Philippe Mayaux
Héritier du surréalisme (version décontractée) et du pop art (version kitsch), Philippe Mayaux développe depuis la fin des années 80 une œuvre dans laquelle se mêlent sur fond d’érotisme ses obsessions de la nourriture et sa passion de l’astronomie.
Peintre avant tout, il abomine la religion de la peinture. Ses tableaux, à la facture léchée, livrent une vision de l’univers volontairement grotesque qui affirme les ressources infinies de l’imagination.
Philippe Mayaux vient de recevoir le Prix Marcel Duchamp 2006.
CF : Philippe Mayaux (PM) est le lauréat du prix Marcel Duchamp 2006. Il prépare son exposition à Beaubourg. Didier Ottinger (DO) est conservateur au Centre Pompidou, après avoir exercé au musée des Sables d’Olonne. Il a réalisé plusieurs expositions mémorables au Centre Pompidou comme celles de Max Beckmann, Philip Guston, David Hockney. Il prépare actuellement, avec quelques autres commissaires, la Triennale de Paris.
Philippe, vous venez de terminer une exposition à la galerie Loevenbruck et les éditions Sémiose viennent de publier votre monographie. J’ai donc choisi, pour vous présenter, d’y puiser quelques citations :
Marc-Olivier Wahler : « Philippe Mayaux ressemble à un plongeur de haut vol, capable des pirouettes les plus insensées. Or ce cascadeur hors pair se plaît à atterrir systématiquement sur le ventre, dans une posture volontairement grotesque, éclaboussant généreusement les abords du bassin ». (2000)
Cyril Jarton : « L’artiste a fait de sa peinture un chapiteau d’illusions à la mesure de notre besoin de croire, de rêver, d’être bluffé, séduit, roulé dans la farine. Ainsi, son œuvre est une suite de tours et de numéros dont le thème unique est la farce risible et cruelle de l’humanité ». (Catalogue de l’exposition Camelot au Frac Champagne-Ardenne)
Sophie Duplaix : « Relevant le défi quant à un médium déjà considéré par la scène artistique française comme obsolète, Philippe Mayaux décide, au tout début des années 90, de se consacrer à la peinture ».
Ainsi, la question de la peinture est récurrente quand on parle de Philippe Mayaux. D’après vous, la peinture est-elle méprisée par la scène artistique française ? Est-ce un genre en perdition qu’il est important de préserver ?
PM : Je suis issu d’une école, la Villa Arson, qui était à la pointe de l’art contemporain, qui montrait tout ce qui se faisait en art, mais les seules peintures qu’on nous montrait étaient des peintures allemandes, américaines, de grand format. Ce n’est pas tellement la peinture qui m’intéresse mais plutôt le tableau et la position ringarde de l’artiste face à son chevalet, devant son tableau blanc. Est-ce qu’on demande à un écrivain de changer la forme du livre pour être contemporain ? C’est la première question que je me suis posée. Qu’est-ce qui fait la modernité d’une écriture ? Est-ce la forme du livre ou son contenu ? En France, l’artiste est toujours un « couillon », il est toujours au-dessous des intellectuels. Le mot est la forme la plus élevée de la culture. Marcel Duchamp disait que la peinture est un art d’artisan. Le peintre possède une technique et « fabrique du tableau » comme le faisait Picabia au début de sa carrière. Il faisait de l’impressionnisme à la chaîne, comme on ferait des assiettes ou du mobilier. Je comprends donc que Marcel Duchamp, qui était un intellectuel, soit heurté par cette mauvaise image du peintre. Dans le surréalisme, le plus intéressant était l’écriture, la poésie. La peinture surréaliste était fantasmagorique et délirante. J’ai donc choisi cette position humiliante du peintre qui peint des petits formats. Je pense que la peinture est une sorte de ready art. Devant tous les objets d’art, on doit d’abord se poser la question : est-ce de l’art ? On obtient souvent la réponse du fait que l’objet est exposé dans des lieux qui le confirment ou parce qu’il est reproduit plusieurs fois dans des catalogues. Souvent, l’objet d’art, une fois sorti de son contexte, devient un objet du quotidien. L’avantage du tableau, c’est qu’on n’a pas à se poser la question. On se demande juste : est-ce du bon art ou du mauvais art ? J’ai réfléchi au fondement de la position de l’artiste. Est-il l’aval de l’institution, du système artistique ou est-il le médium ?
Vous disiez qu’il y avait les défenseurs de la peinture et des « anti-peintres » qui défendent une certaine modernité. Je ne suis ni d’un côté ni de l’autre. Les défenseurs d’une modernité me disent « Toi, tu es un con de peintre » et les « pros-peinture » détestent ma peinture car elle n’a aucune qualité ; c’est de la peinture de merde, plate, sans matière ni recherche. Je m’oriente vers une peinture primitive, presque moyenâgeuse qui n’est faite que du principe même de la peinture : un pigment, un liant et un support. C’est la position de l’écrivain qui m’intéresse le plus dans la peinture. Je suis souvent devant un format qui n’est pas plus grand qu’une feuille, j’ai un outil qui ressemble à un pinceau et je commence à travailler avec une seule main, ce qui est proche du travail d’écriture. J’y trouve une grande liberté. Je suis aussi un paresseux et j’ai trouvé que la peinture avait plein d’avantages. Contrairement aux autres médias elle ne coûte pas cher à produire et c’est ce qui dégage le plus de plus-value.
L’ennemi de l’art plastique c’est le cinéma qui est toujours plus grand, où le réel et l’humain sont présents. Si les artistes avaient le choix, 80% choisiraient le cinéma. C’est plus brillant, moins difficile, plus rémunérateur. C’est un art total qui met en jeu la musique, l’acteur, la peinture, le volume : tout est englobé dans l’histoire du cinéma. D’ailleurs, le cinéma est l’art du XXème siècle. Le seul artiste du XXème siècle est pour moi Marcel Duchamp. C’est comme s’il concluait l’histoire de l’art. La peinture est construite sur la spiritualité religieuse et Marcel Duchamp a inventé une pensée laïque et je montre une peinture laïque.
CF : Pensez-vous que la peinture est un genre intellectuel ?
DO : Personnellement, je me suis intéressé à la peinture pour les mêmes raisons que Philippe. De la même génération, nous avons été dans une forme d’orthodoxie radicale avant-gardiste, alors qu’en France, tout le monde faisait la même chose. Faire de la peinture était un moyen de se distinguer et de retrouver une forme d’underground. Les peintres étaient capables d’avancer dans un contexte d’adversité, étaient indifférents à la critique et avaient une sorte de force morale intéressante.
Voici quelques exemples de l’intellectualité de la peinture de Philippe. Tout d’abord, la source des Trois cheminées rouges et de Belle de jour est un tableau de De Chirico, daté de 1914. En parlant de Marcel Duchamp et d’un art cérébral, Philippe a identifié au sein de l’art moderne le peintre qui s’était précisément le plus réclamé d’une position intellectuelle : Giorgio de Chirico. De Chirico a fait de la peinture « métaphysique » c’est-à-dire qui s’adresse à l’esprit, qui relève d’un code culturel très sophistiqué.
Il a également réalisé La politique du pavé. Bien heureuse la pierre car elle ne ressent rien, qui se rapproche facilement d’un Magritte des années 50. On remarque que Philippe a modifié ses centres d’intérêt : il est passé de De Chirico à Magritte, l’un des peintres les plus théoriques, spéculatifs, « intellectuels ». A partir de 1935, il a décidé que ses tableaux ne produisaient pas d’images mais résolvaient des problèmes. Ses tableaux posaient un problème théorique qu’il tentait de résoudre par la combinaison de mots et de formes. Dans sa peinture et en s’appuyant sur la métaphysique de De Chirico et l’intellectualité de la peinture surréaliste, Philippe Mayaux revendique donc une dimension qui le rapproche de Marcel Duchamp.
PM : Quand je suis entré aux Beaux-arts, je voulais faire du cinéma et travailler dans les effets spéciaux. J’ai compris que l’art était le meilleur effet spécial que la Terre ait porté. De Chirico a été une révélation. Je crois beaucoup en la force magique de l’art. Au début, j’utilisais des couleurs extrêmement toxiques. J’ai même écrit des insultes sur des toiles avec de l’aluminium de plomb avant de peindre par-dessus. Mon travail est basé sur l’oxymore typiquement Magrittéen. La peinture permet de ne pas être débordé par la technique qui est vite obsolète. Tout le système mercantile de la technologie est basé sur ce phénomène. La peinture, elle reste inchangée, comme l’encre.
CF : J’aimerais revoir Cosmogonie des abîmes, l’œuvre qui a donné son titre au débat. Ce tableau appartient au Fonds National d’Art Contemporain. Didier vous l’aviez d’ailleurs présenté à la commission d’acquisition qui a été difficile à convaincre, car il s’agissait, à l’époque, du plus grand tableau jamais réalisé par Philippe.
PM : Je déteste tout ce qui est systématique et automatique, c’est pour cela que je suis un artiste comique. Le rire joue contre l’automatisme. Avec ce grand tableau, j’ai voulu peindre quelque chose de l’ordre du quantique. Comme je suis obsédé par Marcel Duchamp, j’ai peint cette espèce de micro-ondes qui permettait la fusion d’atomes de couleurs rarement associées. C’est de l’ordre du mauvais goût. Cosmogonie des abîmes est un grand tableau (50 x 150 cm), mais il traite du plus petit sujet possible : la fusion des atomes. Ce qui m’intéresse dans l’art, ce n’est pas l’art mais ce que les hommes ont découvert au XXème siècle : la physique quantique ou le fameux chat de Schrödinger. Au XXème siècle, on pensait qu’un chat était mort et vivant en même temps, que la lumière était une matière – c’est-à-dire un grain, un photon – et en même temps une onde. C’était juste une question de point de vue. Comme disait mon ami Noël Dolla, un point, c’est juste une ligne vue de face. Finalement, le XXème siècle nous a appris qu’une chose peut être aussi son contraire.
DO : Du point de vue scientifique, l’accord entre les deux théories n’a pas encore été prouvé. C’est toi qui les réconcilies, mais la science les sépare encore. L’art est en avance sur la science.
PM : Je pense que les inventions humaines sont basées sur l’imagination et un des fondements de mon travail est le mélange. D’ailleurs, je suis obsédé par le Moyen-âge, notamment le début de la connaissance, les Wunderkammer, ces cabinets de curiosité, ancêtres des musées. Les princes achetaient tout ce que les aventuriers ramenaient des pays découverts. Imaginez que vous êtes au Moyen-âge et qu’on vous montre un tatou : vous vous dites que les dragons existent ! Vous voyez une girafe, vous pensez que les monstres existent ! L’imaginaire des hommes avait une base réelle, la Wunderkammer est un mélange entre la connaissance scientifique et l’imagination. Je pense que l’art part d’une connaissance extrêmement précise, scientifique et cultivée pour rechercher, grâce à l’imagination, le moment où l’on ne peut plus en parler. Tant qu’on peut en parler, ce n’est pas de l’art mais de la connaissance. Je pense que Dieu a été inventé parce qu’on ne savait pas. Un des inventeurs du Big Bang était un moine belge jésuite qui a inventé l’atome primordial pour identifier Dieu. La science l’a suivi en inventant le Big Bang.
CF : Présentez-nous Camelot au show.
PM : C’est une cheminée d’été. L’anatomie est nécessairement sexuée, parce qu’on passe de haut en bas, on est donc obligé de passer vers la sexualité. Le cerveau, le cœur, la main sont sexués.
DO : En fait il y a toute une production de Philippe au moins aussi considérable que la peinture, qui relève des objets. Voici La race aérienne. Lit de célibataire. Au pied d’un lit, devant un miroir, un petit train qui passe d’un tunnel à l’autre.
PM : Les deux tunnels ont un clignotant lumineux qui attire le train et qui s’éteint à l’arrivée du train. Puis il repart de l’autre côté. C’est une sculpture onaniste.
DO : Il y a une connotation fortement sexuelle dans ces objets que je rapprocherais de certaines œuvres comme la Boule suspendue d’Alberto Giacometti, le premier objet dit à fonctionnement symbolique. La boule repose sur un fil, le spectateur est invité à animer cette boule dont les lèvres viennent frotter une forme.
Philippe Mayaux rassemble ses objets dans des vitrines, comme les surréalistes dans l’exposition de 1936 à la galerie Charles Matton, où le Hérisson de Marcel Duchamp, les figures en plâtre du Musée des Sciences, les équations de Poincarré formalisées et représentées par Man Ray étaient présentées. Cette exposition est la Wunderkammer de la science moderne.
PM : je pense que l’art est un mélange d’intérieur et d’extérieur. Ce genre de vitrines est d’ailleurs basé sur le moulage. Ainsi, le féminin moulé devient le masculin.
DO : Précisons que ce type d’œuvre n’est possible que dans un grand contexte amoureux. Duchamp a réalisé ses vitrines dans la deuxième partie de sa vie, quand il était éperdument amoureux de Maria Martins et qu’il a moulé son corps dans Etant donné.
PM : Le moulage permet de réaliser une surface hyperréaliste, d’inventer l’extérieur. C’est un éloge de Bertrand Lavier. C’est aussi pour cela que je voulais parler du rose. Bertrand Lavier a inventé la touche Van Gogh, moi j’ai inventé la touche rose. Le rose permet le prolongement du corps, d’humaniser.
Noël Dolla disait toujours que la sculpture est intéressante parce que c’est toujours l’objet sur lequel on bute quand on veut regarder le tableau. On recule et il y a une sculpture. En tant que duchampien, je pense que le contraire de la peinture est la machine. La sculpture de Giacometti a été ma deuxième révélation, c’est une sculpture de l’effleurement. J’ai donc essayé d’inventer des machines qui s’effleurent. Elles sont célibataires et ont besoin de l’autre machine pour créer une diversité. Mathieu Mercier qui joue entre art et design m’a conforté dans cette idée. Je suis d’une génération qui a assisté à l’agonie des utopies. Le post-modernisme en étant le générique : les soixante-huitards devenaient des hommes politiques, des businessmen. Alors qu’on s’accorde sur la mort de l’art, je me demande si l’avenir de l’art n’est pas dans l’environnement domestique. Duchamp a enlevé les objets de l’environnement domestique pour les mettre dans le lieu de l’art, à la place des objets d’art. Alors pourquoi ne pas faire des objets utiles ? Ego dancing est un dancing pour une seule personne.
Je vous présente maintenant un tableau qui dit Fuck off et qui montre trois trous : vous avez donc trois solutions. Le problème du peintre figuratif, c’est de trouver un sujet. J’ai essayé de me référer à des choses qui n’existaient pas, comme les arbres d’Eden (Un arbre d’Eden). Le couillassier est un arbre à couilles reprenant la forme de l’ADN. J’ai été accusé de plagier les objets des frères Chapman, dans mes dernières réalisations, comme s’ils avaient le monopole de la bite. Les Coucous sont des hurleurs, des aveugles qui veulent être vus, ils haranguent les regardeurs en faisant « Hé, Ho ». Quand Duchamp a réalisé les neuf célibataires, il n’a pas fait leurs portraits. J’ai voulu créer neuf couscous suisses qui permettent à un manège de tourner. J’oppose le mouvement féminin au mouvement masculin. Le mouvement masculin est un va-et-vient automatique et bruyant alors que le mouvement féminin est plus circulaire, il reprend les forces naturelles où tout tourne autour d’un axe. De plus, ces aveugles sont des propriétaires. Vous allez m’accuser de misogynie mais l’obsession des femmes c’est le nid. Ces Coucous se battent pour offrir un nid à une femme et créer un chaos odoriférant, sonore et absurde. La femme est un manège fait avec neuf larmes qui tournent autour d’un centre de gravité, mais en empêchant d’aller au centre, donc à l’essentiel. Quand on veut pénétrer ce centre, on détruit le manège, d’où la solution des ondes.
CF : Quand je vois ce genre d’image, je pense à un terme qui qualifie souvent votre travail, c’est le kitsch. Que pensez-vous de cette assimilation au kitsch ?
PM : La traduction allemande du kitsch, c’est le galvaudé. Le kitsch est une invention bourgeoise née avec l’industrialisation, car les bourgeois ont voulu avoir les mêmes objets que les aristocrates. Le kitsch vient de la beauté paysanne, qui valorisait ce qui était utile. L’invention de la modernité, c’est la beauté poétique. Le kitsch est toujours utile : c’est une Joconde qui vous donne l’heure ou la température. L’invention de l’art utile est également une invention bourgeoise. Avant, quelqu’un de beau était fort, alors que les romantiques allemands ont inventé une beauté faible, fragile et blême. Klimt a représenté une femme autonome et fragile. Ce n’était plus la mère porteuse qui allait faire perdurer l’espèce. Mais quelqu’un qui construisait l’humanité. J’ai toujours été obsédé par cette beauté poétique, une beauté gratuite.
CF : Quand un artiste fait du kitsch, il se moque. Y a-t-il l’idée de moquerie chez vous ?
PM : Non, pas du tout. Je suis quelqu’un de mauvais goût. L’ironie est une invention bourgeoise, une manière d’inventer un langage pour se reconnaître entre classes sociales. Moi, je m’intéresse au rire, il est plus psychologique, plus libre, contre l’automatisme. Comme disait Bergson, on rit quand quelqu’un trébuche parce qu’il était pris dans son automatisme et qu’il chute dans son élan. Le rire humanise, il est la preuve de l’humanité.
DO : Il faut revenir à cette histoire de kitsch parce qu’elle est abusivement utilisée à propos du travail de Philippe Mayaux. Dans l’idée du kitsch, il y a l’idée de mauvais goût, de dégradation, ce qui est totalement étranger à la perspective du Philippe. Par contre, son œuvre est kitsch, par sa volonté d’efficacité. Ses tableaux sont plus que des tableaux. Quand Philippe parle d’œuvres ou d’objets « psychopompes », il leur assigne une finalité, celle de changer le spectateur, de le bouleverser.
PM : Dans le kitsch, il y a toujours une volonté de très bien faire. L’objet est très bien réalisé, avec des techniques qui appartiennent à l’artisanat. Jeff Koons en est l’exemple type, avec le bois sculpté peint, la porcelaine, les moulages de cristal. Il y a toujours une espèce d’aristocratie du medium alors que les objets eux, sont quasiment sans intérêt et viennent de la culture populaire. Le mauvais goût m’intéresse parce qu’il perdure. Pour reprendre Kant, je dis que le mauvais goût déplaît universellement et sans concept. La beauté change tellement que seul le mauvais goût perdurera.
CF : Dans l’œuvre La Soupe Primitive, on retrouve le champignon d’Alice au pays des merveilles, pourquoi peignez-vous si souvent ce champignon ?
PM : Le champignon est un transporteur, c’est le psychopompe. La série des champignons s’appelle Alice Travel Company. Petits pois, champignons, lardons, c’est une recette : c’est aussi une métaphore de l’alchimie. Un élément connu plus un élément connu égale un élément inconnu, c’est la base de la cuisine, mais aussi une métaphore de l’art.
CF : Les yeux sont aussi un motif très décoratif et récurrent dans votre travail.
PM : C’est le regardeur regardé, très connu dans l’histoire de l’art. Dans la peinture maniériste, des personnages regardaient partout et l’un d’entre eux regardait le spectateur. C’était une manière de faire entrer le regardeur dans le tableau. Dans mon travail, l’œil est toujours décoratif, il est multiplié comme un motif. Comme dans l’exposition Art wall sticker, présentée à l’Espace Paul Ricard. Avec ces premiers stickers décoratifs, l’art était un autocollant, tout en gardant son sens. A l’occasion de cette exposition, j’avais présenté Des loups dans le décor. Face à un motif décoratif, on cherche toujours la projection de soi. Il suffit de deux points sur une tache pour que celle-ci devienne une figure, peu importe sa forme.
CF : Et les gâteaux ?
PM : C’est l’éloge de l’amour fou, un travail sur la fusion des sexes. L’humanité, pour moi, c’est la fusion des sexes. L’homme et la femme ne sont pas distincts mais fusionnés. Nietzsche posait cette question : « si tu pensais aux tripes des femmes, à ses sucs, est-ce que tu l’aimerais toujours ». Évidemment que non, surtout les hommes. Savoureux de toi invite à ne pas être dégoûté par le corps de l’autre puisqu’on le consomme. Les cannibales ne mangeaient pas la chair mais les organes symboliques : le foie, le cerveau, les yeux, le sexe, le rein, pour absorber la force de l’autre et s’enrichir de l’autre. Les Brésiliens parlent de « l’anthropophagie culturelle », ils disent que le Brésil est une culture anthropophage. Elle reprend tout ce qu’il y a de bon dans les autres cultures, l’absorbe et s’enrichit ainsi. Je me suis dit que c’était une belle métaphore de l’art.
L’œuvre Chut. L’Eden s’écoute représente ce que j’aurai voulu que Duchamp peigne comme paysage de fond de Étant donné, ce tableau en volume qu’on ne peut voir que d’un œil et qui s’aperçoit donc en une seule dimension.
CF : Vous recherchez toujours une facture très plate, est-ce l’influence du pop art ? Vous sentez-vous au croisement du surréalisme et du pop-art ?
PM : Le pop art est issu du surréalisme. Si Duchamp est surréaliste, alors le pop art est dans le surréalisme. Mon grand vice est de métaphoriser toutes les avant-gardes : le minimalisme, l’abstraction, le ready-made …
Comme je suis un artiste laïc, j’ai toujours le désir d’humaniser, d’anthropomorphiser le monde.
DO : Je vais essayer de vous montrer ce qui relie toutes ces pièces. Le travail de Philippe Mayaux semble partir dans tous les sens. : des vitrines avec des objets roses, des objets blancs actuellement, des tableaux, des sculptures…
L’idée première est la recherche des correspondances entre le microcosme et macrocosme. Philippe Mayaux met en résonnance des objets, aussi minimes soient-ils, avec des phénomènes d’ordre cosmique. Comme le titre Cosmogonie des abîmes de ce tableau où la particule élémentaire rejoint des spéculations sur le cosmos lui-même. Ce tableau est typique d’une anthropomorphisation d’un paysage, c’est-à-dire la mise en relation directe entre le corps féminin et le cosmos. Je suis arrivé à l’hypothèse d’un sens global de l’œuvre de Philippe à partir des fragments d’Empédocle, philosophe présocratique. A cette époque, les poètes philosophaient, on était à la fois chamane et savant. Le rationalisme grec n’a pas séparé la raison de l’imaginaire.
Les philosophes présocratiques étaient fascinés par l’exploration des mystères de l’univers : d’où venons-nous ? Comment l’univers est-il né ? Leurs récits me semblent relier tous les morceaux épars de l’œuvre de Philippe. Voici Le ciel de Cobe, nom donné à l’imagerie automatique produite par un satellite lancé par la Nasa dont l’acronyme était Cobe. Il a donné une image qui ressemble à celle peinte par Philippe, une image qui a permis aux scientifiques de valider l’hypothèse du Big Bang, c’est-à-dire le bruit résiduel du cosmos qui résulterait du Big Bang. Empédocle explique qu’au début de l’univers un principe d’harmonie régissait tous les principes qui ont formé l’univers. Ces principes résident au sein du spheros. Philippe a matérialisé ce spheros dans L’infini de peinture. Cet objet est une boule sur laquelle il travaille en permanence, c’est l’agrégat de tous les résidus de sa peinture plastique : à l’issue des séances de peinture, ces résidus sont rassemblés sur cette boule en expansion, qui symboliquement contient toutes les formes, toutes les couleurs, toutes les figures de l’œuvre de Philippe. Ce spheros est la boule primordiale.
Après le spheros, Empédocle parle d’une forme d’explosion qui va mettre fin à l’harmonie et répandre dans le cosmos les éléments de ce spheros. Philippe a peint ce Little Bang. À partir du moment où le spheros éclate, l’univers se divise en quatre principes qui vont se chercher les uns les autres, tantôt s’assembler, tantôt se diviser. Ces quatre éléments sont ceux que l’on retrouve dans toute la tradition philosophique et alchimique des néo-platoniciens de la Renaissance. Ce sont les éléments que Philippe peint dans une série qui appartient aux collections du Musée National d’Art Moderne : Les 4 Z’éléments. Air, Eau, Feu, Terre. Après le Big Bang, selon le récit des anciens cosmogonistes, les éléments explosent et se rassemblent dans La Soupe Primitive. Elle a été découverte par des savants américains à la fin du XIXème siècle et est passée à la postérité dans les études des paléo biologistes sous le nom du gypse de Burgess. C’est une plaque découverte dans le Nord du Canada qui montre quel était l’état de cette soupe primitive au Précambrien, à un moment où la vie était en pleine expansion, où tout était possible, où tout se mariait suivant des lois qui n’étaient pas celles de l’évolution mais profondément anti-darwiniennes. Un livre de Stephen Jay Gould analyse ce gypse et toutes les merveilles qui en résultent. Des images montrent des animaux que les scientifiques eux-mêmes avaient de la peine à imaginer et à croire. Ce sont des chimères qui sont décrites dans les fragments d’Empédocle et Philippe est fasciné par les chimères et par ce principe de l’association libre. En voici un exemple : Focbite et Zootoutou (Gentil).
A partir de ce moment chimérique, de cette soupe primitive, toujours en suivant le récit de la cosmogonie telle que la relatent les présocratiques, deux principes travaillent l’organisation du vivant et le cosmos lui-même : la haine et l’amour qui sont une autre clé de l’œuvre de Philippe parce qu’on peut facilement la diviser en deux. D’une part, il y a les images qui relèvent de cette iconographie de la haine : des batailles, des affrontements, la guerre qui divise et la nouvelle forme qu’il a récemment donnée à ses vitrines composées d’objets guerriers. Ces vitrines s’opposent ou complètent les vitrines roses, sortes de monuments à l’amour. La réfutation du darwinisme est au cœur de la pensée de Philippe. Il l’a illustré avec un tableau comme le Moa.
PM : Ma peinture représente des choses qui n’existent pas ou plus. Le moa est ce fameux oiseau massacré par les marins. Il vivait en Australie et faisait jusqu’à quatre mètres de haut. Cet oiseau a disparu, mais on en conserve des descriptions orales. Ce qui m’intéressait en tant que peintre, c’était de me servir d’une description orale pour en faire une image.
DO : Le moa n’est pas loin de s’appeler Moi, c’est-à-dire lui, le peintre figuratif attaché à ses tableaux et condamné par le darwinisme de l’historiographie moderne. Le chaînon manquant est aussi une méditation de Philippe sur l’évolutionnisme, le grand modèle qui servait de base épistémologique à l’histoire de l’art moderne telle qu’on l’enseignait dans son école d’art et qui faisait qu’il était lui-même une espèce condamnée par l’évolution.
PM : Tout l’intérêt du Chaînon manquant est révélé dans la brillance de l’œil : la maison, le domestique, la fenêtre est présente. Le chaînon manquant est un passage entre l’homme (la fenêtre) et la nature qui devient décorative comme le papier peint.
CF : votre iconographie vient-elle de vos lectures, de la manière dont vous imaginez le monde ?
PM : Oui, parfois un interligne en bas de page suffit. La cosmogonie est la définition de l’image physique – et non religieuse – qu’on se fait du monde.
CF : Ce type de sujet est très singulier dans le panorama contemporain, cette série de questions ne s’exprime pas beaucoup ailleurs.
PM : En effet, c’est pour cela que je suis très ami avec Jean-Yves Jouannais. Dans son livre L’idiotie, il a définit l’image de l’idiot comme l’unique. Je pense qu’il s’agit même de l’image des artistes, point de vue que Jean-Yves Jouannais partage car l’artiste a toujours été considéré comme l’idiot.
1 « Max Beckmann, un peintre dans l’histoire », exposition au Centre Pompidou du 16 septembre 2002 au 6 janvier 2003
2 « Philip Guston. Peintures, 1947-1979 », exposition au Centre Pompidou du 14 septembre au 4 décembre 2000
3 « David Hockney. Espace/Paysage », exposition au Centre Pompidou du 28 janvier au 26 avril 1999
4 Mayaux, catalogue raisonné monographique, Semiose editions & éditions Hervé Loevenbruck, Paris, 2006
5 Fernando Arrabal, J’irai comme un cheval fou (1973)
6 Empédocle (484-424 av J.C.)
Stephen Jay Gould, La vie est belle – Les surprises de l’évolution (Editions Poche, 2004).