S’inspirer, respirer Faut-il sauver la psychanalyse ?
Avec Catherine Perret, Hervé Mazurel et Florent Gabarron-Garcia
Animé par Jean-Marie Durand
Grande révolution cognitive du XXe siècle, la psychanalyse a largement perdu de son aura sociale et de son prestige intellectuel, en dépit de la généralisation de ses concepts-clé dans les discussions ordinaires. Concurrencée par les neurosciences et la psychologie cognitive, négligée par les départements de l’université, elle défend de plus en plus des positions réactionnaires contre le féminisme, l’antiracisme, les mouvements sociaux, la pensée décoloniale… De telle sorte que la psychanalyse forme aujourd’hui un discours qui s’oppose à l’égalité politique concrète.
Comment la psychanalyse, opposée à la conquête de nouveaux droits, pessimiste culturellement, peut-elle donc faire « rêver » à nouveau les névrosés de la terre, œuvrer à de nouvelles formes d’émancipation populaire et sortir de son rétrécissement identitaire et politique ?
Pour enrayer son déclin, la psychanalyse ne devrait-elle pas d’abord s’ouvrir aux sciences sociales, pour cesser de survaloriser l’individu, s’intéresser enfin au collectif, reconnaître que les pathologies contemporaines sont en partie liées aux transformations de la société dans son ensemble ? C’est l’hypothèse que fait l’historien Hervé Mazurel dans son livre, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire (La Découverte), critique appuyée du déni par les psychanalystes de la temporalité historique. Notre psychisme inconscient se transforme à travers le temps, à mesure que changent nos mœurs, nos rapports à la sexualité, à l’intime, à la mort. Acte manqué, complexe d’Œdipe, refoulement et surmoi, névroses et psychoses : ces notions essentielles ne peuvent être posées comme invariables, et doivent s’inscrire dans un cadre historique. Nos désirs, nos émotions, nos fantasmes et nos tabous ont un passé ; nos surmoi comme nos névroses portent l’empreinte de notre environnement social et de notre histoire collective. Considérer qu’on aurait affaire, à des siècles de distance, aux mêmes sentiments, aux mêmes conflits et troubles psychiques est un leurre. Le défi de la psychanalyse est donc d’apprendre à articuler la psyché au social-historique. Autrement dit, de « savoir relier l’intériorité d’une économie psychique individuelle à l’extériorité des normes sociales de comportement et de sensibilité ».
Défendre la psychanalyse aujourd’hui, c’est aussi ne pas enterrer tout un pan lumineux de son histoire interne. Un héritage précieux, mettant la psychanalyse au cœur des luttes d’émancipation, est salué par Florent Gabarron-Garcia, dans son livre Histoire populaire de la psychanalyse (La Fabrique). L’auteur, psychanalyste lui-même, célèbre la manière dont Freud accueillit avec enthousiasme la révolution de 1917, celle dont Wilhelm Reich combattit la prétendue neutralité politique de la discipline, mais insiste aussi sur le renouveau d’une psychanalyse révolutionnaire dans l’Allemagne des années 1960, ou encore sur le travail de François Tosquelles, Jean Oury et Fernand Deligny en France. A partir de ces quelques cas exemplaires, se dessine une autre histoire de la psychanalyse, en proie aux possibles. « Cette possibilité pour le sujet de reprendre son destin en main, de frayer des voies pour donner droit à son désir et sortir de sa minoration » ; telle est la vraie promesse de la psychanalyse, qui a prouvé dans son histoire tourmentée qu’elle avait des ressources pour y parvenir.
Fernand Deligny, analyse Catherine Perret dans son livre Le Tacite, l’humain, participa de manière singulière à cette histoire émancipatrice de la psychiatrie, de 1947 à 1967. En défendant la protection de l’enfance et de tous ceux que la société rejetait – les autistes, les délinquants, les irrécupérables… -, Deligny refusa tout traitement déterministe, persuadé que la normalité n’est qu’un jugement de valeur. Une démarche qui mérite aujourd’hui d’être saluée et repensée.
A partir de ces trois réflexions, théoriques et historiques, qui saluent un héritage fécond dans l’histoire de la psychanalyse en même temps qu’elles pointent ses angles morts, nous chercherons à déplacer la psychanalyse, à la re-situer dans une longue séquence au sein de laquelle tant d’expériences peuvent encore nous aider à affronter la folie. A re-politiser une discipline dont notre civilisation en crise a tant besoin.
Hervé Mazurel, historien, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire (La Découverte)
Florent Gabarron-Garcia, psychanalyste, Histoire populaire de la psychanalyse (La Fabrique)
Catherine Perret, philosophe, Le tacite, l’humain, anthropologie politique de Fernand Deligny (Seuil)