Nina Childress Lobody noves me
L’actrice suédoise Britt Ekland, sex symbol, James Bond girl, mariée en 1964 à Peter Sellers, puis compagne de Rod Stewart à qui elle fut présentée par Joan Collins, fut l’une des célébrités les plus photographiées durant les années soixante-dix. Auteur du précis de beauté et de fitness Sensual Beauty: And How to Achieve It (1984), dont le visage fut, à la cinquantaine, remarquablement altéré par la chirurgie esthétique, elle est un personnage que Nina Childress a peint de manière itérative. C’est elle qui figure sur le carton de son exposition intitulée « Lobody Noves Me » à la Fondation d’Entreprise Ricard. Si l’on veut faire « parler la peinture », il y a par conséquent matière à envisager tout un tas de choses, avec Britt Ekland comme avec le panthéon de personnages qui peuplent l’œuvre de Nina Childress : des personnages ayant fait image, souvent des figures de la musique – Cher, Karen Chéryl, Kate Bush, France Gall – si tant est que cette liste ait un sens. Ce sont des visages familiers qui invitent à toutes sortes de récits, de réflexions, de considérations, des bombes narratives cependant pas nécessairement vouées à l’explosion. Childress, que les évidences ennuient manifestement, ne tarde en effet jamais à expliquer : « En ce qui me concerne, je n’ai pas vocation à faire une peinture universelle, sublime, essentielle, intelligente, donc il ne me reste que la liberté de faire ce dont j’ai envie : cela veut dire parfois peindre n’importe quoi n’importe comment[1]. » et « On peut peindre n’importe quoi et j’aurais même tendance à penser qu’il vaut mieux peindre n’importe quoi si l’on veut que la peinture reste un peu excitante.» On comprend que le sujet ne doit pas excéder sa position d’« arrière-plan » et on comprend aussi, sans doute, une fatigue à voir la peinture (et avec elles tous les autres mediums) aujourd’hui si souvent réduite à son sujet, à ses significations immédiates, à ses messages bienveillants. Il ne faut pas compter sur Nina pour suivre cette route : « La politique, la sociologie, le féminisme, l’érotisme, sont des sujets qui a priori ne m’intéressent pas… et je ne suis pas près d’utiliser des écrans LCD. » Elle se définit elle-même comme « artiste peintre » – un terme volontairement désuet qui dit avant tout le refus catégorique de céder aux sirènes de l’époque – bon, il n’y aura pas d’écrans LCD. S’il doit y avoir un sujet à sa peinture, c’est la peinture elle-même – évidemment.
Ce « sujet », Childress le connaît plutôt bien, en tous cas elle a eu le temps de se familiariser avec son histoire, ses techniques, ses ruses et ses mutations depuis que, au début des années quatre-vingt, elle a commencé à peindre. « Il y avait ma grand-mère paternelle, du coté américain, Doris Childress. Une peintre amateure qui lorsqu’elle arrivait chez nous pouvait foncer acheter un châssis et des couleurs pour donner bonne mine à un mur qu’elle trouvait trop blanc. De l’autre coté, il y avait le troisième mari de ma grand-mère française, Georges Breuil, un peintre abstrait sans concession qui exposait en 1961 devant les usines de Renault à Billancourt. J’ai toujours été prise entre ces deux conceptions de la peinture[2]. » Entre la déco et l’avant-garde (c’est-à-dire à l’endroit exact de l’art d’aujourd’hui) : tiraillement dont la trace se manifeste de façon littérale dans son œuvre tandis que d’une même image, Nina réalise deux versions qu’elle dit « Good » et « Bad » – la « Good » généralement hyperréaliste et flatteuse, la « Bad » plus volontiers expérimentale et grinçante. L’une servant de contrefeu à l’autre, éteignant ensemble, la question du style, ou plutôt la prenant à son propre piège. Il ne s’agit pas pour elle d’avoir tous les styles mais de convoquer tel ou tel dans l’intérêt de la peinture qu’elle envisage. Les « Bad » offrent souvent plus de complexité stylistique – les fond instruits de l’expressionnisme abstrait américain, les personnages plus « pop » ou « Bad Painting » (justement) et, à l’occasion, quelques stratégies picturales empruntées à Bernard Buffet. Difficile de ne pas penser à ce dernier face à la « reprise » par Nina Childress de la toile clé du Réalisme de Courbet, Enterrement comprenant un groupe de personnage la tête recouverte de sacs plastiques – non pas un message écologique mais une évocation de la façon dont le peintre se donna la mort. A moins qu’ils ne sniffent de la colle parce qu’avec Childress le sujet de la toile aussi est soumis à ce grand écart. Exercice qu’elle s’inflige volontiers dans ses nombreux autoportraits : Autoportrait au slip sur la tête ou Autoportrait avec la chevelure de Simone de Beauvoir, Autoportrait au pince-nez : il y a peu de limites qu’elle impose à sa fantaisie.
Nous ne savons pas bien ce que vont devenir les images à l’heure où nous pouvons, à une échelle domestique, les fabriquer de toute pièce, les « corriger », les éloigner de la réalité, les reproduire et les diffuser. Une grande partie de la peinture contemporaine s’interroge sur le devenir de la peinture à l’heure de ces images, en utilisant précisément les techniques et stratégies qui permettent l’apparition de ces images. Nina Childress procède de manière exactement inverse, en faisant confiance à la peinture pour trouver à la peinture une place contemporaine auprès de ces images.
Eric Troncy
[1] Interview Yannick Miloux, in Childress, Nina, Tableaux, édition Galerie Bernard Jordan, 2008
[2] Claire Moulène, « Une artiste peut en cacher une autre », Les Inrockuptibles, 18 février 2015.
Photo: Nina Childress, BE(07) (fourrure), 2016. 100 x 81 cm. Huile sur toile. Courtesy de l’artiste et Galerie Bernard Jordan (Paris / Zurich) © Aurélien Mole / ©ADAGP, Paris, 2020.