Évènement

Malachi Farrell Christine Macel

Jeudi 13 décembre 2007 à 19h

Malachi Farrell crée des machines animées dotées de circuits électroniques combinant la précision des technologies de pointe et l’ingéniosité du Système D. Avec elles, il compose des mises en scène spectaculaires qui plongent le visiteur dans un tohu-bohu de sons et d’images empreint d’une forte charge émotionnelle.

Associant de façon inattendue les procédés du divertissement populaire à un discours critique sur la violence des sociétés ou le pouvoir des médias, il renouvelle la position de l’artiste engagé par l’introduction d’un langage de franc-tireur qui rappelle à la fois la féerie des sculptures de Tinguely et le burlesque d’un Charlie Chaplin.
Le titre du débat, L’art à l’état vif, reprend celui d’un ouvrage fameux du philosophe Richard Shusterman qui reconsidère la notion d’art à la lumière des arts populaires et de la culture des mass médias.
Christine Macel, conservatrice au Musée national d’art moderne au Centre Georges Pompidou témoignera de son intérêt constant pour le travail de Malachi Farrell, artiste qu’elle avait invité à participer à l’exposition Dionisiac, dont elle fut le commissaire en 2005.

 

Retranscription de l’entretien du 13 décembre 2007 

Catherine Francblin (CF) : Christine Macel et moi connaissons Malachi Farrell depuis un certain temps. Je l’ai rencontré pour la première fois en 1994 au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Malachi est né en 1970 à Dublin, a fait des études en France à Rouen, puis à la Rijksakademie d’Amsterdam, puis à l’Institut des Hautes études en arts plastiques à Paris, dirigé par Pontus Hulten.

Le travail de Malachi Farrell est placé sous le signe de la fidélité à ses propres idées. Nous pouvons le constater, notamment par deux de ses récentes expositions : à Tours, P5, sur le thème de la guerre. « P5 » désigne la note maximum que l’on peut obtenir lors des tests psychiatriques évaluant l’inaptitude à intégrer l’armée. Et, une nouvelle installation présentée actuellement au Mac/Val, La Gégène, œuvre produite pour le musée et traitant de la torture pendant la guerre d’Algérie.
Malachi est fidèle à ses engagements et à son style. Par engagement, je ne fais pas référence à ses positions politiques, mais plutôt à une attitude face au monde : celle de quelqu’un qui a décidé d’affronter les questions sensibles de la société de son temps ; de les affronter en tant qu’artiste, avec les moyens de l’art, mais sans hypocrisie, sans sournoiserie, en assumant totalement d’exposer un point de vue tranché, de défendre une position qui exclut l’ambivalence, ce qui est assez rare en ces temps de relativisme et de consensus. Sa démarche, en ce sens, est aux antipodes du cynisme d’aujourd’hui. Malachi est aussi fidèle à un style. Je fais référence ici à ses machines d’une extrême précision, à son langage direct, qui joue sur les émotions, mais sollicite aussi l’attention du spectateur par une infinité de détails.
Le titre donné à ce débat, L’art à l’état vif, reprend celui d’un ouvrage du philosophe Richard Shusterman qui reconsidère la notion d’art à la lumière des arts populaires et de la culture des mass médias.  On reviendra sur cette relation que Malachi tisse avec une certaine forme d’art populaire et avec les médias.
Dans l’immédiat, je voudrais lui céder la parole pour tenter de mieux comprendre quelles sont les sources de ce langage qui lui est propre. Quel type de formation as-tu reçu à Amsterdam ? A-t-elle eu une influence et en quel sens ? A quelles grandes figures te réfères-tu ? Quelle influence a eu ta famille, ton père, tes frères, qui sont aussi artistes… ?

Malachi Farrell (MF) : J’ai étudié aux Beaux Arts comme beaucoup d’artistes. J’ai été égelement pendant longtemps assistant d’artiste, ce qui m’a permis de bénéficier d’un autre type de formation et de rencontrer des artistes de renom. En tant qu’étudiant, j’ai ainsi connu des conditions plus réelles du travail. Ayant travaillé avec des artistes appartenant au mouvement de l’Arte Povera, j’ai compris leur pensée et le fonctionnement de leur œuvre. J’ai travaillé par exemple avec Paolo Calzolari.  Son travail pluridisciplinaire faisait référence au temps, à la poésie, en utilisant des effets, des machines, des danseurs,… Observer comment il jonglait avec tous ces ingrédients,  et se rendre compte de la réalité du travail d’un artiste avaient pour moi un grand intérêt.

CF : Tu sembles avoir été très perméable à cet enseignement ….

MF : Mon père étant artiste, j’ai grandi dans le milieu de l’art ; plutôt traditionnel mais tout aussi engagé.  Cependant, l’Arte Povera relevait selon moi d’une autre école. Son dynamisme était très stimulant. Mon cursus à l’Institut des Hautes Etudes m’a permis d’acquérir des connaissances théoriques, avec la possibilité de rencontrer des personnes importantes et fortement engagées dans l’art et la société. J’ai étudié ensuite à la Rijksakademie : je suis passé de la théorie à la pratique. Cela m’a permis de faire mes premières expositions, dont celle de 1994 au Musée d’Art moderne de la ville de Paris.

CF : Christine, tu as suivi le travail de Malachi dès ses débuts, tu l’as exposé, tu as fait acheter certaines de ses œuvres par les institutions françaises. A quoi tient ton intérêt pour son travail ?

Christine Macel (CM) : Lorsque l’on m’évoque le travail de Malachi, je pense au mot « Famille » au sens large. La famille de Malachi a joué un rôle très important pour lui. Son père Michaël Farrell, est un artiste irlandais, que j’ai découvert au FNAC (Fonds national d’art contemporain), lorsque j’y étais conservateur. J’ai découvert aussi que Malachi avait eu une enfance particulière. Il a grandi à la Ruche à Montparnasse, au milieu des artistes, dans les années 70. Ce climat a influencé l’éducation de la famille Farrell. Son frère, Seamus, est également artiste. Son autre frère, appelé communément Docteur L, est producteur du groupe de musique, Les Assassins. Le concept de la famille au sens large s’explique par l’une de ses pièces, achetée pour le FNAC par Ange Leccia.
Cette pièce (I Didn’t Have to be That Way- A Million Ways to Die Choose One) est complètement antithétique par rapport aux travaux de la génération de l’époque qui évoluait dans une lignée conceptuelle. Malachi s’inscrivait au contraire dans une pratique de l’installation, avec une théâtralité spécifique à son travail. Il s’inscrivait aussi dans un concept lié à la culture populaire utilisée telle quelle et non pas tournée en dérision. La pièce se compose d’un socle, d’arbres qui tournent. De grosses cloisons cachent de nombreux objets. Lorsque le public entre dans l’espace, un détecteur de présence enclenche une saynète d’une dizaine de minutes. Les trois arbres figés dans le sol tournent sur eux-mêmes et produisent des sons. Des cloisons expulsent de la fumée artificielle, de la sciure. Cette installation est effroyable à exposer. Elle fait un bruit abominable.

MF : Le bruit vient en fait de vraies machines à couper le bois, meuleuses, scies sauteuses. J’ai pris des objets d’origine pour obtenir le son que je souhaitais. Et il est vrai que la sciure du bois sort violemment du mur. Ces sons, mélangés à l’enregistrement de voix, posent la question de l’aliénation par la nature artificielle, l’industrie, la technologie.

CM : On avait le sentiment d’un grand chantier urbain, avec non pas une critique sociale pointée sur un fait spécifique, mais la démonstration d’une grande violence sonore et visuelle. Mais je reviens ici sur la notion de la famille. Nous avons présenté cette pièce au Magasin de Grenoble, avec l’aide de la société (Jet Lag)montée par Seamus Farrell, avec laquelle Malachi a travaillé et qui a collaboré avec des artistes connus comme Annette Messager, Sophie Calle, et de nombreux artistes de l’Arte Povera. Le travail de Malachi n’aurait pas pu exister ni sans ce soutien technique, sans une expérience « très pratique » de l’art. Ses pièces sont extrêmement complexes. Elles utilisent des technologies inventées par des militaires, pour la surveillance et le contrôle. Cette technologie, associée à un ordinateur programmé par Malachi, a permis de créer un vrai programme avec des possibilités aléatoires, et une interaction avec le public. Malachi a également été influencé par les recherches d’un laboratoire de Los Angeles, basé sur les techniques de survie. Il est donc très intéressant de voir comment il a détourné des recherches technologiques contemporaines qui n’avaient rien  à voir avec l’art.
J’ai été ensuite invitée à une triennale en Slovénie. Malachi y a produit une pièce, Nature Morte, aujourd’hui très connue car montrée depuis dans une dizaine d’expositions, et faisant partie des collections du MACVAL. Cette pièce, inspirée de l’histoire du couple américain Rosenberg, arrêté et exécuté pour avoir révélé des secrets atomiques au gouvernement russe durant la Guerre Froide, ne fait pas référence à une position politique, point important dans le travail de Malachi. Ce n’est pas une œuvre que l’on contemple simplement, mais un environnement que l’on expérimente, dans une temporalité spécifique déclenchée par le spectateur. Cette pièce a connu un très grand succès à la triennale, même auprès d’un public moins familier de l’art. Les feuilles de lauriers présentes dans l’installation symbolisent Julius et Ethel Rosenberg, et font référence à l’Arte Povera.

MF : Les feuilles font fait aussi référence à des dessins datant du Moyen-âge, et représentant les veines des hommes comme des branches d’arbres.  J’ai souhaité ainsi renforcer le côté moyenâgeux de la chaise électrique, présente dans l’installation.

CM : Dans cette pièce, un point très important de l’ordre du théorique : le positionnement esthétique de Malachi qui va au-delà de la question de goût. Il ne produit pas des pièces à la recherche d’un canon de beauté, mais des pièces qui ont une dimension éthique. C’est ce que qu’on appelle un art à « l’état vif ». Cela se révèle par la pratique sociale et humaine que Malachi développe autour de la pièce.
Lors de la production de ses pièces, il emploie, sans le revendiquer ouvertement, des groupes de personnes qui viennent généralement de quartiers difficiles. Malachi semble imprégné naturellement de conscience politique, et d’une absence totale de préjugés quant à l’appartenance à une classe sociale. Cela explique qu’il atteigner un public très divers. Il fait souvent référence en effet aux spectacles de rue, aux arts populaires….
Je tenais enfin à signaler que je vis depuis plus de dix ans avec une pièce de Malachi, Papier Toilette. Elle est très amusante : un rouleau de papier toilette s’enroule et se déroule grâce à un mécanisme. Réalisée à Taiwan, elle soulevait la question du statut de la femme dans ce pays.
Je tiens à évoquer deux pièces que nous avons réalisées ensemble : Bubbles, tout d’abord, produite en 1994 pour Le printemps de Cahors. Malachi était alors étudiant à la Rijksakademie d’Amsterdam. L’installation se trouvait en extérieur dans un canal. Des bulles perçaient la surface de l’eau…

MF : J’avais entendu parler d’une expérience : lorsque les rivières sont polluées, la meilleure façon de sauver les poissons consiste à oxygéner l’eau. Des pompiers plongent d’énormes tubes dans les eaux et envoient de l’air pour l’oxygéner. Cette pièce soulevait la question : peut-on être une œuvre d’art sans que personne ne le sache ? J’ai monté cette pièce en une nuit et observé par la suite la réaction des passants. Ces derniers ont été surpris, se sont demandés ce qui se passait. Des policiers ont cru à des échappements de gaz, et les oiseaux, à la présence de gros poissons. Une grande confusion régnait, alors que je n’envoyais que de l’air. Cette pièce traitait de la notion de risque, et de la notion de catastrophe environnementale.

CM : Installée à l’entrée de Cahors, cette pièce était assez discrète d’un point de vue formel, mais, en réalité, elle était très complexe à installer. Elle nécessitait un bateau pour plonger les tubes au milieu des canaux, des briques, un compresseur à air relié à un ordinateur permettant de provoquer ces bulles…

MF : Je souhaitais également dessiner sur l’eau. Cela semble simple, mais j’ai du réaliser un programme qui provoquait différentes figures : des petites bulles envoyées rapidement faisaient penser à du champagne ; l’envoi de bulles plus espacées dans le temps faisait effet « monstre du Loch Ness ». J’ai ainsi pu répertorier chaque expérience et avancer dans mes recherches pour obtenir plusieurs types d’ambiance, et permettre à chaque fois une nouvelle lecture et de nouvelles visibilités.

CM : Je vais conclure par une pièce très différente plastiquement, acquise par le FNAC en 2000, The Shops are Closed. Cette pièce a une force évidente. Je l’ai vue pour la première fois à Rennes dans un parking. Faire des expositions dans des lieux insolites est d’ailleurs une pratique typique de Malachi. C’est une pièce très minimale par rapport à son travail en général. Elle évoque le corps d’un danseur qui produit un son, qui s’imprègne de la musique. Elle parle du contrôle des corps dirigés par des cerveaux moteurs, tout en faisant référence aux magasins vides en Irlande durant les conflits, mais également à l’assassinat d’Anouar El- Sadate au Caire.

MF : C’est une œuvre totalement acoustique composée de plusieurs programmes. Elle produit elle-même son bruit. Elle joue aussi sur le côté ballet et parade du monde militaire.

CF : Il existe beaucoup de pièces assez importantes appartenant aux collections publiques. Est-ce un choix de ta part, Malachi, cette relation avec les institutions publiques ?

MF : Cela compte beaucoup en effet. J’ai eu la chance d’exposer dès mes débuts au Musée d’Art moderne de la ville de Paris, et d’entrer ainsi très tôt sur un terrain propice à l’adhésion d’un large public, un terrain de liberté, d’expérimentations …qu’elles soient réussies ou ratées. Se mettre en situation de risquer des choses est pour moi très important, car je trouve que nous ne sommes pas assez francs vis-à-vis du public.

CF : Les œuvres de Malachi Farrell appartenant aux institutions, comme par exemple Paparazzi, sont très souvent montrées au public. C’est le but d’institutions  telles que le FNAC et Malachi s’y investit à chaque fois pleinement pour qu’elles fonctionnent correctement.

MF : Je me suis rendu compte qu’il existait une sorte de lien entre l’art et les paparazzis. J’ai commencé à produire cette œuvre en 2000. Lors d’un vernissage, une artiste avait effectué une performance avec des paparazzis. Je n’avais pas apprécié leur attitude. L’idée m’est alors venue de produire une pièce ironisant sur les situations d’exposition. La pièce a été montrée en Corée. L’impact fut magnifique : 200 à 250 personnes de la mairie de Pusan, habillées de la même manière avec une rose à la main, se tenaient sur la moquette rouge face à Paparazzi, comme si elles étaient véritablement photographiées. J’ai ainsi découvert comment ils concevaient la société occidentale. La réponse du public par rapport aux œuvres qui, soit me motive, soit me démotive, importe beaucoup pour moi.

CF : L’œuvre Hooliganisme pourrait être l’occasion d’insister sur l’aspect politique, la position de Malachi par rapport aux problèmes de société (guerre, tortures, violence, pollution…). Mais on peut aussi y voir une relecture de ce que disent et cachent les médias. Hooliganisme aborde notamment la question du spectacle offert par la télévision : non seulement des personnes qui sont allées voir le match de foot ont perdu la vie, mais celui-ci était retransmis à la télévision lorsque les tribunes se sont effondrées. Les organisateurs se sont posé la question : devaient-ils oui ou non arrêter le spectacle ? Ils ont décidé de continuer. Nous sommes donc dans une situation où l’on voit le désir, la violence  prendre le dessus sur la douleur, la souffrance…

MF : Le mot « hooligan » signifie en gaélique  « mauvais comportement », ce qui n’a rien avoir avec le football. Hooliganisme a deux aspects. Les gens y voient d’abord une esthétique marquée par la présence de bouteilles vides. J’ai souhaité poser la question : que devons-nous jeter ou garder pour l’avenir de notre environnement ? La pièce est en dépôt au MAC (Musée d’art contemporain) de Marseille et y est régulièrement exposée. Un jeune, un jour, m’a demandé : « J’adore le foot ! Est-ce que c’est pour ou c’est contre ? » Ce moment de doute m’intéresse. Le mot « doute » est un excellent ingrédient pour mon travail. Une de mes pièces (Fish Flag mourant, 1997), est basée sur une idée simple. Chaque poisson représente un pays. La pollution ne sera jamais une histoire de territoire. Le cauchemar de ce poisson sous perfusion soulève la question de la survie dans ce type d’environnement, ainsi que des questions que nous serons amenés à nous poser demain, et à résoudre.

CF : L’environnement semble être un de tes grands sujets de préoccupation…

MF : Les gens ont tendance à penser qu’il est interdit d’aborder les questions de l’environnement, de l’écologie, lorsque l’on utilise la mécanique ou la technologie. En réalité, les animaux, les insectes, fonctionnement de manière technologique. Les humains quant à eux, n’ont pas encore réussi à fabriquer cela « proprement». J’essaie ainsi, tel un chercheur, de trouver ce lien avec notre environnement. J’établis des signaux d’alarme pour éveiller la sensibilité des gens. Je souhaite, avec des ingrédients d’aujourd’hui, montrer les ambiguïtés et les non-ambigüités, car nous sommes obligés dans notre société de « pousser » les choses au maximum pour qu’elles fonctionnent. Il est nécessaire de montrer tout de suite la « face lourde » de notre société, et d’inciter à prendre une autre direction, même si ce n’est pas la bonne.

CF : Il y a une sorte « d’hystérisassion» des problèmes dans ton travail : le fait de vivre dans un environnement de bruits permanents semble être amplifié. Tes œuvres sont certes basées sur des faits réels, mais tu y ajoutes des éléments fictifs pour rendre véritablement compte de la réalité de la violence. Fais-tu appel à la technologie comme un moyen d’amplification ?

MF : C’est un véritable mode d’expression, un outil pour exprimer les choses…Aliéner, accumuler les sons et les éléments, afin d’inciter le visiteur à venir voir la pièce plusieurs fois pour découvrir de nouveaux éléments, apprécier tous les détails.

CM : Cette pièce a marqué à mon sens, une évolution dans l’utilisation du son, comme un outil à grand spectacle. Cela avait été extrêmement bien réalisé, notamment avec le soutien de Docteur L. Malachi Farrell est l’un des rares artistes à avoir réussi à maîtriser le son à la fois d’un point de vue technique mais également critique et ironique, permettant ainsi une lecture « comique » de la pièce.

CF : La pièce O’ black, représentant un atelier clandestin, a été présentée dans le cadre de l’exposition Dionysiac au Centre Pompidou, dont Christine Macel était commissaire Pourquoi as-tu fait appel, Christine, à Malachi ?

CM : Le sujet de l’exposition s’articulait autour d’artistes qui travaillaient sur la notion de l’excès de flux, le dionysiaque symbolisant différentes formes d’excès. La stratégie de Malachi était de l’ordre du comique : cet atelier clandestin montant et descendant à toute vitesse suggère la dimension anthropomorphique des objets. En contrôlant son installation avec un ordinateur, Malachi maîtrise la temporalité des flux dans leur déroulement. La pièce a été très bien reçue, aussi  bien par le public que par les conservateurs du musée, à tel point que le comité des conservateurs a décidé de l’acheter, la considérant comme une pièce majeure de l’héritage, par exemple, de Pontus Hulten.

MF : J’ai souhaité entrer dans cette exposition avec mon propre langage. La présence de nombreux ateliers clandestins dans le quartier de Beaubourg fait se côtoyer la souffrance et l’art dans un secteur donné. Lorsqu’on se rend compte d’une telle situation, la question est : comment la gérer?

CF : Je souhaiterais vous commenter un extrait de l’Abécédaire du catalogue de Dionysiac dans lequel figure un texte de Malachi Farrell : « J’ai tellement peur des pouvoirs hiérarchisés, répressifs. Dans mon sentiment d’impuissance, je ne peux que m’en inspirer et les transformer, les contrôler pour un instant, avant qu’ils ne se déploient complètement. C’est surtout la résistance imaginaire qui m’intéresse. » Par son discours, je pense que la position de Malachi est fondamentalement différente de celle d’un Thomas Hirschhorn. Les deux artistes se sentent concernés par les questions sociales et politiques, mais la résistance imaginaire, la dimension humoristique, de jeu, dominent dans le travail de Malachi. Thomas Hirschhorn prend au contraire les choses plus au sérieux. Malachi produit une mise en scène théâtrale, ludique. Ni personnage, ni corps réel n’interviennent : des feuillages remplacent les corps sur la chaise électrique de Nature morte. ; des bouteilles se battent dans Hooliganisme. Nous sommes loin de la représentation du réel, ce qui donne de la force à son travail. Il peut en effet dire les choses, sans entrer dans un espace mimétique.
Au CCC de Tours, où a été présentée la première exposition personnelle de l’artiste  depuis son retour des Etats-Unis, Malachi évoquait particulièrement la guerre et la violence de l’armée, en réinventant d’une certaine manière le Monument aux morts, et en utilisant la citation humoristique de genres existants.

MF : A Tours, lorsque le visiteur entrait dans mon espace, il voyait deux bottes qui descendaient du plafond et qui imitaient la marche des trois jours. Métaphoriquement, ces bottes sont « P5 », donc refusent et ratent leurs actions. Le son du morse mélange toutes les époques de guerres : 14-18, 39-45, etc. Puis douze bombes et un Monument aux morts français des guerres 14-18 et 39-45 symbolisent le Général Hartman qui salue ses soldats en leur disant : « Bandes de petits connards, vous allez tous devenir des machines à tuer ! ». Les bombes répondent « Oui chef ! ». Il existe deux possibilités de programmes : la version communiste et la version fasciste. Il existe aussi trois types de marches différentes.
Une plage à New-York, Coney Island, où se trouve une maison de recrutement de l’armée américaine. Il existe une version en inox à Union square, avec des écrans plasma où l’on voit des avions de guerre arriver. J’ai souhaité au contraire montrer l’autre aspect, celui sans argent : aucune pub sur le panneau, des autocollants déchirés par les gens du quartier, une partie du bâtiment arrachée par un véhicule. Lorsque la pièce s’arrête, un marteau frappe sur la porte, pour inciter les gens à entrer dans cette cabine. Différents régiments (comme l’ONU, etc.) se mettent en route, sur une sorte de ballade classique. Lorsque les éléments se mettent en mouvement, un jeu d’ombre occupe tout l’espace.

CM : Dans la dernière salle d’exposition, tu montrais également pour la première fois des dessins légèrement différents de ceux que tu effectuais pour tes projets d’installation.

MF: D’habitude, je ne prends pas le temps de faire autre chose que de fabriquer des machines. J’ai souhaité ici me poser la question : qu’est-ce qu’un artiste ? J’ai donc décidé de sortir du stress de la fabrication, de « visualiser » différemment deux heures par jour. Il en résulte des dessins journalistiques, de différents formats et supports : bois, éléments en 3D…Cette exposition a fait prendre conscience à certains visiteurs de la folie du monde.
Les pièces de Bruce Norman ont une violence assez extraordinaire. Je n’arriverai jamais à son niveau. Je ne veux pas entrer en compétition avec lui, mais m’en inspirer. Chaque artiste doit pouvoir s’inspirer des autres artistes comme il le souhaite. Je ne me considère donc pas comme quelqu’un qui a inventé un esprit mais qui essaie de poursuivre dans la même direction.

CF : Parle-nous maintenant, Malachi, de ta pièce La Gégène….

MF : Cette pièce fait référence aux droits de l’homme : ce sont des questions éthiques qui doivent être considérées de la même manière quelle que soit notre appartenance politique. J’ai rencontré Henri Alleg, torturé pendant trois mois par l’armée française, évadé de prison en 1961, et ennemi public n°1 en France à cette époque. J’ai eu l’honneur d’écouter l’histoire de cette personne. Ça a été pour moi une des journées les plus incroyables de ma vie.

CF : Tu évoques la guerre d’Algérie. Tu es d’origine irlandaise…Nous parlions tout à l’heure d’une espèce de frénésie que tu mets en évidence dans ton travail, cet excès, cette surcharge d’événements qui ont lieu de manière concomitante…N’est-ce pas  une sorte de mise en scène du capitalisme?

MF : J’avais sept ans et me trouvais en Irlande le jour du Sunday, bloody Sunday. Le lendemain, journée de deuil national, la plupart des habitants était habillée en noir, et avait sorti des drapeaux noirs. J’ai été bouleversé et le suis encore aujourd’hui. Loin d’être seulement une histoire de capitalisme, c’est aussi celle de nos sociétés. Je me pose des questions sur la notion de pouvoir. Qu’est-ce prendre le pouvoir ? Tout le monde veut avoir le pouvoir ! Et lorsque je rencontre quelqu’un qui n’est pas intéressé par le pouvoir, je veux savoir de quoi il se nourrit …

CF : Merci Malachi. Nous allons maintenant passer la parole au public.

Une personne du public : J’ai été un peu étonné lorsque vous affirmez, Malachi Farrell, que les droits de l’homme relèvent d’une attitude universelle, qui n’est ni de droite, ni de gauche. S’imaginer que les artistes doivent être à gauche est typiquement français. Vous venez de démontrer justement avec toutes ces œuvres, que votre art est apolitique. Qu’en pensez-vous? L’art est-il politique ?

MF : Je vais rebondir sur une autre question qui se rapproche de la vôtre. Lorsque je suis arrivé au États-Unis, on m’a posé cette question : « Pourquoi en France, les artistes critiquent-ils l’État, alors que celui-ci leur achète des œuvres?». Ayant fait de nombreuses expositions là-bas, j’ai souvent été confronté à cette polémique. Je leur ai finalement répondu que cela relevait d’un choix dans notre parcours. La notion de possibilités est nécessaire, car si la politique devait absolument tout fermer, nous ne pourrions plus rien faire.

CF : La question était « Ton art est-il apolitique ? ». Personnellement, je ne crois pas, car un art politique n’implique absolument pas d’être de gauche ou de droite…

MF : Ma génération a longtemps cru le contraire. Puis, mon point de vue a évolué. Les bagarres politiques entre les artistes étaient d’ailleurs très actives et intéressantes à La Ruche.

Une personne du public : Christine Macel a parlé du fait de vivre avec une pièce de  Malachi Farrell. J’aimerais savoir en quoi, selon Malachi, cette pièce, Le Papier Toilette, fait référence à la femme ?

MF : Cette pièce, exposée à Taiwan, est une chorégraphie de papier toilette rose. La couleur rose n’existe ni à Taiwan, ni en Chine. J’ai souhaité évoquer le féminin, sachant qu’il est interdit là-bas d’avoir plus d’une fille. Je voulais suggérer une idée sans « donner un coup de poing dans la tête.»  «Attaquer» les idées d’une société ayant une culture différente, directement avec notre propre langage et nos codes, reste très agressif. Contrairement à ce que l’on pense,  l’Art contemporain n’est pas encore un code universel. J’essaie donc pour le moment de trouver une autre solution, souvent humoristique, suggérée …

CF : Ce n’est pas une pièce technologique ?

MF : Toutes mes pièces le sont plus ou moins. Celle-ci effectue une chorégraphie dans le sens où le papier s’enroule à des vitesses et séquences différentes. Elle a en quelque sorte sa propre vie….

CM : C’est comme un animal domestique que nous n’avons pas besoin de nourrir. Il faut juste changer le papier tous les cinq à six ans…Cette pièce est typique du travail de Malachi par l’opposition entre une technologie sophistiquée et un aspect esthétiquement pauvre.

MF : C’est un point important dans mon travail : ce n’est pas parce qu’une chose relève de la technique, qu’elle doit être luxueuse.

CM : La chorégraphie de cette installation est aléatoire et se règle en fonction du détecteur de présence qui enregistre un certain nombre de mouvements des personnes dans la pièce. La pièce est très belle, mais génère une sorte de stress : le bruit de la machine est soit lent et doux, soit très saccadé et absolument horrible.

MF : En allant un jour voir une de mes pièces exposée à l’ARC (Musée d’art moderne de la ville de Paris), j’ai rencontré des visiteurs persuadés que la machine fonctionnait par l’introduction de leurs mains dans des trous. C’était évidemment faux mais je n’ai pas souhaité les contredire.

CF : Tes pièces, sans cesse en mouvement, donnent l’impression d’un désordre absolu, alors qu’en réalité, tout est extrêmement calculé. Cela définit réellement ce que nous appelons « le grand art ».

Une personne du public : Vous semblez être très apprécié par les institutions artistiques françaises. Est-ce qu’il en aurait été de même à Dublin ? Auriez-vous envisagé de vivre dans un autre pays que celui dans lequel vous vivez actuellement ?

MF : La France est le pays qui a acquis mes pièces, mais l’Europe et les expositions internationales ont contribué à la continuité de mon travail. Si j’étais resté dans l’hexagone, j’aurais rapidement disparu. En vérité, dans un autre pays, mon travail n’aurait probablement pas pu se faire, tout simplement parce que je n’aurais pas pu acquérir certains matériels comme par exemple en Irlande qui n’est pas aussi industrialisé que la France. Beaucoup de personnes ne se rendent pas compte des possibilités matérielles qui existent en France. Autre chose, contrairement à ce que je pensais, dans certains pays comme les États-Unis, cette forme de langage n’est pas encore considérée comme faisant partir de l’art.

CM : Pour avoir travaillé dans plusieurs institutions, je tiens à préciser que Malachi est en fait apprécié par certaines personnes (minoritaires, d’ailleurs) qui travaillent dans les institutions en question. Mais l’art de Malachi est encore marginal dans le champ de l’art institutionnalisé. Lourdes à gérer, ses œuvres sont présentes dans des institutions, car elles seules peuvent prendre le risque d’investir dans ces installations complexes. Un autre artiste, Paul McCarthy, est également « boudé » par les États-Unis, mais apprécié des institutions françaises. Il existe en fait une tradition en France : celle d’acquérir des pièces en dépit de leur complexité. Par exemple, Beaubourg a récemment acquis une pièce de Michel François, composée de matériaux friables, obligeant ainsi à des protocoles d’entretien compliqués. Les collections des musées ont été très longtemps en décalage par rapport à ce qui se passait à une époque donnée. Nous avons aujourd’hui des représentations tronquées de certains moments de l’histoire de l’art. Mais, désormais, les institutions progressent et particulièrement en France. Si notre pays a de nombreux défauts, il a en revanche ce mérite.

MF : Nous sommes dans un système où l’on demande à des artistes de faire des biennales, d’occuper des espaces de 100 à parfois 1000 m², donc de réaliser des choses parfois humainement impossibles. Cela nécessite alors un travail de préparation très important, et permanent. Cela demande un certain investissement de la part des artistes sans lequel ils ne pourraient jamais répondre à toutes les demandes. Les artistes sont désormais considérés comme des « méga sociétés ».

Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste
Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste
Intervenants

Christine Macel

Date
Horaire
19h00
Adresse
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre
Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste
Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste
Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste
Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste
Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste
Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste
Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste
Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste
Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste
Malachi Farrell. Vue de l'exposition "P5", 30.06.07 - 28.10.07, CCC Tours. courtesy de l'artiste