De quoi la cancel culture est-elle le nom ? S'inspirer, respirer
À l’occasion du deuxième rendez-vous de « S’inspirer, respirer », notre nouveau cycle consacré aux débats de société, Jean-Marie Durand invite l’historienne de l’art Catherine Grenier, la philosophe Sandra Laugier et l’essayiste et journaliste américain Thomas Chatterton Williams à discuter d’une notion fraîchement apparue dans le paysage social et intellectuel de ces derniers mois : la Cancel Culture.
« Tyrannie des minorités, appel à la censure, intolérance, ostracisme, culture de l’élimination » : que n’entend-on depuis des mois sur les dérives liberticides dans le débat public américain et français ? La dérive que certains prêtent à une certaine gauche radicale tient dans une expression fétiche, comme l’image de l’enfer du politiquement correct : la « cancel culture », qui prolonge la querelle autour de l’appropriation culturelle dans le domaine de la création.
Importé des Etats-Unis, terre d’élection d’une nouvelle vague de penseurs combattifs, rattachés à divers mouvements (anticolonialistes, antiracistes, féministes, anti-homophobes, anti-appropriationnistes…), le mot « cancel culture » résonne aussi en France. Hystérisés par des modes de conflit comparables bien qu’à des échelles différentes, à l’image de la question des violences policières, racistes et sexistes, les deux pays sont traversés par une ligne de fracture politique qui renvoie à une certaine éthique de la conversation et du débat public. La « cancel culture » serait ainsi le nom d’un nouveau champ de bataille où les combattants s’affrontent autant sur la forme des désaccords que sur le fond qui les sous-tendent.
Une nouvelle guerre culturelle serait ainsi à l’œuvre, avec un large registre d’actions – de la critique à l’insulte, du cyberharcèlement au boycott, du sit-in au déboulonnage de statues -, qui traduit la violence d’un moment fracturé et irrespirable de la vie civique. Cette culture de l’annulation est ainsi devenue l’outil actif de la contestation politique issue des minorités, « excédées par l’impunité du pouvoir et la passivité des institutions face au racisme, à l’injustice sociale, au sexisme, à l’homophobie, à la transphobie, entre autres », comme le rappelait cet été l’historienne française installée à Los Angeles, Laure Murat. Black Lives Matter et #metoo sont les deux grands mouvements sociaux qui puisent dans la « cancel culture » des ressources rhétoriques pour dénoncer des situations iniques, exiger des institutions qu’elles prennent leurs responsabilités en cessant d’honorer des personnalités accusées d’agressions sexuelles ou d’œuvres racistes.
La cancel culture n’épargne pas les musées américains, devenus depuis un an un espace symbolique où des directions sont aujourd’hui obligée de démissionner. En miroir des statues que certains veulent déboulonner au nom d’une histoire manquante, à réécrire.
C’est toute la complexité de cet emballement autour d’un mot – « cancel » (annuler) – qui suffit en lui-même à disqualifier les valeurs qu’il incarne : la censure, d’où qu’elle vienne, n’est pas défendable, et la liberté d’expression est un principe démocratique inaliénable. Ce que l’écrivain américain Philip Roth appelait la « tyrannie des convenances » durcit évidemment le ton de la conversation publique. Mais cette tension se greffe immanquablement à une autre tension, qui renvoie aux angles morts et aux impensés d’une histoire sociale violente, dont la colère actuelle des Noirs Américains est un signe fort.
Contre les postures rigides et sectaires, on préférerait naturellement que le débat public s’organise dans un cadre ouvert à la nuance, à la souplesse, à la dialectique, au respect de l’autre, aux désaccords raccordés par le goût de la discussion. Faire de la conversation « une manière de vivre », pour reprendre l’expression du philosophe Ali Benmakhlouf, reste une exigence éthique. Mais cet idéal de la confrontation raisonnée ne pourra s’accomplir que dans une articulation repensée entre justice et liberté, entre histoire et actualité ».
Thomas Chatterton Williams est un essayiste et journaliste américain, contributeur du New York Times Magazine, auteur d’Une soudaine liberté (Grasset). Il est l’un des cinq intellectuels américains à l’origine d’une tribune parue dans le Harper’s magazine contre la cancel culture et certains aspects de l’antiracisme actuel.
Catherine Grenier est conservatrice en chef du Patrimoine et historienne de l’art française. Après avoir été directrice adjointe du Musée national d’art moderne, elle est depuis 2014 la directrice de la fondation Giacometti à Paris. Elle a notamment publié La fin des Musées ?, une réflexion sur le musée du XXIème siècle, ouvert aux œuvres du monde entier.
Sandra Laugier est philosophe et attentive aux formes du débat public dans les démocraties actuelles ; elle est spécialiste de la philosophie contemporaine nord-américaine, du langage ordinaire, de l’éthique du care, du genre, de la démocratie et des formes de désobéissance. Son travail sur l’œuvre de Stanley Cavell et la question de l’ordinaire l’a conduite à travailler sur la culture populaire.