café ou du lait. La bouteille de lait et la cafetière se font face. Cette sculpture symbolise les relations Nord-Sud. Les niveaux de liquide varient pour suggérer un état en devenir. Il s’agit d’un objet complètement autonome par rapport à H.U.M.A.N.W.O.R.L.D.
J’ai également créé un distributeur de cacahuètes sur lequel est indiqué « Peanuts for Ethiopia », qui signifie « des clous pour l’Éthiopie ». Cet objet fait référence à la production d’une chanson censée aider l’Éthiopie mais dont les fonds récoltés ne sont jamais parvenus en éthiopie. Ces premiers travaux m’ont permis de déterminer mon intérêt pour les liens qui se créent entre des éléments différents, dans leur vocabulaire, leur sens et leurs connotations.
CF : Ces pièces anciennes n’ont donc pas de rapport avec H.U.M.A.N.W.O.R.L.D. , sont-elles donc complètement indépendantes ?
GP : H.U.M.A.N.W.O.R.L.D. est un projet à part entière, parallèlement auquel je réalise d’autres productions. Cependant, certaines thématiques sont communes.
CF : Avec le temps, ton projet général et H.U.M.A.N.W.O.R.L.D. se sont-ils rapprochés ?
GP : Effectivement, dans mes expositions récentes, au musée de Strasbourg ou à la galerie Nelson, des éléments de H.U.M.A.N.W.O.R.L.D. coexistent avec d’autres pièces. Les deux projets sont très liés.
Mon travail gravite également autour de l’idée de marquage et du contenu idéologique véhiculé par le discours autour de la propreté. Celui-ci est plus omniprésent et polarisé aux État-Unis qu’en Europe. Par exemple, il existe aux Etats-Unis une marque de savon blanc appelée « Ivory », pour connoter la pureté. A partir de cette polysémie, j’en ai fait une tautologie. J’ai ainsi créé un savon à l’échelle 1 en Ivoire.
CF : Cet objet se rapproche donc d’H.U.M.A.N.W.O.R.L.D. puisqu’il s’agit d’une marchandise . Peut-on alors dire que ton travail s’est recentré sur la question de la marchandise ?
GP : La marchandise n’est pas un critère en soi, nous sommes plus dans le fétichisme. Je traite plus du discours idéologique autour de la marchandise.
CF : Nous allons passer la parole à Jehanne Dautrey afin qu’elle nous présente sa lecture du travail de Guillaume Paris.
JD : Personnellement, je viens d’un autre monde, celui de la philosophie. Je me suis intéressée à la notion de dispositif en partant d’une analyse du tableau de Velázquez, « Les Ménines », par Foucault dans son ouvrage « les mots et les choses ». L’objet de Foucault était de montrer comment, à partir de la représentation et la contemplation du tableau, se déploie un espace. J’ai réalisé que le tableau avait un dedans et un dehors. J’en ai déduit que pour comprendre une oeuvre, il faut non seulement se demander ce qu’elle représente mais aussi quelle place nous donne t-elle et comment nous projetons nous en elle. J’ai réalisé cette analyse d’oeuvres classiques de Foucault pouvait s’adapter à l’Art Contemporain. C’est ainsi que j’ai rencontré le travail de Guillaume. J’ai alors été frappée par le fait que son dispositif était caché. Ce n’est qu’au prix d’un travail d’observation, d’analyse de mes impressions et de mes réactions que j’ai découvert l’existence d’un dispositif.
Je vais tout d’abord aborder la notion de simultanéité, très présente dans le travail de Guillaume Paris. Il installe effectivement dans son travail des relations de simultanéité entre les oeuvres. Il inscrit également une notion de temporalité, à l’intérieur même de cette simultanéité. Par exemple, lorsque vous circulez dans une de ses expositions, vous commencez par observer les oeuvres : un savon en ivoire, un loup, des stèles, si l’on prend l’exemple de l’exposition « Priceless ».
Puis, se pose la question du rapport entre les oeuvres. Ce n’est qu’en approfondissant le regard sur l’oeuvre qu’un réseau de sens s’établit. Par exemple, en découvrant à Strasbourg la main coupée tenant des cacahuètes et entourée de M&Ms, je me suis souvenue de la pièce « cacahuète pour l’Éthiopie ». Le rapprochement de ces deux images a alors fait sens. En m’attardant ensuite sur le titre, « don » (The Gift ), je me suis demandée quel était ce don. Est-ce que la main donne ou est-ce qu’elle reçoit ? donne t-elle de vraies cacahuètes ou bien sont-elles à prendre dans le sens figuré et donc ne représentent pas grand chose ? Ainsi, se développe le réseau de sens car cette main nous pose de nombreuses questions. L’oeuvre de Guillaume laisse planer l’ambiguïté. Elle se compose d’un ensemble d’éléments que le spectateur doit mettre en relation pour se construire des hypothèses par sa propre lecture. Certains pensent qu’il s’agit de la main d’un blanc qui ne donne rien aux pays pauvres. D’autres y voient la main d’un voleur de cacahuètes puni, telle une relique, dans le contexte d’une exposition qui aborde une thématique religieuse. Voici quelques hypothèses de lecture de cette oeuvre.
Pour montrer comment se construit un réseau de sens à partir des éléments exposés et à la fois comprimés dans une oeuvre, je prendrais un autre exemple, emprunté à l’exposition de la galerie Nelson. Cette dernière se déploie sur deux étages et, personnellement, ce n’est qu’au second que j’ai compris qu’il se passait quelque chose. A cet étage, une petite fille est étendue au sol, vêtue de blanc, enfermée dans un emballage de poupée et entourée de deux stèles. Sur l’une d’elle est inscrite une phrase longue et sur l’autre, une courte. On peut se demander si cette dernière est une phrase de l’artiste censée éclairée le sens de l’exposition. Mais en lisant la longue phrase complexe sur l’autre stèle, on réalise que les phrases présentent des caractères religieux, sacrés. Finalement, on comprend qu’elles fonctionnent sur un mode délirant. Elles provoquent, en effet, la confusion en mélangeant des catégories empruntées à la science ou encore à la religion.
En regardant à nouveau la poupée au sol sous son emballage, j’ai remarqué qu’elle était à la taille d’une enfant réelle. J’ai tout d’abord pensé à un jouet agrandi. Pourtant, dans l’atmosphère religieuse révélée par les stèles, j’ai plutôt envisagé la poupée comme un gisant. Cette pièce peut faire penser qu’elle est consacrée à l’idée d’éternité, de quelque chose d’immaculé. Mais en réalisant que les phrases des stèles relèvent plus d’un discours délirant de sectes que d’une véritable fonction sacrée, j’ai regardé la petite fille différemment. J’ai alors choisi de la regarder comme une poupée. J’ai alors compris que ce n’ést pas une enfant mais un ange car elle porte des ailes. Pourtant ce n’est pas non plus un ange puisque les ailes sont collées sur l’emballage. En avançant ainsi dans mon résonnement, j’ai réalisé que les ailes sont comme des images subliminales pour faire vendre une poupée en lui donnant un caractère angélique. Finalement, je me suis rendu compte que, non seulement nous sommes dans un dimension du sacrée mais aussi dans la dénonciation d’un caractère imaginaire, par lequel se constitue le sacré. En effet, le sacré n’existe pas en soi, il est rendu sacré par un acte mental. Un lien s’établit alors avec la vidéo interactive intitulée « Abstraction transcendantale », autre pièce de l’exposition. Il s’agit d’une image stroboscopique qui s’anime à l’approche du spectateur, lequel entre dans une relation hypnotique avec l’image tout en l’ayant souhaité. Cette oeuvre montre que l’hypnose est peut-être une question de distance. J’ai alors fait le lien avec les éléments exposés au rez-de-chaussée. En effet, si au premier étage, nous sommes dans un travail sur la spiritualité, dans une sorte d’abstraction transcendentale, à l’inverse, au rez-de-chaussée, la spiritualité se révèle sous une forme matérielle, avec notamment le savon « Ivory ». La pièce « Burning bush » y participe également. Le titre est évidemment un jeu de mot avec le nom du président des Etats-Unis et signifie « buisson ardent ». Il s’agit d’une vidéo animée d’un feu brûlant un buisson. Mais une fascination s’exerce sur le spectateur car le buisson ne brûle pas, le feu meurt avant le buisson.
Finalement, je viens de détailler quelques éléments de l’exposition à la galerie Nelson afin de montrer qu’une circulation s’établit entre les oeuvres. De même, toutes les expositions de Guillaume construisent des parcours. Guillaume présente des oeuvres en relation avec des énoncés sur le multiculturalisme ou la mondialisation, avec des stéréotypes ou des discours politiques.
Pour rebondir sur le titre « Inhumanité de la marchandise », je me suis posée la question sur le rapport qu’entretient Guillaume avec les problèmes qu’il aborde, comme le rapport Nord-Sud, blancs-noirs, majorité-minorité. Pourtant, Guillaume semble seulement les déployer. Je me suis donc interrogée : faut-il y voir un discours de dénonciation ou un raisonnement plus complexe puisqu’il s’agit tout de même d’oeuvres. J’ai alors mis en relation le travail de Guillaume avec celui d’un mathématicien qui a notamment travaillé sur les relations entre un prédateur et sa proie. Par analogie, la marchandise serait la proie et nous, consommateurs, serions les prédateurs. De ce point de vue, le travail de Guillaume s’envisagerait comme une manière de sauver les pauvres marchandises de nos instincts voraces, en leur offrant une humanité, en les faisant parler, les laissant vieillir. Il existe une deuxième dimension que souligne le travail de Guillaume, à savoir que le prédateur ne peut attraper la proie que parce qu’il en est le prisonnier. Le rapport initial de la marchandise, victime du consommateur, se renverse et ce dernier est aliéné par la marchandise. Il ne se libère de son aliénation qu’au moment de la prédation, c’est à dire de la consommation. Cette ambiguïté se ressent, dans le travail de Guillaume, entre le temps nécessaire à la compréhension de son travail et cette impression désespérante que, malgré une certaine compréhension, on ne s’en sort pas.
Ainsi, je ne décrirai pas le travail de Guillaume comme la disposition d’un ensemble d’éléments dans lequel se situe le spectateur. En effet, malgré le parcours mental entrepris, il se brise à un certain moment et on revient à la case départ. Nous ne sommes donc pas dans une démarche Hégélienne où à la fin du raisonnement on peut affirmer avoir compris. L’oeuvre de Guillaume est au contraire suffisamment retorse pour nous donner à penser et en même temps nous empêcher de le faire complètement.
Que serait alors représenter l’inhumanité de la marchandise ? Je ne pense pas que ce soit seulement donner une humanité à la marchandise. C’est aussi se défaire de l’idée que l’on donne de l’humanité à la marchandise en passant dans un monde non marchand, en fonctionnant dans un système de don ou d’affect, par exemple.
J’ai découvert également dans le travail de Guillaume, son rapport à l’anthropologie et son intérêt au travail de Marcel Mauss sur le don. Ce dernier explique qu’il existe toujours une économie souterraine et en particulier dans le don. Ainsi, le don désintéressé n’existe pas. Cependant, il y a toujours un retour du don à un moment donné. Le principe du don est de rendre invisible le système économique sur lequel il repose. On retrouve bien chez Guillaume, ce fonctionnement d’un réseau explicite s’appuyant sur un réseau implicite. Finalement, à travers l’oeuvre d’art, Guillaume révèle une dimension de prédation et établit un autre rapport entre nous et les marchandises. Il créé un espace double, où les marchandises évoluent dans leur espace et dans lequel nous faisons irruption en créant non pas du sens mais des trous et du silence.
Guillaume travaille sur la marchandise non pas en s’appuyant sur le problème de la publicité et de l’aliénation, mais en prenant comme point de départ le statut des oeuvres d’art. Or, aujourd’hui, l’oeuvre d’art est perçue comme un objet de consommation. Il suffit d’observer comment les musées organisent les visites et mettent en avant leurs boutiques de produits dérivés. Par exemple, les Tournesols de Van Gogh sont utilisés sur des torchons ou des foulards. L’oeuvre d’art fonctionne donc dans un système marchand. Parallèlement, Guillaume cherche à redonner une vie artistique aux marchandises. De ce point de vue, faire vieillir un produit et le laisser périr de sa mort naturelle n’est pas une manière de protester contre l’image spirituelle des oeuvres d’art, mais de la mettre en relation avec une spiritualité marchande. L’emballage dégradé d’un « produit-portrait » serait finalement une oeuvre d’art, au sens où l’art s’intéresserait maintenant au périssable. Dans la mesure où le spirituel serait passé du côté de l’intemporalité de la publicité, créer une oeuvre d’art consisterait à faire vieillir les choses.
Le travail de l’artiste est un acte de résistance, une façon d’arracher des sensations à partir de l’existant . Puisque le monde marchand s’est emparé de l’art, Guillaume bouleverse les catégories et fait entrer l’art dans le monde marchand. Cela implique que la création ne se ferait plus par la transcendance mais par une immanence qui passerait par la prolifération des champignons sur un emballage ou par le silence des objets face à nous.
Voici donc la manière dont j’ai appréhendé le travail de Guillaume à partir de ma propre lecture et mes propres enjeux.
CF : Je vous remercie pour cette analyse riche, précise et pour la clarté avec laquelle vous évoquez votre rapport à l’art. Autour de la question de l’ambiguïté du don, sur lequel Guillaume a beaucoup travaillé, se profile la question de l’oeuvre d’art. Vous avez bien expliqué également comment le spectateur trouve sa place dans le dispositif et comment il est à la fois prédateur et victime de la proie que sont les objets de l’exposition.
CF : Guillaume, comment te situes-tu par rapport à une histoire de l’art, pourrais-tu nous éclairer sur tes références et une éventuelle filiation avec d’autres artistes.
GP : À l’époque où J’étudiais dans une école d’art à New York, je me suis intéressé au minimalisme, à l’art conceptuel et plus généralement à l’art engagé. C’était l’époque du « politiquement correct » et j’ai surtout travaillé avec Hans Haacke. Pour aller plus loin par rapport à son travail, qui choisit l’efficacité au dépend d’une sorte d’engagement, j’ai recherché une forme pour véhiculer un contenu. Je souhaite que le sujet traité soit en adéquation avec la forme qu’il prend pour s’adresser au spectateur. Je ne cherche pas à revendiquer le contrôle sur la valeur discursive du travail mais je souhaite que l’oeuvre reste suffisamment ouverte. Mon travail est très construit même si dans l’ exposition il apparaît très ambigü. C’est ce qui m’intéresse. Il me semble que dans la sculpture, média que j’utilise, la révolution formelle n’est plus à faire. Je cherche plutôt à donner sens à de nombreuses stratégies possibles.
CF : Je laisserai le mot de la fin à Jehanne sans résister à l’envie de lui demander de développer ici son analyse sur l’oeuvre du loup.
JD : Je précise, tout d’abord, qu’avant de rencontrer Gilles Deleuze, j’étais réticente à écrire sur l’art. J’imaginais que le discours tuerait l’oeuvre. Maintenant, j’ai compris que l’idée est de produire un discours juste sans dominer l’oeuvre. Le philosophe n’écrit pas pour penser à la place de l’artiste, le dominer, mais pour mieux voir et donner à voir l’oeuvre. Ainsi, l’artiste et le philosophe travaillent en binôme, sur un plan d’égalité.
Par ailleurs, je remarque qu’au fur et à mesure des visites des expositions de Guillaume, plusieurs réseaux de sens se superposent, de sorte que des éléments d’autres expositions réapparaissent. Le loup en est l’un des exemples. Dans l’exposition à La Galerie de Noisy-le-Sec, le loup est fait en peau de chèvre. Guillaume a construit un rapport inverse par rapport à la situation de la chèvre qui se fait dévorer par le loup dans l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin. Il a enveloppé le loup de la peau de chèvre, ce qui est tout de même un comble ! On retrouve ce loup, enveloppé dans un papier cadeau et tournant sur un socle à la galerie Nelson, ce qui produit un affect très fort, que je n’avais pas ressenti dans l’autre exposition. On comprend donc que chaque oeuvre a une multiplicité de sens. A chaque exposition une « actualisation » est faite, pour reprendre les termes de Deleuze, de sorte que certains sens sont plus ou moins développés et d’autres plus cachés. A chacun de connecter son réseau de connaissance des oeuvres avec sa propre expérience, ses propres sentiments. L’oeuvre de Guillaume se trouve au carrefour d’une infinité de réseaux.
www.guillaumeparis.com