Bertrand Lavier
Catherine Francblin : Le débat de ce soir porte sur la question des biennales en général. Je vais vous présenter les intervenants de cet entretien sur l’art. Lorand Hegyi, ancien directeur de la Fondation Ludwig à Vienne, est le commissaire de nombreuses expositions, notamment dans le cadre de la Biennale de Venise, de Dokumenta, et il a participé à la seconde biennale de Valence, cet été. Enfin, il est depuis peu le nouveau directeur du Musée d’Art Moderne de Saint-Étienne. Bertrand Lavier, apportera à ce débat la vision d’un artiste qui a participé à de très nombreuses biennales. Hans-Ulrich Obrist a été commissaire de plusieurs biennales, de Manifesta et de grandes expositions (notamment sur la situation en Asie) et a organisé la section « Utopia Sation » à la dernière Biennale de Venise. Enfin, Catherine Millet est directrice de la rédaction d’Artpress et a été commissaire de plusieurs expositions, en particulier de la participation française à la Biennale de Sâo Paulo, en 1989 et du pavillon français à la Biennale de Venise, en 1995.
L’idée de consacrer un entretien sur l’art aux biennales est née au retour de la Biennale de Venise. En effet, cette dernière a atteint un sommet dans le nombre d’oeuvres à voir (plus de 500), une présentation confuse, un entassement des artistes… ce qui a engendré le sentiment qu’on ne pouvait rien voir. Ce débat s’imposait également parce que cette Biennale de Venise paraissait être l’aboutissement de toute une évolution. On avait déjà ressenti ce sentiment d’étouffement lors de la Dokumenta 11 de Cassel car même si l’accrochage était maîtrisé et la sélection -qui se voulait à l’image de la mondialisation- cohérente, le parcours était épuisant. Ces exemples confortent le sentiment, éprouvé depuis plusieurs années, d’un affolement du monde de l’art, qui se manifeste par la multiplication des biennales dans le monde : Johannesburg, Dakar, Kwangju, La Havane, Berlin, Tirana, Sydney, Valence, Istanbul, Shanghaï, Sao Paulo…
Ce phénomène n’est pas nouveau. Je me souviens, en 1999, Fabrice Bousteau m’avait demandé un article pour Beaux Arts magazine sur ce que nous avions appelé « l’escalade des biennales ». Dans cet article, j’avais essayé de comprendre les enjeux d’une biennale, enjeux qui ne sont évidemment pas les mêmes selon la région du monde, la taille et les objectifs de la manifestation. Je m’étais aussi posée la question de l’avenir des biennales : allait-on continuer à multiplier ce genre d’événements qui ont un coût certain ? Les budgets de ces biennales, ne pouvaient-ils pas, par exemple, être utilisés pour construire et enrichir en oeuvres des musées dans les pays qui en sont dépourvus ? Par exemple, la biennale de Valence, qui ne se concentre pas dans un lieu unique, a bénéficié de subventions importantes. Or, certains habitants de Valence ont dit que ces subventions devraient être destinées à la construction d’un lieu assez grand pour accueillir leur biennale ou à l’acquisition d’oeuvres d’art par les institutions muséales locales. Valence marque sa différence par rapport à une autre biennale puisque c’est une biennale sans lieu. Les oeuvres sont dispersées dans la ville, accessibles à tous et donc une biennale très populaire. Elle cherche à mettre le public directement en contact avec les oeuvres. La Biennale de Lyon, qui a ouvert ces jours-ci, offre encore un autre visage. Un de ses commissaires précisait que la biennale de Lyon s’est construite en réaction à celle de Venise. Autant la Biennale de Venise était chaotique, confuse et désordonnée, autant celle de Lyon s’est révélée maîtrisée et respectueuse des oeuvres, grâce à un choix restreint de pièces (environ une cinquantaine). Or, exposer moins d’oeuvres offre plus d’espace pour chacune d’elles, plus de visibilité, plus de chance pour le public de mémoriser le travail d’un artiste. Dans leurs nombreuses interviews, les commissaires ont insisté sur leur désir de faire moins une biennale qu’une exposition. Ils sous-entendent ainsi qu’une biennale n’est pas, par définition, une exposition, et encore moins une bonne exposition. D’où le débat de ce soir : « à quoi jouent les biennales » ?
Une biennale joue-t-elle forcément perdante étant donné son cahier des charges ? Est-ce que les biennales ont encore de l’avenir ? et quel type de biennale ? Tout d’abord, les biennales jouent-elles un jeu de dupe ? Faut-il sauver le concept de biennale, ou faut-il les laisser s’autodétruire ?
Catherine Millet : Venise, comme Cassel, ont été pendant très longtemps les rendez-vous où tout le milieu de l’art se retrouvait pour échanger, communiquer… car nous pensions que voir la Biennale de Venise était important. Pourtant, depuis plusieurs années, on y retrouve de moins en moins d’amis du monde de l’art. J’ai été particulièrement frappée, cette année, à Venise, car non seulement il y avait plus de « people » que de gens du milieu professionnel, mais en plus les collectionneurs, les artistes et les professionnels que je retrouvais d’habitude ne sont pas venus et s’ils ne viennent plus à Venise, qui reste la biennale la plus prestigieuse. Imaginez pour toutes les autres… Il semble donc que les biennales ne sont plus perçues de la même façon. Je pense qu’elles n’ont plus le sens qu’elles avaient auparavant. Elles ne sont plus porteuses d’autant d’enjeux qu’auparavant et la dernière édition de la Biennale de Venise, notamment l’exposition historique était tout sauf une exposition sérieuse. En ce qui concerne les expositions dans l’Arsenal, je pense qu’elles dispersaient le propos. Peut-être faut-il se faire à l’idée qu’une biennale est une exposition comme les autres et qu’elle permet de montrer les très nombreuses propositions faites par les artistes du monde entier. Ainsi, on ne serait pas obligé d’aller à Cassel, à Venise… pour faire le point sur les tendances artistiques. Je pense d’ailleurs que le phénomène de multiplication des biennales va s’accentuer, ce qui est très bien car cela fait plaisir à beaucoup de gens. En effet, la multiplication des biennales permet à plus de commissaires d’inviter les artistes qu’ils aiment, à plus d’artistes de rencontrer un public international. Et même si le critique peut s’y perdre, plus de biennales, c’est plus de possibilités offertes à plus de gens d’exposer, même si les conditions ne sont pas toujours idéales. Ce phénomène ne peut qu’encourager d’autres villes à créer une biennale, pour des raisons économiques ou politiques, propres à chaque pays, car une ville n’organise pas une biennale pour des raisons esthétiques ou par amour de l’art.
Bertrand Lavier : Puisque vous êtes toutes les deux d’accord sur le fait que les biennales devraient s’autodétruire, je tiens à dire que la première biennale à laquelle j’ai participé à la biennale de Paris en 1971- n’était déjà pas bonne et que toutes celles auxquelles j’ai participé ont toujours été plus ou moins ratées. En ce qui concerne la dernière Biennale de Venise ,que je n’ai pas vue-, je crois que le fait d’inviter 500 artistes prouve que les organisateurs sentent que leur événement est en train de s’autodétruire. En invitant autant d’artistes, ils voulaient témoigner de la grande vigueur du monde de l’art, mais cela a manifesté l’inverse. Le in et le off étaient mélangés, ce qui ne se fait pas dans des milieux créatifs qui ont toute confiance en eux. Je pense qu’il y a donc un problème et qu’il faut faire la part des choses. Mais, Francesco Bonami, le commissaire général de la 50ème Biennale de Venise, n’a pas eu de scrupules à tout mélanger.
Je reviens de Lyon et aussi de Valencia et je pense que les villes n’ont pas le désir d’art nécessaire pour organiser une exposition. En effet, les organisateurs instrumentalisent les artistes, les utilise pour servir les intérêts municipaux, régionaux ou nationaux. Pour illustrer mon propos, je vous ai apporté la revue de presse de la biennale de Valencia (3 tomes de 300 pages envoyées à 150 personnes) : c’est certes impressionnant mais à l’intérieur il n’y a rien d’intéressant. Ce sont des articles parus dans des supports qu’on ne connaît pas, les oeuvres sont reproduites sans mentionner le nom des artistes. On touche le fond quand on remarque qu’ils ont mis dans cette revue de presse les pages de pub qu’ils ont payées dans des journaux. Ce document ne sert les intérêts que d’une seule personne : la conseillère à la culture de la ville de Valencia.
Catherine Francblin : Ce n’est plus de l’autodestruction mais de l’autopromotion ! Bertrand, toi qui as participé à de nombreuses biennales depuis 1971, penses-tu que les biennales sont de moins en moins bonnes ? la situation n’a t-elle pas changé, même si tu penses que ce n’était déjà pas bon ?
Bertrand Lavier : En fait, auparavant, aller voir une biennale s’imposait. Elles permettaient de découvrir de nouvelles choses, d’être surpris par des propositions. Aujourd’hui, nous découvrons déjà tout au long de l’année de nouvelles choses dans les centres d’art, les galeries et à l’étranger car nous voyageons davantage. Les biennales présentent donc de moins en moins de nouveautés. Elles ont perdu de vue certains enjeux qui justifiaient leur existence. J’en veux pour preuve que la biennale de Paris s’est autodétruite dans l’indifférence générale. Qu’il n’y ait plus de biennale à Paris ne soulève aucune discussion.
Catherine Francblin : Lorand Hegyi, est-ce qu’il y a eu réellement de la presse sur la biennale de Valence ? Pourquoi sommes-nous arrivés à cette situation d’autopromotion, avec une telle revue de presse ? est-ce que c’est la ville de Valence qui veut ça ? Est-ce que c’est propre à cette biennale ou à toutes les biennales ?
Lorand Hegyi : Evidemment, il s’agissait d’autopromotion, mais en tant que commissaire d’exposition, j’ai travaillé indépendamment du service de presse. Je pense qu’aujourd’hui il y a différentes biennales, il existe aussi les triennales, la Documenta (tous les 5 ans). Je pense que Catherine a raison, la Biennale de Venise a un statut particulier qui s’explique par sa création dans la dernière grande période de prospérité et de libéralisme en Europe, où les nations présentaient dans les pavillons nationaux le meilleur de la production artistique de chaque pays. Ces pavillons sont la base culturelle de cette biennale. Ils représentent les premières expositions transnationales et présentations politiques de l’Europe. Toutes les autres activités se sont ajoutées au cours des années. La Documenta diffusait aussi un vrai message politique, c’était une présentation du monde libre. Les biennales sont très différentes, motivées par des raisons variées, mais la part de promotion est toujours importante. Je pense que toutes ces biennales, dans leurs différences, sont autant de possibilités pour les artistes et les commissaires. Peu importe leurs caractéristiques, si on a un message à transmettre, on peut construire quelque chose de cohérent. Cette année, la Biennale de Venise a manqué de cohérence car elle ne véhiculait aucun message, elle voulait parler de tout, ce qui est impossible.
Catherine Francblin : L’opinion est partagée entre ceux qui pensent que les biennales n’ont pas d’intérêt et ceux qui défendent le principe d’une biennale, parce qu’avec une subvention on peut faire quelque chose, même si c’est une ville qui s’autopromeut à travers cet événement. Hans-Ulrich, toi qui as participé à la Biennale de Venise, accusée d’avoir semé la confusion, est-ce que tu penses que cela permet tout de même à des artistes de montrer leur travail, même si c’est dans des conditions comme celles de cette année, où Bonami a engagé de nombreux commissaires, ce qui a peut-être engendré cette confusion ?
Hans-Ulrich Obrist : La question est complexe, mais effectivement il y a une sorte d’amnésie sur les biennales puisque, dans la majeure partie des cas, ce ne sont pas des expositions. En essayant de me souvenir des biennales, j’ai réalisé que peu de biennales avaient retenu mon attention. Je me souviens d’une biennale à Sao Paolo (1998), où Paul Herkenhoff avait conçu une exposition fabuleuse sur l’anthropophagie. Il s’agissait à la fois d’une exposition historique et d’un laboratoire avec de jeunes artistes, mais c’était un moment très rare.
A Venise, différentes personnes ont été invitées à réaliser une exposition. J’ai rapidement décidé, avec deux artistes invités comme commissaires, Rirkrit Tiravanija et Gabriel Orozco, de concevoir un dispositif pour cet espace avec lequel interagissent différents artistes. Rirkrit a conçu une grande pièce et les autres artistes y ont participé de différentes façons. Certains artistes ont réalisé des oeuvres dans cette structure, d’autres y ont ajouté des éléments structurels. Par exemple, Philippe Parreno et Dominique Gonzalez-Foerster sont intervenus sur cette structure. Le format de la biennale est compliqué pour parvenir à réaliser une exposition. En effet, on ne sait que 6 mois auparavant qui va faire la prochaine biennale, ce qui laisse peu de temps de préparation. Donc, l’un des problèmes que rencontre la Biennale de Venise, c’est l’intervalle trop court qu’il y a entre deux biennales. L’autre problème à Venise tient au fait que la biennale est un grand rendez-vous, mais le seul. En dehors de cette biennale, il n’y a rien en art contemporain. Enfin, les conditions de production sont particulièrement difficiles à cause de la structure organisationnelle d’une biennale, qui n’est pas équipée pour produire.
Pourtant, je ne pense pas qu’il faut généraliser et dire que le phénomène de multiplication des biennales est négatif. Je pense, au contraire, que chaque biennale est un cas particulier, dans un contexte donné. Par exemple, à Istanbul, la création de la biennale a déclenché de nombreuses initiatives comme la création de deux musées (un public et un privé).
Catherine Francblin : N’avez-vous pas l’impression que la Biennale de Venise, événement médiatique et très populaire, est à la traîne par rapport à d’autres biennales plus spécifiques (Dakar, Sao Paulo…), plus restreintes mais qui ont un vrai rôle à jouer. Il semble que Venise veut rassembler l’ensemble des solutions et des spécificités qu’offrent les autres biennales dans le monde. La Biennale de Venise se veut à la fois historique, jeune, multimondialiste… et finalement elle devient une sorte de monstre. Êtes-vous d’accord pour dire que, dans certains cas spécifiques, les biennales ont un rôle à jouer et peuvent avoir un intérêt.
Catherine Millet : Je ne suis pas sûre que les biennales que vous avez citées ont toutes une spécificité. Tant mieux si la création d’une biennale à Istanbul a engendré des choses, car c’est une ville importante de par sa situation géographique, au carrefour de deux civilisations. Mais, je pense que la biennale d’Istanbul n’a pas beaucoup de spécificités et reste un peu à la traîne des grandes manifestations occidentales. Elle n’a pas encore trouvé son originalité. Par contre la biennale de Dakar a bien défini ses spécificités.
Catherine Francblin : Au delà des spécificités des biennales, il faut se poser la question de l’utilité d’une biennale.
Catherine Millet : Pour reprendre les propos de Lorand Hegyi, qui a justifié son rôle de commissaire de la biennale de Valencia en précisant qu’il avait véritablement un message à transmettre, je pense que, ces dernières années, nous n’avons pas retrouvé ce message. Il y a plusieurs raisons pour expliquer ce fait. Tout d’abord, je pense que les gens sont perdus et c’est la raison pour laquelle Francesco Bonami, qui n’avait peut-être pas trop d’idées sur la situation de l’art contemporain, a fait confiance à de nombreux commissaires pour réaliser cette Biennale de Venise. Or, je pense que parce que les responsabilités étaient partagées, les commissaires choisis étaient moins engagés que s’ils avaient porté seuls la responsabilité d’une telle manifestation. Je voudrais aussi insister sur le fait qu’on a critiqué et culpabilisé à tort les commissaires en leur reprochant de se prendre pour des vedettes ou de manipuler les artistes en tenant leur propre discours. Mais il faut qu’un commissaire tienne son propre discours, qu’il ait une vision de l’art qui se fait. Je pense qu’il faut arrêter de culpabiliser les commissaires d’exposition quand ils ont un message à transmettre. Il faut les laisser exprimer leur message car c’est à cette condition qu’une exposition biennale ou non- est intéressante.
En ce qui concerne la biennale de Lyon, je trouve qu’elle n’est pas assez porteuse de message, même si par rapport à Venise, les oeuvres sont présentées dans de bonnes conditions. Sans vouloir critiquer la biennale de Lyon, je lui reprocherais de ne pas s’engager sur un propos spécifique.
Bertrand Lavier : En effet, les gens du Consortium sont « mieux » que la biennale qu’ils ont faite. Il faut savoir que leurs choix répondent tout de même à un cahier des charges établi par la ville de Lyon, ses directeurs artistiques, etc. Si effectivement je pense qu’il faut de la pensée pour monter une exposition, cela reste un problème secondaire pour un artiste. Le plus intéressant pour un artiste est de réaliser une exposition personnelle dans laquelle il peut développer sa pensée. Or, dans une biennale, une exposition de groupe, il y a une manipulation et l’artiste doit savoir si son travail sera bien présenté ou non. Quand une exposition est conduite par un commissaire, s’il est un bon chef d’orchestre, il montrera correctement le travail d’un artiste. Par contre, s’il y a plusieurs chefs d’orchestre, l’artiste sera présenté dans une cacophonie générale et sera donc disqualifié.
Catherine Francblin : Certes, mais les 150 artistes ont participé à « Utopia station » à la Biennale de Venise n’y ont pas été obligés. Donc, les artistes ont aussi une responsabilité. Je pense que les biennales, même si elles sont souvent insatisfaisantes, ont un rôle à jouer puisqu’elles permettent de montrer des oeuvres intéressantes, dont on se souvient. Les biennales ont un rôle à jouer en dehors de leur rôle médiatique ou économique pour une ville. Hans-Ulrich, est-ce que les artistes qui ont participé à Venise ont simplement voulu te faire plaisir ?
Hans-Ulrich Obrist : Le projet de « Utopia station » présenté à Venise s’inscrit dans un projet plus large et évolutif. Parmi les artistes qui y ont participé, une trentaine ont produit un véritable travail, d’autres ont présenté des affiches. Cette exposition est une sorte de recherche continuelle et l’idée qui la sous-tend est d’utiliser des expositions itinérantes pour la présenter. A Venise, l’exposition a fait une sorte d’apparition. Elle a commencé la semaine dernière à Munich où elle est présentée pendant un an. Elle s’envisage sur d’autres temporalités que celles des biennales. Dans les six mois de préparation d’une biennale, on ne peut pas mener une recherche, ce qui nuit beaucoup aux biennales en général.
Catherine Francblin : En effet, par définition une biennale a lieu tous les deux ans. Il y a donc peu de temps pour la préparer. Mais est-ce que le cas de Dokumenta est différent ? Peut-on dire que Dokumenta donne plus le temps aux commissaires de chercher et de trouver les oeuvres adéquates ? Lorand, qu’en penses-tu ?
Lorand Hegyi : Je pense qu’il faut se demander s’il est réellement possible et nécessaire de créer une manifestation tous les deux ans. Il ne faut pas s’emprisonner dans des contraintes temporelles et rechercher à tout prix le succès économique (forte fréquentation) pour satisfaire les sponsors. Au contraire, il faut rechercher un succès intellectuel et moral.
Catherine Francblin : Peut-on dire que dans la mesure où une ville finance la mise en oeuvre d’une biennale, celle-ci est forcément mauvaise ?
Catherine Millet : Je pense qu’il s’agit d’un faux débat. Il faut bien comprendre que ce n’est pas pour des raisons pédagogiques qu’une ville organise une biennale et installe des oeuvres dans la ville. Ce n’est pas non plus pour donner aux artistes la possibilité de faire une exposition. Au contraire, ces organisateurs convertissent la biennale en outil politique.
Catherine Francblin : Est-ce qu’il ne faudrait pas aussi mettre en cause les artistes. En effet, ils s’empressent de participer à toutes les manifestations, sans toujours avoir tout à fait les pièces qu’il faut pour s’y présenter. C’est peut-être la conséquence de la place prise par les curators, de sorte que les artistes se doivent d’être sur leur « guest list ». J’ai en effet l’impression que beaucoup d’artistes, sur les 150 présents à Utopia Station, ont mis quelque chose dans l’exposition pour répondre à un jeune et brillant curator.
Hans-Ulrich Obrist : Je ne pense pas qu’une exposition soit une réponse d’artistes à l’invitation d’un curator, c’est plutôt le résultat de leur conversation. Je pense que si les règles du jeu d’une biennale n’intéressent pas l’artiste, l’exposition ne fonctionnera pas. De plus les règles du jeu changent en fonction de chaque exposition. Il serait d’ailleurs intéressant que la règle du jeu d’une biennale soit de réaliser des expositions monographiques de quelques artistes. Dans un autre contexte, le contraire peut s’avérer intéressant. Par exemple, pour la biennale de Kwangju dont Hou Hanru et Charles Esche étaient les commissaires, la règle du jeu était très claire. Il s’agissait de ne pas inviter des artistes individuels mais de réunir des espaces gérés par des artistes. Ce n’était donc pas une exposition de pièces mais une exposition qui construisait une communauté. Or, aujourd’hui, seul le cadre d’une biennale permet de faire ce genre d’exposition. Aucune autre institution ne le peut, notamment pour des raisons économiques.
Catherine Francblin : Le cas de Kwangju est effectivement intéressant car il n’y a pas dans la région de lieu pour exposer de l’art contemporain, mais il existe cette biennale. Pour revenir sur la règle du jeu dont tu parles, chaque commissaire établit des règles du jeu avec les participants. Est-ce que la règle du jeu de Lyon serait de présenter des oeuvres de qualité et est-ce que ce principe est suffisant ? Personnellement, je pense que de bonne oeuvres sont présentées, mais il manque un liant, un développement, un message. Je pense donc qu’il y a certaines règles du jeu qui ne fonctionnent pas.
Catherine Millet : Pour mettre en relation cette idée avec ce qu’Hans-Ulrich Obrist a dit. Nous avons en effet beaucoup critiqué l’exposition qu’il a conçu dans l’Arsenal. Il expliquait avoir construit « Utopia station » en collaboration avec un groupe d’artistes. Mais si cette exposition nous a semblé hermétique, c’est sûrement parce que Hans-Ulrich a établi des relations particulières avec ces artistes, des débats ont eu lieu que nous ne pouvons pas comprendre. Alors vaut-il mieux cette complicité entre les artistes et le commissaire, dont le résultat peut exclure le public, ou vaut-il mieux faire un choix d’artistes avec lesquels le commissaire n’entretiendrait pas de complicité particulière (notamment parce qu’ils sont de générations différentes), comme l’ont fait les commissaires de la biennale de Lyon ?
Hans-Ulrich Obrist : Cette question évoque le temps du spectateur. Évidemment les biennales participent à ce temps et ce qui est intéressant dans le dialogue avec les artistes c’est l’idée d’injecter d’autres formes de temporalité par rapport au spectateur. Nous nous sommes notamment posé la question avec les projections vidéos, car finalement chacune ne bénéficie que de 15 secondes d’attention de la part du visiteur. Nous avons donc travaillé sur des programmes pour permettre au spectateur de consacrer du temps aux différentes vidéos.
Catherine Francblin : Si vous étiez commissaire d’exposition de la Biennale de Venise que feriez-vous ? est-ce que vous supprimeriez les pavillons ?
Lorand Hegyi : Je pense que, tout en conservant les pavillons nationaux qui existent depuis la création de la Biennale de Venise, je réduirais la structure de cette biennale. Je voudrais faire une exposition thématique qui serait plus petite que celle de l’Arsenal aujourd’hui. Je pense qu’il faut se donner une chance pour présenter, à un moment donné, une certaine vision subjective qui permettrait d’engager une discussion sérieuse.
Hans-Ulrich Obrist : Si l’on me proposait d’être le commissaire général de la Biennale de Venise, je le refuserais car cela ne m’intéresse pas. Je préfère réaliser des expositions plus restreintes.
Catherine Millet : Je pense que je ne serais pas non plus très motivée pour assurer le commissariat de la Biennale de Venise pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le contexte politique pourri de Venise explique notamment pourquoi les commissaires n’ont pas vraiment les mains libres pour réaliser ce qu’ils veulent. Je ne pense pas qu’être commissaire général de la Biennale de Venise soit tellement intéressant. D’ailleurs, ils ont trouvé Francesco Bonami cette année parce que personne d’autre ne voulait faire cette exposition. En ce qui concerne les pavillons nationaux, je pense qu’ils sont souvent l’occasion de découvrir des artistes qu’on n’a pas encore rencontré.
Catherine Francblin : Merci à tous. Le prochain entretien sur l’art aura lieu le 30 octobre et sera consacré à l’artiste Guillaume Paris.