Évènement

Philippe Durand Yannick Miloux

Jeudi 11 décembre 2008 à 19h

À l’occasion de la première séance de ce nouveau cycle des Entretiens sur l’art placé sous l’intitulé In Situ & In Vivo, l’artiste Philippe Durand évoquera en compagnie de Yannick Miloux, directeur du Frac Limousin et de Pascal Beausse, critique d’art, le théorème poétique qui fonde son investigation visuelle des espaces.

Philippe Durand examine les réalités socio-économiques contemporaines en articulant image et objet. Il pratique un régime de vision flottante, à la recherche d’indices faibles, de signes fragiles et d’écritures anonymes qui disent pourtant les effets sur l’individu et l’environnement des conditions de vie  imposées par l’hypermodernité.

Avec le projet OFFSHORE, exposé actuellement à la galerie Laurent Godin et au Centre photographique d’Île-de-France, après une première étape au Centre de la photographie de Genève, il propose une représentation possible des conséquences concrètes, sociales et territoriales, de l’invisibilité des flux financiers dans leur transit par les paradis fiscaux.

 

BIOGRAPHIES

 

Philippe Durand

www.philippedurand.fr

Depuis le milieu des années 90, Philippe Durand a mis en oeuvre une méthode singulière qui doit autant au flâneur de Walter Benjamin, doué d’une intropathie baudelairienne, qu’aux dérives urbaines des situationnistes et aux jeux de mots de Raymond Hains. Son attitude correspond à celles, hybridées, d’un ethnographe observant le monde industriel contemporain, d’un voyageur explorant l’espace de l’hypermodernité, d’un touriste dont l’objectif ne serait pas de reproduire les images des cartes postales mais de regarder juste à côté, là où le décor se craquelle. À chacune de ses incursions dans le réel, Philippe Durand résiste à la mise en fiction d’un monde qui serait déréalisé par l’artificialisation et l’uniformisation rampantes.
Appartenant à une génération d’artistes travaillant le photographique après les appropriationnistes ou post-photographes des années 80, Philippe Durand fait de ce médium l’outil d’une exploration critique et poétique du monde actuel. Animé par une conscience politique et écologique, il n’oublie pas que l’art consiste à mettre en forme des idées. Ses résolutions formelles ont la charge de véhiculer une pensée du monde. Une pensée que l’on pourrait qualifier, avec Michel Maffesoli, de « caressante ». Une pensée vagabonde tenant compte de la polysémie des réalités sociale et naturelle.

Philippe Durand expose actuellement Offshore au Centre Photographique d’Île-de-France jusqu’au 21 décembre 2008 et à la galerie Laurent Godin jusqu’au 3 janvier 2009.

Yannick Miloux

Yannick Miloux est directeur du FRAC Limousin.

Pascal Beausse

Pascal Beausse est critique d’art. Il enseigne l’histoire de l’art à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Lyon et à l’Ecole Cantonale d’Art de Lausanne. Commissaire d’exposition indépendant, il a récemment présenté Void Has No Exit à Creative Union Hiroshima, The Clearing à la Triennale de Prague, et Leo Fabrizio – Dreamworld à la Salle de bains.

 

Retranscription de l’entretien du 11 décembre 2008

Philippe Durand (PhD) : Offshore est un territoire. Il s’agit de quelques îles dans le nord des Caraïbes. J’ai forgé au départ ce néologisme de poélitique, car je viens plutôt du poétique. J’ai monté ce projet il y a plus de deux ans – et il s’avère être aujourd’hui éclairé d’une actualité nouvelle -, sur le concept des Lettres persanes, c’est-à-dire : regarder une situation objective dans le fonctionnement d’un système social, avec ses règles, et y découvrir des activités parallèles. Dans ce cas, il s’agit des paradis fiscaux. J’ai souhaité parler de ces endroits-là, car moins on en parle, mieux ils se portent.
Le projet au départ contient son échec en lui-même. Partir travailler dans les Caraïbes pour faire des photographies sur les paradis fiscaux et les flux monétaires s’avère justement être perdu d’avance. Que va-t-il donc se construire à partir de cet échec ?
Pour ce projet, j’ai aussi souhaité faire évoluer la question de la typologie, c’est-à-dire remettre en question les relations entre des ensembles d’images complexes. Il existe des sous-ensembles, qui conservent cette typologie, comme Les végétations électriques, et qui m’ont servi à construire la notion de méta-photographie : une photo qui donne à voir une chose et à en ressentir une autre. Il s’agit ici d’un circuit de circulation d’énergie et de communications (fils électriques et téléphoniques), qui peut être remis en question en quelques jours dans un cadre de végétations tropicales si on ne prend pas soin du système ; se pose donc la question du vieillissement physique des objets. Nous sommes dans une société où les objets sont manufacturés en permanence et donc neufs : que deviennent-ils lorsqu’ils commencent à être consommés ?

Pascal Beausse (PB) : C’est très intéressant car nous parlons d’entrée de jeu du sujet : un « lieu » qui n’a pas de lieu propre, et qui fonctionne dans une idée inversée de celle de l’utopie. Le choix de ces chapelets d’îles, qui sont toutes des paradis fiscaux, lieux de transformation et de blanchiment d’argent au niveau mondial, dans le contexte actuel de spéculation financière et d’activités plus ou moins honnêtes. Tu choisis donc ce lieu comme un sujet souffrant d’un déficit de représentation. Nous pouvons l’envisager comme un lieu-limite de notre société mondialisée, où l’économie est globalisée avec tous les effets en chaîne que cela produit. Mais par l’évocation de cette végétation électrique, tu fais le choix de regarder véritablement à côté. Tu constates d’abord qu’il existe un déficit de représentation de cette question de l’invisibilité financière, qui transite par ces boîtes à lettres bancaires domiciliées sur ces îles. Mais en allant sur place, tu fais le constat qu’il n’y a pas rien à voir, mais de la vie, du social. Par contre, la réalité de cette chambre de transformation de l’économie capitalistique mondialisée d’aujourd’hui ne se manifeste pas visiblement; ou simplement avec quelques indices comme les façades des banques. Juxtaposition étrange entre la vie des peuples et l’économie qui transite mais ne rejaillit pas sur leurs conditions de vies. Tu vois bien sûr cela, tu n’évacues pas le sujet. Nous allons voir d’autres images qui manifestent ta recherche non pas sous la forme d’une enquête mais d’indices et manifestations visibles de ce paradoxe économique et financier qui se cristallise dans ces îles. Nous sommes véritablement dans une idée de contre-utopie, à l’opposé de l‘Utopia de Thomas More, où l’on trouve la représentation d’une île à la fois coupée et liée au monde, au sein de laquelle est reproduite une organisation sociale parfaite. Tu constates l’inverse sur toutes ces îles : des conséquences humaines et sociales qui sont à l’opposé d’une vie idyllique et harmonieuse.

PhD : Tu veux dire que la réalité sociale sur ces îles n’échappe pas à la mondialisation ? … (PB approuve).
Certainement. Et si nous revenons à l’étymologie du projet Offshore, « au large », tout est interconnecté : la matière… n’importe quel objet garde une importance fondamentale. Nous sommes face à une somme de matières finies, à un réseau humain également fini notamment dans les sociétés insulaires où tout le monde se connaît. Certains problèmes sociaux sont traités de par leur échelle car tout n’est quand même pas mondialisé.

PB : En regardant cette série de végétations électriques, nous retrouvons un certain nombre de coordonnées concrètes dans la définition plastique de l’image dans ton travail. Ici, avec cette évolution dans le paysage, qui est présentée sous diverses formes dans les lieux d’expositions : sous la forme d’une grande photographie murale, sur la totalité d’une cimaise, nous sommes une fois de plus dans une dimension à la fois métaphorique et très concrète : nous sommes non pas en présence de la montagne Sainte-Victoire mais d’un territoire. Ce paysage plutôt aimable devient une marchandise lorsque nous nous approchons de l’image et que nous pouvons lire la pancarte : « à vendre ».

PhD: C’est l’un des axes un peu plus anciens que j’ai développé : la notion de photographie à lire. En utilisant les yeux de deux manières : pour voir et pour lire. Je continue à combiner ces deux régimes de regard. Chaque indice perturbateur apparaît sur un paysage d’une structure parfaitement classique.

Yannick Miloux (YM): C’est seulement l’échelle du mural qui permet de restituer cela.

PhD : Tout à fait.

PB : Yannick, tu connais le travail de Philippe depuis ses débuts et notamment à travers cette importance de la chose écrite, de la présence du mot…

YM : La présence du mot, mais aussi le souci récurrent d’une mise en forme particulière des images.

PB : Cette pauvreté et cette richesse à la fois d’une image vernaculaire, qui n’appartient pas à la culture haute, qui fait écran, qui vient s’inscrire dans un véhicule, et plastiquement, en surimpression, sur un chantier. Nous avons ici le sentiment, non pas que ton travail se répète, mais de retrouver à chaque fois un objet de fascination et qui se manifeste dès tes premiers travaux.

YM : Avec Les choses modernes par exemple, par la présence des voitures qui montrent la ville du point de vue de l’automobiliste à l’arrêt.

PhD : Nous revenons ici aux situationnistes et à l’urbanisme unitaire, c’est-à-dire à une pensée de l’urbanisme à travers la disparition de l’automobile. Il y a quinze ans, la ville s’est complètement métamorphosée, en incluant l’automobile comme une partie du paysage urbain. C’est ce que montre cette image. Nous avons l’impression qu’il y une interaction entre la gravière à l’arrière-plan et l’image générée dans le pare-brise au premier plan. Je donne ici une lecture possible, mais je considère qu’il est très important de laisser des chemins d’entrée dans les œuvres. Il existe plusieurs points de vue possibles. Je souhaite faire des travaux qui ne soient pas autoritaires. A partir du moment où mon interlocuteur est curieux, je suis ouvert au dialogue, et il va pouvoir trouver son propre positionnement.

PB : Cela signifie que tu cherches à qualifier la position du spectateur ?

PhD : C’est une question très intéressante car la place d’un spectateur relève souvent de la notion de spectacle et de spectaculaire. J’essaie de déconstruire cette notion de spectaculaire. Plus on la démonte, plus on laisse de place à celui qui regarde.

PB : Nous avons parlé à plusieurs reprises de la spectacularisation du réel, ou de cet enregistrement que tu produis dans certains de tes travaux : une mise en situation de l’usager de l’espace public, de l’espace du citoyen, comme agissant dans un processus d’autoreprésentation de soi-même sur ce que les micro-sociologues ont décrit comme une scène : la rue, dans laquelle existent de multiples interactions, une dimension d’acteur pour le citoyen qui joue un rôle. Cela me rappelle cette installation vidéo, constituée d’une photographie murale animée par une vidéo, produite à Nice sur la Promenade des Anglais et qui est une mise en abîme d’une image qui nous place face à des individus assis dans la rue…

YM : Et qui regardent la mer. Effectivement, nous voyons des personnes assises qui regardent un spectacle sans doute exceptionnel, avec lequel il est probablement difficile de rivaliser. Philippe a saisi pour nous cette dimension spectaculaire, organisée et urbanisée. Une vidéo sur cette image est diffusée par intermittence, et montre le même point de vue avec un léger décalage : la fluidité, les gens qui passent d’un côté ou de l’autre, qui font du vélo, qui poussent les poussettes, qui vont s’asseoir, qui repartent… c’est une tranche de vie mais par intermittence.

PhD : Il s’agit d’une impression numérique de 2,50 m par 3,50 m, qui va servir d’écran « préparé ». La zone centrale de cette image sert à la vidéo-projection. Les mécanismes de perception restent l’enjeu de la pièce. Que voit-on ? Que croit-on voir ?

YM : Nous faisons véritablement un aller-retour : pour bien comprendre le fonctionnement de cette œuvre, je pense volontiers à une boîte à musique qui tourne pendant un moment et qu’il faut sans cesse remonter dès qu’elle s’arrête, sauf qu’il s’agit ici d’images.

PhD : Il s’agit donc d’un collage entre une vidéo et une image numérique.

PB : Tu parles d’images de basse intensité, où ce qui est montré comme un spectacle n’est pas reconnu comme spectaculaire. Tu n’es pas dans la recherche d’une image déceptive mais au contraire, dans cet équilibre où tu joues sur cet aspect potentiellement spectaculaire de l’image projetée dans l’image, qui n’est pas spectaculaire à la base : la vie quotidienne.
Parlons de ce que l’on pourrait appeler un théorème poétique dans ton travail. Tu as déjà annoncé ce néologisme du poélitique. De ton regard produisant cet alliage entre le politique et le poétique. J’aimerais aborder ce thème avec Les végétations électriques. Nous voyons d’entrée de jeu le souci écologique de tes images, de ton regard sur le monde à travers des filtres écologiques. Cette image que nous regardons en ce moment n’est pas le constat d’un dépotoir ou d’une poubelle en devenir.

PhD : C’est en fait le rapport nature-culture, le différentiel de vitesse entre les objets que l’on produit et un contexte naturel. Par exemple, j’étais fasciné quand j’étais plus jeune par la pyrite. En forme de cubes, ces pierres s’emboîtent les unes sur les autres. Elles mettent des milliers d’années à sortir, ne serait-ce que d’un millimètre. La différence de vitesse entre notre courte vie et ces cailloux m’a bouleversé. Et pour revenir au poélitique, je rejoins l’idée de Basarab Nicolescu, selon laquelle la forme poétique est plus à même de transmettre des idées et des concepts dans toute sa complexité. Cette dualité politique/philosophique est exprimée par un mathématicien, ce qui signifie qu’il y aurait une efficience de la forme poétique. Je m’y retrouve assez bien.

PB : Yannick, avec la dimension écologique de ce théorème poétique, nous pouvons parler du mot « trouvé ».

YM : Exactement, et c’est pour cela que le travail de Philippe a sans doute beaucoup à voir avec celui de Raymond Hains. Ils partagent tous les deux cette quête des signes et des choses toutes trouvées qu’il suffit d’aller ramasser, recueillir. Mais Philippe, lorsque tu parlais tout à l’heure de l’origine même de ton projet aux Caraïbes, tu disais que tu étais parti d’un néologisme. Je crois que c’est une méthode de travailler qui t’est assez particulière. Tu n’as pas peur de la littéralité, du jeu avec les mots, des rencontres fortuites et hasardeuses, des chocs que les mots peuvent produire. Comme dans tes images, où des concepts contradictoires sont mis en évidence car tu as su les cadrer, les mettre en valeur, leur donner une forme concrète et les recueillir pour nous.

PhD : La photographie à lire et son prolongement a été une sorte de fonctionnalisation de la photographie : l’édition de boîtes aux lettres par exemple avec la forme murale et la forme des boîtes, comme si tout ceci fonctionnait comme un ensemble. C’est effectivement la combinaison du lire et du voir qui font que les images apparaissent de cette manière. Nous finissons par voir toute notre histoire du langage.

PB : Et de la reconnaissance visuelle. Il y a un exercice du regard qui est particulier dans ton travail. Je pensais en t’écoutant à Hans Peter Feldmann, artiste, archiviste et grand collectionneur d’images qui a intitulé un de ses très nombreux livres Voyeur. Je ne te qualifierais pas de voyeur mais de scoptophile, en utilisant ce terme dans sa signification littérale de l’amour de l’observation. C’est le plaisir de l’exercice du regard qui qualifie bon nombre de tes images et qui anime par la suite leur production et leur mise en forme. Ce n’est pas forcement celui de la compulsion visuelle, puisque dans Offshore tout est au contraire très sélectionné. Il y a cette concentration du regard et cette recherche de ce que tu peux attraper entre deux instants, dans le flux du continuum de la vie quotidienne.

PhD : Je vous montre des vues murales d’exposition : ici le projet au centre de la Photographie à Genève. Il s’agit d’un usage, du rapport que l’on a avec une image dans le métro. La taille de l’image et le ressenti ne sont pas comparables avec la production d’une pièce traditionnelle en photographie. Donc j’utilise les muraux pour leur dialogue, pour leur interrelation entre l’image et l’architecture du lieu qui cadre l’image. Au château des Adhémar à Montélimar, nous pouvons retrouver le panneau publicitaire à son échelle réelle. La question du panneau publicitaire, du billboard, est récurrente dans mon travail. Avez-vous déjà fait l’expérience d’une ville sans panneau publicitaire ? On se rend compte que cela laisse énormément de place à la poésie, aux états d’âme. On ne se rend pas compte à quel point cet état-là peut nous influencer. Pour un projet non réalisé, en réponse à l’invitation à participer à l’événement Nuit blanche à Paris, j’avais envisagé de travailler dans une station de métro, à une interconnexion entre deux lignes, dans les couloirs et sur les quais, en remplaçant toutes les images de cette zone par des vues de peintures rupestres superposées à des graffitis de la Vallée des Merveilles au-dessus de Nice, afin de retrouver la sensation d’être dans une grotte et de proposer des images « non-intrusives ».

PB : Pour produire un effet de réel, comme avec tes grandes images qui prennent toute l’échelle de la cimaise dans l’espace d’exposition. Je pense à un précurseur de cette pensée de l’autorité de l’image publicitaire, J.G. Ballard, un des plus grands écrivains vivants à mes yeux, qui dans La foire aux atrocités décrivait l’image publicitaire comme un lieu d’extrême violence visuelle et symbolique au quotidien, par ces grands visages et corps parfaits de stars et mannequins surplombant un citoyen considéré uniquement comme consommateur et s’imposant à lui comme des modèles de représentation et de conformation.

PhD : Nous sommes là au cœur de mon travail : l’espace public. Est-ce que l’espace public peut exister sans qu’il y ait un sens commun ? Car nous sommes constituants de l’espace public. Et si l’espace commun est absent, c’est l’attention à l’autre qui manque. Ici est mise en dialectique la notion de l’espace public, c’est-à-dire les personnes, avec leurs traces. Comment cet espace-là va-t-il fonctionner et survivre ?

PB : Cet ensemble de travaux photographiques réalisés au Liban, à Beyrouth entre deux guerres, où l’on voit tous ces supports publicitaires délaissés, s’inscrit peut-être dans une complicité à distance historique avec Jacques Villeglé et les artistes du Nouveau Réalisme. Tu fais le constat du résidu de la publicité, du déchet de l’activité communicationnelle, et de la possibilité d’y trouver par fouille visuelle une peinture ready-made, une abstraction.

PhD : Il est clair que l’axe Situationnistes-Lettristes-Affichistes a été extraordinaire dans les avant-gardes des
années 50-60. Mes Phenician Bilboards dressent un portrait en creux de la société libanaise : des réseaux de panneaux qui vont correspondre aux réseaux de population ; de la machine à laver, à la bouteille de vodka. Il s’agit de générer un projet spécifique par rapport à un lieu donné, qui soit à l’image du monde, c’est-à-dire des communautés qui ont du mal à vivre entre elles mais qui y sont obligées. C’est aussi traiter d’un autre sujet, qui est celui de la colonisation de l’espace public par les panneaux d’affichage. J’ai discuté avec des personnes qui étaient présentes durant la guerre, qui s’est terminée en 1991, et de l’immédiate après-guerre pour comprendre comment ces panneaux étaient revenus. On voit au départ des panneaux de bois qui s’agrandissent au fur et à mesure. Un autre mural, que j’ai réalisé pour l’exposition Racailles à la galerie LH, donnait l’impression d’être à l’échelle 1. Il s’agissait d’apporter un mur dans un espace d’art avec sa volumétrie, puisqu’il y a deux angles, et de le confronter à cette toute petite part d’expression dans l’espace public : « Vive l’Afrique », qui paraît plus enthousiaste et en décalage avec les graffitis exposés à côté.

PB : Je me permets de citer un passage tiré de l’ouvrage de Jacques Rancière, Le partage du sensible – Esthétique et politique, et qui semble s’articuler avec ce que tu cherches à montrer, concernant cet intérêt de l’artiste pour l’anonyme et l’enregistrement qu’il peut faire de l’anonymat comme un sujet d’art à part entière : « Passer des grands événements, des personnages à la vie des anonymes, trouver les synonymes d’un temps, d’une société ou d’une civilisation dans des détails infimes de la vie ordinaire, expliquer la surface par les couches souterraines, et reconstituer des mondes à partir de leurs vestiges, ce programme est littéraire avant d’être scientifique. » Et si je puis me permettre, tu serais toi même un photographe littéraire ; un rôle que se donne l’artiste en tout temps : celui d’être un témoin actif de son temps et d’en proposer un autre portrait.

YM : Je partage cette idée. Nous avons insisté sur l’idée que ces images sont à voir et à lire. Je connais depuis longtemps le travail de Philippe, mais je reste toujours surpris par ses nouveaux projets. Il m’emmène dans des méandres absolument insoupçonnés, mais je commence à présent à avoir des points de repères : des récurrences, des motifs qui reviennent comme la voiture, le rapport entre la culture et la nature, etc. Mais je ne sais finalement pas comment prendra forme ton prochain projet.

PhD : Moi non plus ! Lorsque l’on fonctionne avec des projets à des vitesses différentes, certains peuvent être très rapides, réalisés en une demi-journée, ou moins, et d’autres sont de plus longue haleine comme Offshore
Voici un mural exécuté à Sète en début d’année, avec de nouveau cette question du rapport d’échelle. C’était une exposition qui portait sur la question du design. J’ai souhaité souligner le fait que le design ne commence pas avec « le joli cendrier posé sur la table » mais dès le moment où l’on est dans une maison. La présence du container embellissait la lecture sur la question de la masse d’une matière finie dans un domaine insulaire et qui se transforme en habitation.

PB : Le container est le véhicule de l’activité capitaliste. Pour reprendre l’idée de Allan Sekula, c’est le « cercueil de la main-d’œuvre absente » car on ne sait pas ce qu’il contient, ni les dizaines d’autres milliers qui circulent à la surface de nos océans et qui délocalisent l’activité économique au fur et à mesure des déplacements de capitaux et des intérêts financiers. Cette activité trouve toujours le moyen de faire travailler les pauvres à moindre coût tout en leur laissant croire qu’ils sont chanceux de gagner ainsi leur vie. Et nous sommes ici devant un container transformé en une cabane, un habitat premier, de survie… comme la conséquence de cette exploitation.

YM : A chaque fois que j’ai pu être confronté au travail de Philippe, j’ai toujours eu le sentiment de voir quelque chose que je n’avais jamais vu, d’avoir une leçon de vision et puis tout d’un coup, sortant d’une visite d’atelier, ou d’une exposition, j’avais l’impression que mon regard sur le monde extérieur avait tout d’un coup changé J’ai l’impression que tu m’aides à voir le monde et cela me plaît.

PhD : Je trouve cette réflexion très sympathique car nous avons tous sous les yeux le référent commun des grands travaux, ce qui relève de la photographie démocratique. C’est juste une question de ralentissement du regard.

Thierry Geoffroy : J’ai l’impression que Philippe Durand travaille avec un manuscrit, que les images qu’il rencontre ne sont pas captées par hasard, qu’un scénario a été écrit auparavant, du moins pour le travail que je connais, Offshore. Tout semble être un projet construit : le lieu, les fils… comme la mise en scène d’un crime.

PhD : Pour Les végétations électriques, j’ai eu l’idée du « crime » mais sur place : s’il y a eu un scénario avant, c’est un peu à la manière de Godard car ce qui est finalement tourné n’a plus rien à voir avec le scénario. Le réel est tellement toujours « plus » que ce que je projette. Je suis à chaque fois obligé de faire des projets pour avoir des acteurs, des interlocuteurs, mais lorsque j’arrive sur place, je modifie fondamentalement les paramètres. Il est vrai qu’il existe un séquençage, qui se retrouve dans la vidéo, et que j’ai appelé « une structure en lasagne », c’est-à-dire : yacht/banque/golf/espace public. C’est un concept philosophique important, avec des sous-ensembles qui se développent ou qui meurent d’eux-mêmes. Ce système me fait penser à l’exemple des clés que l’on perd chez soi. C’est lorsqu’on arrête de les chercher qu’on les trouve. Il est donc important de chercher plusieurs choses à la fois pour en trouver une.

En tous les cas, merci beaucoup de votre attention et de votre patience. Merci à vous.

PB : Merci.

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Intervenants

Yannick Miloux

Date
Horaire
19h00
Adresse
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre
Philippe Durand, "For sale", 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "For sale", 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Boîtes à lettres" , 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Boîtes à lettres" , 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Lierre Honda", 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Lierre Honda", 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Stanford Bank", 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Stanford Bank", 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Container", 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Container", 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Végétations électriques #05", 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Végétations électriques #05", 2007, photographie, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Promenade", 2000, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin
Philippe Durand, "Promenade", 2000, courtesy de l'artiste et galerie Laurent Godin