Entretien sur l'art avec Bertrand Dezoteux
Les films de Bertrand Dezoteux nous téléportent dans des mondes surréels mais aussi, parfois, dans de simples paysages terrestres, comme ceux du Sud-Ouest, sa région natale, ou dans des villes indistinctes. On parcourt ainsi des espaces hétérogènes, fantastiques ou réels, peuplés de créatures de synthèse, humaines, animales ou hybrides de toutes sortes. Or, si l’artiste explore les virtualités illimitées de la 3D et nous embarque dans des voyages interstellaires, il ne perd jamais de vue la Terre & la terre.
L’artiste explore les techniques d’images actuelles, ethnographe en quelque sorte des usages et des outils d’univers très codifiés. À l’instar des productions de l’industrie du divertissement, avec lesquelles il partage les mêmes outils, Dezoteux crée des mondes merveilleux, mais en cassant les codes des genres qu’il scrute, fantasy, SF, jeu vidéo, publicité, en particulier. Ses films font « délirer » les genres, tirent à hue et à dia, dans plusieurs directions narratives et visuelles, cosmique ou terrestre, surnaturelle ou réaliste. L’artiste fabrique donc des mondes composites, qui associent différentes techniques, 3D, vidéo ou photo, images de synthèse et captations réelles, empruntent leurs références variées à la culture de masse, populaire et savante, à l’histoire de l’art ou au folklore traditionnel. Dans L’Histoire de France en 3D « des dinosaures aux années 80 », on traverse en TGV à toute allure des contrées magiques, en compagnie de Roland Barthes, de Jules Michelet et de Christophe Colomb, auxquels l’artiste prête la voix et des paroles de Charles de Gaulle ou Michel Rocard. Son esthétique est mâtinée, hybride et relève de l’assemblage. Si son univers est volontiers surréaliste, il peut basculer brutalement dans le documentaire d’observation, ou inversement, quand l’artiste filme la réalité, le fantastique surgit. Évoquant la fable initiatique, ses films nous perdent dans des labyrinthes sidéraux, nous abandonnent dans des marigots où baignent toutes sortes de monstres qui tiennent de Bosch et citent Picasso (Picasso Land). En fait, ses films nous immergent dans des environnements visuels et sonores métamorphiques. Le cheval de synthèse qui mène le film Zootrope parle avec la voix d’une vraie petite fille qui explique son amour des animaux.
Guidé par l’expérimentation et le jeu, l’art de Dezoteux procède du bricolage. C’est un bricoleur numérique qui exploite les potentialités de ses outils ou au contraire leurs limites, mais aussi un imagier du XXIe siècle. Ses images varient selon le sujet : elles peuvent être précises et naïves, à la manière de l’enluminure médiévale (Harmonie), ou efficaces comme une démo de 3D, ou brutes comme la home-vidéo, ou tout cela à la fois et beaucoup d’autres choses encore… L’artiste joue des techniques et des imageries les unes avec ou contre les autres, faisant un usage low tech du high tech, multipliant des effets rutilants ou pauvres de textures, les surimpressions, les trucages, etc. Ses œuvres sont des machineries délirantes bien qu’efficientes, soumises au hasard du tout est possible de la 3D et donc à l’imagination sans limite.
Dezoteux naturalise le merveilleux, grâce à différents moyens, comme la vidéo ou la photo, mais l’un des moyens le plus percutants consiste dans l’utilisation de véritables voix, dotées en général de l’accent du Sud-Ouest. Si le son fait partie intégrante de son travail filmique, l’artiste est sensible à la parlure, qui exprime un individu, un terroir, une communauté, une époque, et la vie banalement réelle. Le montage détonnant de telles voix personnelles et locales sur des images high tech re-territorialise une esthétique standard et impersonnelle qui semble venir du « désert du réel ». Cette opération est caractéristique de l’art de Dezoteux, de son humour, et de sa franche drôlerie. Ainsi, Endymion, récit familial et balade intergalactique en voiture, réunit la grand-mère, le père et le fils qui discutent, chacun suivant son idée, c’est ainsi qu’ils s’entendent et communiquent. Ce sont les voix de la grand-mère, du père et de l’artiste, le fils donc, qu’il a enregistrées constituant in fine une archive familiale. Sur fond de ciel étoilé, la grand-mère raconte, avec l’accent chantant du Sud-Ouest, son vertige métaphysique à l’idée que la terre flotte dans l’univers infini et que nous marchons finalement au-dessus voire dans un vide sidéral.
L’artiste s’attaque, quant à lui, à un autre univers entropique et en expansion infinie, qui donne aussi le vertige : notre environnement visuel all over the world. Citant Jean-Christophe Averty (on saisit bien la parenté entre le génial zozo de la TV et de la radio et notre artiste), ce dernier exprime son « envie de sortir les gens de leur torpeur habituelle, de cette espèce de bouillie d’images que débite sans arrêt cette espèce de ventrée de merdre ».
Anne Bonnin, mars 2021