Barthélémy Toguo Jérôme Sans
Le voyage fonde et nourrit le travail de l’artiste camerounais Barthélémy Toguo.
Né en 1967, ce dernier a étudié à l’école des Beaux-Arts d’Abidjan, puis à l’école d’art de Grenoble avant de s’installer pour plusieurs années à Düsseldorf où il réalisera en 1996 une oeuvre emblématique de son statut d’étranger : Conversation avec Madame Schenkenberg.
Il s’agit de pages du quotidien allemand Die Tageszeitung dont les colonnes de texte ont été recouvertes avec un marqueur indélébile pour ne laisser apparaître que les photographies–images devenues muettes, à l’instar de l’artiste lui-même incapable de s’exprimer dans la langue du pays.
Mais si le voyage place parfois le voyageur en position de faiblesse, il est également source de rencontres inattendues, de questionnements et d’engagements nouveaux. C’est de ces rencontres, des ces questionnements, de ces engagements que traite Barthélémy Toguo dans ces installations qui combinent sculptures en bois, dessins, peintures et vidéos.
Invité par Jean-Hubert Martin à participer, en juin 2000, à la cinquième biennale d’art contemporain de Lyon (« Partage d’exotismes ») Toguo a également présenté récemment un ensemble de pièces au Centre National de la Photographie à Paris, dans le cadre de l’exposition « Bruit de fond » conçue par le jeune critique François Piron. De son côté, Jérôme Sans — co-directeur (avec Nicolas Bourriaud) du futur Palais de Tokyo consacré à la création contemporaine — est un des commissaires d’expositions qui circule le plus dans le monde depuis de nombreuses années.
Il fut notamment l’un des co-curators de la première biennale de internationale de Taïwan qui réunissait à Taipei, fin 2000, une trentaine d’artistes de plus de vingt pays. Intitulée « The Sky is the limit » cette manifestation avait pour but de témoigner du dévéloppement des échanges interculturels à l’ère de la mondialisation. L’exposition se présentait comme un terrain d’expériences vivantes et mettait l’accent sur la dimension humaine des propositions. Ainsi, l’artiste taïwanais Lee Mingwei invitait le public à disposer sur des étagères ses propres « objets sacrés » afin de réfléchir sur la différence sacré/profane, tandis que la japonaise Hanayo exposait une série de photographies destinées à montrer comment les plus anciennes traditions se perpétuent via les relations familiales.
Jérôme Sans et Barthélémy Toguo confronteront leur point de vue respectif sur la réalité de l’ouverture des frontières. Ils s’interrogeront sur les idées de cultures croisées et d’identités hybrides qui sont au coeur de nombreux projets d’artistes aujourd’hui.
Catherine Francblin.
Barthélémy Toguo : J’ai suivi à Abidjan un enseignement très académique, où je copiais les oeuvres classiques du musée du Louvre. Après un passage à l’école d’art de Grenoble, je me suis installé à Düsseldorf plusieurs années. En fait j’ai quitté le Cameroun, par curiosité par envie de découvrir d’autres cultures. Mes travaux restituent ce que je vois au cours de ces voyages et je fais systématiquement de la provocation. Dans le Thalys, par exemple, je me suis assis en 1ère classe, alors que je portais la tenue plastifiée des éboueurs de la ville de Paris.
Le voyage et l’exil sont des faits, non pas des concepts : ils nourrissent énormément mon travail. Le performances que je réalise permettent de montrer les difficultés de la migration, et de porter un regard critique sur les pays que je parcours.
Catherine Francblin : Ce qui est évident, Barthélémy, c’eet que vous travaillez avec votre histoire personnelle : les problèmes politiques et biographiques que vous vivez, vous les exploitez, de manière positive.
BT : Ce que je représente en effet sont les choses que je n’avais jamais vues ou vécues auparavant. Si j’étais resté au Cameroun, mon travail ne serait pas celui-là. Je reste Africain dans ma façon d’être, de parler, de danser, mais je ne veux pas faire un art « africain ». Je veux montrer, au contraire, les choses qui m’étonnent et qui me sont inconnues.
CF : Pouvez-vous dire que vous êtes redevable à l’art occidental ?
BT : je ne dois rien à l’art occidental, je mets dans mon art ce que je vois dans le métro, dans le bus, dans la rue, etc…
CF : Votre art étant très autobiographique, il a forcément affaire avec votre culture.
BT : Comme le précise un dicton africain : « le tigre n’a pas besoin de montrer sa tigritude ».
Jérôme Sans : La quesiton du lieu d’origine des artistes est une question obsolète : aujourd’hui nous sommes au-delà : les artistes ne sont plus là pour représenter une nation.
CF : Comment concevez-vous votre rôle de commissaire d’exposition compte-tenu de cette mondialisation de la scène de l’art ?
JS : Aujourd’hui on ne peut plus simplement présenter ce qui se passe dans son village. Nous avons la chance de pouvoir créer un vrai dialogue, nous sommes capables de trouver des points d’achoppement entre artistes de cultures différentes. Nous abordons désormais la culture de manière globale et transversale. Malheureusement, en France, les différences sont encore mal vécues dans notre rapport à l’autre, dans notre vie quotideinne.
CF : Quel a été le propos de la biennale de Taipei dont vous avez été co-commissaire.
JS : Ce qui a motivé cette biennale c’est l’envie de vivre des expériences culturelles, transversales. Les artistes viennent travailler sur place, afin que l’exposition ait une réelle dimension collective où il y ait partage. L’aspect relationnel doit être très fort. C’est pourquoi je préfère des expositions de taille moyenne, 20 ou 30 participants, c’est le maximum. Je ne comprends pas qu’on puisse travailler avec 100 artistes à la fois. Les expositions sont des manifestes : il faut avoir une position vis-à-vis de l’art et des artistes, et qu’au bout du compte la voix de chaque artiste puisse s’entendre.
CF : Avez-vous l’impression que la mondialisaiton de la scène de l’art a fait entrer dans nos jugements esthétiques de nouvelles valeurs ?
JS : Autrefois nous avions une vision limitée du monde et de la création : le dialogue et le partage, aujourd’hui possible, ont beaucoup élargi nos jugements artistiques.
CF : Les biennales , qui se sont multipliées dans les zones périphériques, ne sont-elles pas un moyen d’ouvrir l’art occidental à de nouveaux marchés d’art contemporain ?
JS : Je ne pense pas puisqu’il n’y a pas de marché dans ces pays.
BT : Participer à une biennale d’art n’est pas une chose très importante pour moi : je prends au même titre toutes les expositions que je fais, que ce soit à Bobigny ou à la Documenta de Kassel. A la biennale de Dakar, je suis tout particulièrement heureux de pouvoir montrer mon travail aux Africains, afin qu’ils voient que nous faisons aussi d’autres choses que l’art spécifiquement africain.