Crise de l'identité européenne ?
Michel Maffesoli a choisi pour ce rendez-vous de l’imaginaire le thème de la crise de l’Europe. Il réunira Jean-François Mattéi, auteur de Le regard vide, essai sur l’épuisement de la culture européenne, publié en 2007 et Paul-François Paoli, écrivain et journaliste.
Le point de départ de cet échange s’appuiera sur le constat de la perte de la place prééminente de l’Europe dans le monde et les conséquences induites. Du 17ème siècle au 20ème siècle, l’Europe a été instigatrice de modernité. Sa culture et ses valeurs se sont imposées aux quatre coins du monde pour devenir universelles. Au 21ème siècle, relativisme, polyculturalisme et métissages divers sont devenus désormais des revendications de plus en plus fortes. La prédominance des valeurs, attitudes, vêtements, musiques, cuisines, ethniques préfigurent ainsi un nouveau cycle où l’Europe aura certes encore sa place mais plus celle qui était la sienne.
L’identité européenne telle est la thématique de cette rencontre qui réunit autour de Michel Maffesoli, le journaliste Paul-François Paoli, Panagiotis Christias (Professeur à l’Université de Chypre) et le philosophe Jean-François Mattéi auteur de Le regard vide, essai sur l’épuisement de la culture européenne ouvrage paru en 2007 aux éditions Flammarion et qui a reçu le Prix de l’essai de l’académie française.
Cette Europe, héritière d’Athènes, de Rome, de Jérusalem, est caractérisée par les modalités du regard qu’elle porte sur le monde, sur l’âme, sur la cité. Un regard théorique et en même temps critique qui a permis, de cette manière, la diffusion universelle de la culture européenne. D’ailleurs, il faut bien le préciser que pour les Grecs la theoria est une manière de voir, d’acquérir un regard sur le monde. C’est à partir de cette base que l’auteur de cet ouvrage examine le fait que traditionnellement l’Europe a une capacité à voir loin. D’ailleurs en référence au dictionnaire de Pierre Chantrine, le mot Europe vient de « Europé » qui signifie en fait, distance du regard, le lointain, ou bien la forme du regard lointain.
En ouvrant le débat, Maffesoli en écho de la lecture de cet ouvrage qu’il définit comme une pensée questionnante, affirme que on peut voir qu’à l’origine de l’Europe il y a l’universalisme ce que d’ailleurs renvoi à ce qu’est du lointain à la « Cité de Dieu » de Saint Augustin ou bien à la « société parfaite » de Karl Marx. Une exigence théorique, en référence à la pensée de Jan Potaska, et donc l’universalité de la vérité, du bien, de la justice est résumée par Mattéi en trois regards transcendantaux. Le grand récit sotériologique du christianisme, donc le lointain, avait pris la place du grand retour mythique. Cette perspective tournée vers le salut, vers l’avenir qui peut-être peut expliquer ce que Mattéi appel l’épuisement. C’est la fin des grands récits qui souligne cet épuisement, ou bien sa saturation selon l’idée de Maffesoli. En référence encore à Potaska, on montre le souci de l’âme, mais pour Maffesoli dans l’analyse de « ce qui est actuellement », il n’y a plus ce souci de l’âme, ce lointain, donc cette attitude théorique qui voit loin.
Dans cette perspective du lointain, les grandes guerres suicidaires de l’Europe (1er et 2ème guerre mondiale) marquaient cette fatigue de l’Europe d’être elle-même ; donc une dévastation du monde (Heidegger) qui serait corrélatif de l’oublie de cette terre. Pour Maffesoli, aujourd’hui nous assistons à un retour du balancier, retour à la terre où l’Europe attend, en citant Mattéi, « la découverte d’un nouveau monde », un nouveau nomos en jeu.
Les grands récits sont ainsi saturés et l’on assiste par conséquent au retour cyclique des choses dont l’orientalisation est, aux yeux de Maffesoli, un signe bien évident.
Donc ce « regard vide » (expression qui comme l’explique Mattéi fait référence à une phrase de Charles Baudelaire traduisant Edgar Allan Poe), caractérise l’épuisement de la culture européenne. Ce qui définit l’identité européenne dans divers domaines (philosophique, économique, science, arts, politique, sexuelle), ou mieux l’approche européenne du christianisme aux Lumières, du XIXe siècle au positivisme d’Auguste Comte à la fin des grands récits de Jean-François Lyotard, c’est qu’il y a toujours une direction du regard qui est finalisé, un telos husserlian, une visée intentionnelle. La pensée européenne était donc essentiellement théorique, avec un regard éloigné qui creuse une dimension critique à l’égard de la réalité ; elle a ainsi inventée la critique comme on le voit chez Montaigne, chez Socrate, chez Platon. Mattéi ici cite encore Jan Patoska qui, dans son livre Platon et l’Europe, affirme que l’Europe est née du soin de l’âme, d’un souci critique à l’égard de la pensée ou de l’âme. Alors dire que ce regard est vide, signifie qu’il n’a plus l’intention pour regarder l’avenir et que son souci critique est peut-être affaibli ; un constat qui amène Michel Maffesoli à dire que la critique, peut-être, n’est plus à l’ordre du jour.
De son côté Panagiotis Christias montre qu’à l’origine de l’Europe il y a deux logiques qui sont liées, c’est-à-dire la logique des sciences et celle théorique, donc une sorte de logique de la domination aveugle qui a amené à la dévastation du monde. De ce fait, il faut se poser la question si l’Europe possède ou a possédé une identité et si elle n’est pas en train de la perdre.
Cette identité que selon le journaliste Jean-François Paoli est problématique en elle-même, une sorte de dilemme. Si Leo Strauss écrivait que « l’homme occidental est devenu ce qu’il est et il est ce qu’il est par la conjonction de la foi biblique et de la pensée grecque », alors pour nous comprendre nous-mêmes et pour éclairer notre chemin vers l’avenir nous devons comprendre Athènes et Jérusalem. Il faut alors se poser des questions : est-ce que cette notion d’identité a un sens ? Est-ce l’Europe a un sens au dehors de la notion d’Occident ? Quelle distinction entre la notion d’Occident et d’Europe ? En quoi ces notions sont proches ? Distinctes ? Et comment parler d’identité sans parler des attributs objectifs de l’histoire, de la pensée, de la religion ?
Et parler d’identité veut aussi dire parler d’héritage, mais en même temps il n’y a plus d’héritage européen parce que nous ne savons plus quoi en faire. Il est là stocké quelque part. Et tous les auteurs du XX siècle ont suivi ce point.
En réponse à ces questions Jean-François Mattéi pense que, à propos de la différence entre Europe et Occident, de Platon à Heidegger toute la pensée européenne se tient entre l’Orient et l’Occident avec cette distance vis-à-vis de l’Orient. Il y a toute une dimension symbolique manifestée par la théorie de l’étoile. L’européen se dirige toujours vers une lumière, vise toujours de façon théorique. L’identité aujourd’hui est alors mal vu, se porte mal (voir à ce point par exemple l’idée de Derrida contre l’européocentrisme, contre l’identité européenne, contre l’héritage européen). Maffesoli de son côté signale que la saturation de la grande culture européenne va se perdre dans l’Internet. Il peut y avoir de ce fait un nouveau nomos de la terre à partir d’une circumnavigation (Schmitt) et Internet va ainsi disséminer et féconder cette identité.
Le problème de l’Europe, pour Panagiotis Christias, c’est qu’elle partout et nulle part, c’est-à-dire si elle ne peut pas se définir elle-même ce qu’elle a définit tout le reste du monde. Donc on ne sorte jamais d’un cycle de représentation mentale, sociale et théorique du type européen. De ce fait, il y a une tyrannie du regard européen qui cherche à tout identifier.
Alors on pourrait dire aussi qu’il n’y a d’identité que conceptuelle, dans l’humanité il n’y a que d’identification comme le remarque L. Strauss.
En guise de conclusion, on pourrait citer une phrase de Godard qui, d’une manière provocatrice, pourrait être utilisée pour définir l’identité européenne :
« Nous sommes des enfants de Marx et de Coca-Cola ».
Fabio La Rocca
CeaQ – Sorbonne