L'écrivain et le politique
A l’ordre du jour: les rapports de la littérature avec la politique. L’engagement est-il encore de mise pour les écrivains? La politique s’impose-t-elle à eux plutôt comme un spectacle? Reste-t-elle un sujet ou suscite-t-elle plutôt l’indifférence? Plus profondément, la politique a-t-elle un avenir en littérature?
Michel Maffesoli présente Denis Tillinac, « esprit libre et libre penseur » en notant que nombre de ses écrits, tant les romans que les essais, sont emprunts de rumination. Terme non péjoratif dans sa bouche car il y a toujours un retour et une forme d’avancée dans ce type de pensée. On note une conscience hérétique. Tillinac fréquente tous les milieux, anarchistes, trotskistes, situationnistes. Il aime voir « derrière la tapisserie ». La vérité n’est pas dans la ligne droite mais dans ce qui est courbe. Il n’aime pas le pouvoir. C’est un écrivain ambivalent, postmoderne selon Michel Maffesoli. Il y a une fascination pour Chateaubriand, dans le même temps une fascination pour l’événement et une distance, un écart permettant une méditation tragique. Pour Tillinac, les vrais acteurs sont les idées qui altèrent en profondeur la sociologie d’un peuple. Il y a donc un lien entre la politique et le mystique. Cette ambivalence se retrouve à droite, camp politique qui ne s’intéresse pas aux intellectuels. Mais de façon générale, est-ce que les idées intéressent la Droite ? Il cite Tillinac « le soir de la victoire de Chirac j’ai eu l’impression que le meilleur était en train de se conjuguer au passé ». Et Maffesoli de finir par cette question : en politique, le destin de l’intellectuel, de l’écrivain n’est -il pas d’être toujours cocu ? Car la gauche et la droite ont perdu ce lien entre la mystique et le politique. Reste la fidélité, qui a peu à voir avec la raison.
Nicolas Domenach précise que Tillinac est un auteur gourmand qui fait partager ce qu’il aime dans ses livres. Domenach ne comprend pourtant pas la perception « tillinacienne » d’une domination des intellectuels de gauche. Pour le journaliste de Marianne, ils ont disparu depuis longtemps, appartiennent au passé. Les intellectuels actuels ne sont que des derviches tourneurs, attachés à leur ego comme des chèvres autour de leur piquet. Rien à voir avec les intérêts passés pour la solidarité ou la condition prolétarienne. Ses amis Hervé Gaymard et Dominique de Villepin publient en même temps le même genre de texte comprenant un appel à la patrie et au sursaut, à l’insurrection de l’esprit. Et on retrouve dans ces 3 ouvrages les mêmes attaques contre le modernisme, la politique spectacle, en fait contre Nicolas Sarkozy. Tillinac selon Domenach critique la politique de proximité, de gestion, qui manquerait de souffle et de vision. Une politique incapable d’acquérir l’altitude indispensable à l’obtention d’une vision panoramique. Et peut-être faut-il voir dans son attachement à Chirac, une nostalgie de Tillinac pour sa jeunesse. L’écrivain politique en général a besoin de maintenir une grandeur à son héros, or, parce que ce dernier est un politique et donc dans l’organisation et le compromis, il ne peut pas forcément garder aisément son statut.
Tillinac revient sur sa jeunesse et ce paradoxe auquel il dut faire face durant cette période : avoir une envie de politique, qui était alors du point de vue intellectuel centrée sur les valeurs de gauche. Gauches avec lesquelles il ne se sentait pas en empathie. Son seul modèle politique fut le Général De Gaulle. Mais alors quelle ne fut pas sa difficulté lorsque que ce héros disparaît en 1970. Il aurait aimé aller dans la jungle avec Régis Debray, combattre le mal avec un fusil et pour une cause. Mais cette cause, il n’y croyait pas. Son drame intellectuel entre 20 et 30 ans fut de ne pas être marxiste à rebours de sa génération. Il eut conscience d’être un infirme de l’action puisque les causes mobilisatrices de la période ne lui convenaient pas. Il s’est replié sur la poésie. Dans une démocratie apaisée comme la France, la politique n’est pas excitante, ni romantique, ni littéraire, juste de la gestion. La seule ambition que doit avoir un politique, c’est de faire que la Société vive sans trop s’entredéchirer, que les plus faibles ne soient pas trop matraqués par les rapaces. Le politique ne doit pas prétendre à plus ou à autre chose. Quand le politique investit dans son action sa soif d’absolu, cela donne des tensions vers les totalitarismes. En tant que journaliste localier en Corrèze, il a observé cette politique sur le terrain. Ces politiques locaux sont nécessaires, ne sont pas méprisables, ils sont dévoués, moins pourris et moins bêtes qu’on le dit, sauf en période électorale. Mais en même temps dans ces moments, il y a un peu plus de vie et il a pu d’ailleurs s’y investir un peu grâce à sa rencontre et à son amitié avec Chirac. Cet homme, ce techno-pompidolien arrivait à émouvoir la salle, à faire passer du sentiment. C’est peut-être cela le politique, la composition entre une gestion aux pouvoirs forcément limités dans une démocratie libérale apaisée et une capacité à engendrer de l’enthousiasme. Dans une campagne électorale, il y a un peu du match de rugby. On se tape dessus pendant 90 mn puis après il y a la 3e mi-temps et l’on se réconcilie. Il n’y a pas d’ennemis, juste des adversaires d’un moment. Tillinac ne se veut pas politiquement hémiplégique, il précise qu’il a plus de respect pour Jacques Delors que pour la plupart des actuels ministres du gouvernement Raffarin.
Un écrivain ne pèse rien à l’intérieur du système politique. De façon générale, on ne pèse rien à l’intérieur des systèmes. Un écrivain doit toujours être un dissident, même dans son camp. Écrire, c’est toujours dire aussi son insatisfaction, partielle ou pas. Tillinac estime avoir été victime de cette illusion de l’écrivain qui, du Voltaire de l’Affaire Callas au Sartre Billancourt, s’estimait capable d’avoir une parole audible et écoutée. Selon lui, il n’y a pas asymétrie de la gauche et de la droite. Il y a une vision politique dogmatique de la Gauche, développée à partir des Lumières et des hérésies, des réactions par rapport à ce flux principal, qui sont les droites, des droites, plus ou moins ponctuelles qui peuvent être d’ailleurs après absorbées par la gauche mais il n’y a pas d’homothéties. La gauche a des héros. La droite a des personnages inclassables.
Maintenant la nature même du politique a changé. L’adéquation entre un territoire, une population, un chef qui valait de la protohistoire jusqu’à la fin des années 1970 n’est plus. Les enjeux capitaux qui conditionnent l’humanité sont désormais les questions écologiques que l’ancienne perception du politique ne peut plus gérer. Tillinac a la nostalgie de la nature précédente du politique. Il regrette, tout en la reconnaissant, cette transfiguration. Autre facteur : la disparition des classes moyennes, qu’il semble observer dans les sociétés occidentales, l’inquiète quant à la survie même de la littérature. En effet, c’étaient ces classes moyennes qui fournissaient le gros des bataillons d’écrivains. La fin de la ruralité, présente depuis le paléolithique avec l’architecture mentale et sociale qui allait avec (il suit ici des analyses du philosophe Michel Serres), du hameau au pays, qui participait à une graduation progressive de la pyramide sociale, avec une multitude d’intercesseurs sociaux, affaiblit encore ce corps social. Il n’y a plus d’intercesseur entre le citoyen lambda et le chef. C’est la fin d’une certaine société occidentale.
Maffesoli rebondit sur ce point en se demandant quel peut être le rôle de l’intellectuel sur le politique si celui-ci ne l’écoute pas, de l’élection à l’orientation gouvernementale. Les idées ont peu de prise sur le politique et le politique n’a plus que peu de prise sur l’évolution du monde. Alors où passe donc le projet politique ?
Tillinac répond que le politique aujourd’hui, entre la globalisation, l’Europe, le juridisme et l’opinion publique ne peut plus rien faire. Le politique peut agir dans la géhenne de l’histoire, dans un univers shakespearien. Il tranche, frappe. Mais dans une démocratie apaisée, cela n’a pas lieu d’être. Il s’occupe de l’épicier, du bac à fleurs, de la crèche. C’est un autre métier. À terme, ceux qui s’occuperont de la politique panoramique et ceux qui s’occuperont de la gestion quotidienne ne seront plus les mêmes personnes. Sarkozy se veut proche du terrain, Villepin pense qu’il faut de la hauteur et qu’à terme, les gens voudront des dirigeants qui ne leur ressemblent pas.
Maffesoli reprend en disant que si le politique n’a plus de rôle sur le réel, l’intellectuel n’a plus à le nourrir en idée et il ne devient donc plus qu’un fou du roi. Il n’y a plus de projet si tout se décline sur l’indicatif présent.
Tillinac précise que le politique a encore en charge d’accompagner la pulsion des individus. Il y a une crise de la représentativité. La classe politique est disqualifiée, même si c’est globalement injustifié, par l’opinion publique, en particulier chez les jeunes. Ils s’investissent dans d’autres formes d’être-ensemble, le festif, l’émotionnel mais pas dans le politique. C’est peut-être le moment pour les intellectuels français de sortir de leur pré carré et de remettre tout à plat. Lui-même cherche à tendre la main à l’autre côté de la rive, vers les intellectuels de ce qu’était la gauche. Les périls planétaires à venir ne peuvent se penser à partir de cette division droite/gauche et les intellectuels censés développer une vision ne doivent plus s’appuyer sur cette dichotomie. Entre le moment où le penseur analyse la situation et le moment où l’on construit une méthodologie politique pour appliquer les solutions, il faut une dizaine d’années. Et nous sommes dans ce creux. La pensée critique a peut-être déjà commencé à faire son travail, Maffesoli fait partie selon lui de ceux qui remettent en question ces mécanismes, mais l’application politique de cette critique n’a pas encore commencé.