Ce n’est pas un secret que vivre à New York ou dans n’importe quelle autre grande ville provoque souvent un fort sentiment de dislocation temporelle. Ce dernier va de pair avec le domaine du changement rapide qui a longtemps défini la modernité. À son époque déjà Charles Baudelaire avait mis le doigt dessus dans un poème célèbre intitulé Le Cygne :
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel).
L’intérêt de ces vers ne réside pas dans le sentiment de nostalgie et de perte qu’ils semblent à première vue affirmer, bien que je sois désormais assez vieux pour en avoir une connaissance intime. C’est plutôt que Baudelaire ne parle pas de « l’âme » ou de « l’esprit » de Paris, un idiome répandu au XIXe siècle, ni de son « identité ». Ayant de toute évidence en tête les boulevards du baron Haussmann et l’urbanisme à grande échelle dont ils étaient les précurseurs, il parle de la « forme d’une ville », une formulation légèrement maladroite et très singulière pour désigner le paysage urbain et l’environnement construit.
À mes yeux, il ne s’agit pas tant, pour Baudelaire, de déplorer la disparition du vieux Paris que d’essayer de montrer tout à fait autre chose : à savoir que la modernité tire le rideau et dévoile l’absence totale d’un sol stable, d’une « terre natale » – ou, dans le contexte du poème et de sa figure centrale, le cygne, d’un « beau lac natal ». En d’autres termes, la modernité ne détruit pas quelque chose qui existait autrefois et persistait ; les révolutions incessantes de la modernité révèlent plutôt que ça n’a jamais été là. Derrière les formes en transformation de la ville et de la vie humaine qu’elle incarne, il n’existe aucun fondement ontologique ou essentiel. L’être humain prend la forme d’une ville en perpétuel changement parce qu’elle est fondée, si on peut le dire ainsi, sur l’absence – sur « le négatif » comme diraient les philosophes.
...quelque chose d’insaisissablement flou, de léger, vaporeux, présent et absent...
Les vers de Baudelaire me sont revenus à l’esprit en pensant au travail de Guillaume Leblon. Au cours des deux dernières décennies, l’artiste a exploré les frontières entre ses objets sculpturaux et les espaces ou bâtiments dans lesquels ils sont montrés. Comme le notait Dieter Roelstraete il y a quelques années, dès le début de sa carrière Leblon a fait preuve d’une réelle préoccupation pour l’architecture et l’organisation spatiale1. Son Intérieur-Façade (1999), par exemple, était déjà un mélange dense de modifications sculpturales et architecturales dans un lieu de vie fictif, accompagnées d’un film sur l’architecte et scénographe français Robert Mallet-Stevens. Leblon a découpé les murs et les sols de la galerie pour créer un vocabulaire varié d’ouvertures et de « fenêtres » qui produisent un espace figuratif évocateur, un peu comme une pièce et en même temps quelque chose de complètement différent2. Rappelant l’étrangeté troublante et l’ambiguïté des photographies de reconstitutions d’espaces réels en papier de Thomas Demand (dont la plus célèbre peut-être, Corridor (1995), est une description photographique du couloir menant à l’appartement du tueur en série et cannibale Jeffrey Dahmer), Leblon brouille la distinction entre l’espace tridimensionnel et bidimensionnel, l’espace réel et l’espace représenté.
Dans les hétérotopies de la pratique sculpturale contemporaine et de l’installation, l’intérêt que porte ce travail à la salle comme objet construit pourrait lui valoir d’être considéré comme orthodoxe. Mais de toute évidence il touchait aussi à un ensemble de questions quant à la place de la sculpture face à la surproduction et au surdéveloppement capitalistes du XXIe siècle qui remontent aux années soixante et soixante-dix. Dans son essai de référence « La sculpture dans le champ élargi », Rosalind Krauss retraçait la façon dont la sculpture moderne avait rejeté son cadre traditionnel pour se déplacer vers le domaine de ce qu’elle appelait la « pure négativité », l’opposé logique et phénoménologique de la sculpture traditionnelle comprise comme un ensemble de relations de composition entre des parties et des touts. Selon elle, des sculpteurs comme Robert Morris et Robert Smithson avaient déplacé le centre de la pratique sculpturale en dehors de l’objet situé sur le socle vers l’espace « négatif » qui l’entoure. Dans les années soixante, « la sculpture, soumise à un complet renversement de sa logique, était devenue pure négativité (…) elle était désormais la catégorie résultant de l’addition du non-paysage et de la non-architecture3 ».
Dans une exposition récente à la galerie Labor de Mexico, Leblon prolonge le rapport de longue date qu’il entretient avec l’architecture, mais d’une manière un peu plus subreptice et subtile qui souligne la nécessité de regarder et de lire ses œuvres avec attention. Le titre de l’exposition, « AEROSOL », évoque quelque chose d’insaisissablement flou, de léger, vaporeux, présent et absent, quelque chose de complètement antithétique à la sculpture avec un S majuscule et à l’environnement construit. Et pourtant, il expose des œuvres de sculpture claires et fortes, offrant ce qui se présente à première vue comme une exposition traditionnelle. En entrant dans la galerie, on est pris dans une sensation palpable de mouvement qui serpente depuis l’entrée jusque dans l’espace. À l’intérieur, le visiteur est immédiatement confronté à The Corporeal and the Mechanical (2019), un épais cylindre en acier poli qui part du mur de droite (un petit espace le sépare du mur) et dépasse le milieu de la galerie. Lorsque nous entrons, cette sorte de balustrade ou de rampe nous conduit vers la gauche en nous obligeant à suivre ce chemin. Dans un moment de distraction (en regardant son téléphone, par exemple), l’œuvre peut facilement se confondre avec le genre d’architecture douce et de construction quelconque – balustrades, barrières, barricades, etc. – utilisé pour contrôler la circulation dans l’espace public et que nous traversons quotidiennement, à la fois dans la rue et dans les bâtiments.
Figures de l’absence
Comme je viens de l’indiquer, nous pouvons ne pas immédiatement reconnaître que The Corporeal and the Mechanical est une œuvre et nous contenter de suivre la direction qu’elle indique par habitude, du moins jusqu’à ce que nous remarquions son extrémité peinte en blanc et coiffée d’un morceau de verre moulé. Le titre de la pièce semble bien faire allusion à l’intérêt que portait Marcel Duchamp à la mécanique comme une des conditions pour entraîner l’art vers le champ du non-art par le biais du ready-made. Il nous faudra revenir vers Duchamp un peu plus tard. Pour l’instant, notons simplement que si le timing est bon et que nous ne passons pas tout de suite devant, une lueur orange vif peut même éclairer l’extrémité en verre et nous avertir de sa présence. L’œuvre se présente alors peut-être comme une sorte de cigarette électronique géante soigneusement réalisée, si ce n’est particulièrement high-tech ou complètement réaliste.
Mais ce n’est que la moitié de l’histoire. Confronté à cette « cigarette », notre sens de l’échelle est bouleversé. Si nous remarquons alors le coussin en cuir fixé sur la cigarette et que nous nous approchons pour voir ce qui se trouve dessus, nous ne trouvons pas une bague en diamant ou une montre de luxe mais un scorpion mort. Ce scorpion, pourrions-nous penser, possède certaines des caractéristiques d’un diamant et d’une montre de luxe : il est à la fois petit et facetté ; au niveau figuratif, son allure exotique se reflète dans sa forme : il est à la fois « pointu » et « dur ». Par conséquent, notre sens de l’échelle est à nouveau bouleversé puisque nous devons à présent considérer l’œuvre dans son ensemble. En reculant, nous voyons maintenant comment The Corporeal and the Mechanical oscille entre une sculpture oldenburgienne surdimensionnée d’un objet du quotidien, la cigarette, et un tableau surréaliste qui semble amplifier l’aspect paradoxal et le pouvoir des petites choses.
La figure de la cigarette est reprise au fond de la galerie, où une paire de cigarettes écrasées peintes en aluminium, Perfect Love (2019), s’appuient dans le coin de la pièce. Leur titre ironique nous incite à faire une lecture autobiographique de l’exposition. Sommes-nous face aux confessions ou fausses confessions d’un fumeur ou ancien fumeur ? Leblon nous annonce-t-il qu’il a finalement réussi à se départir de cette habitude ? Est-ce un chant du cygne ou un appel à l’aide ? Au milieu de la galerie, la sculpture intitulée The Hunter, the Smoker and the Critic (2019) semble vouloir nous détourner de cette lecture trop personnelle en jetant un filet culturel plus large et plus impersonnel. Collage 3D ambigu en acier peint posé sur des coussinets en caoutchouc sombre, l’œuvre ressemble à un croisement bizarre entre un fume-cigarette, un applicateur de cosmétiques et une sculpture moderniste abstraite, associant les couleurs séduisantes des emballages commerciaux aux lignes épurées du design moderne. Il en résulte une image réfractée à l’envers du consumérisme quotidien – l’abondance fascinante de la mode, des cosmétiques et des médicaments, une allégorie des sombres dessous pharmaceutiques de la vie moderne : addiction, manie et obsession. La théoricienne et critique Avital Ronell a appelé ce phénomène notre « modernité narcotique4 ». Par extension, il exprime la dualité à double face de la sculpture et de l’urbanisme cosmopolite moderne : d’une part, les exigences de beauté et de consommation implicitement présentes dans les surfaces brillantes de nos galeries d’art et de nos tours urbaines d’acier et de verre qui visent à satisfaire le principe de plaisir ; d’autre part, les images et emblèmes de la mort nous rappelant sournoisement l’épée à double tranchant du capitalisme moderne, son efficacité joyeuse qui noie la planète sous les choses.
...la figure et l’échelle du corps humain constitue un point de référence constant dans son travail.
Cette dualité est visible dans d’autres œuvres de l’exposition. L’Amour fou (2019), par exemple, distille l’extrémité incandescente de la cigarette dans une pièce murale qu’on pourrait facilement prendre pour une lampe de designer. Dans le coin à gauche se tient Cara martellinada (2019) un grand morceau d’acier martelé qui joue le rôle de l’ombre imprécise ou du fantôme d’une figure humaine, un agent de sécurité peut-être. De même, deux œuvres de pastel sur papier qui sont à la fois des dessins et des objets, Aerosol (pêche) et Aerosol (entre rose et pêche) (2019), ont l’aspect tactile de la peau. La non-objectivité radicale de la couleur à laquelle renvoient leurs titres et leur ressemblance avec la peau évoquent la violence et la mort, tout en montrant la face obscure de la satisfaction que procure la consommation, la manière dont ses brumes en spray, ses cigarettes et produits de luxe tendent à remplir une absence fondamentale.
À l’évidence, dans la mesure où le travail de Leblon semble se confronter à l’espace de la galerie et l’utiliser comme un théâtre de sa pratique, il opère dans le champ élargi tel que l’a défini Krauss. De plus, son recours à des fabricants le situe dans la généalogie des artistes minimalistes comme Richard Serra et Morris pour qui la sculpture devait prendre comme point de référence premier la production industrielle moderne, et non l’esprit artisanal de l’artiste traditionnel. Toutefois, Leblon se distingue de manière significative du discours de ce champ élargi que Krauss définissait comme l’espace de la « pure négativité ». Il reste avant tout très attaché à la figure et à l’échelle du corps humain, qui constitue un point de référence constant dans son travail.
À Labor, ceci est évident dans la pièce au sol en résine et fibre de verre peinte, Cul (2019), un bassin nu démesuré coupé en deux qui communique en secret, pourrait-on dire, avec les oursins lumineux imprimés en 3D accrochés à proximité, Veilleuse (bleu) et Veilleuse (vert) (2019). Faire l’aller-retour entre ces deux œuvres nous oblige à ajuster et réajuster notre sens de l’échelle. Par moments, Leblon zoome sur de très petits détails alors que, à d’autres, il s’éloigne pour adopter une échelle plus grande que nature, proche de la bande-dessinée, c’est-à-dire l’échelle traditionnelle de la sculpture publique. Grands absents : le principe de réalité du minimalisme et sa négation de la représentation en trois dimensions au profit d’un littéralisme et d’un appel à l’objet qui dissout la distinction entre la sculpture et le monde autour. À la place, Leblon met et remet en scène la relation entre les objets et l’espace de la galerie comme une relation entre des parties et des ensembles.
L’exposition de 2017 de Leblon intitulée « Untangled Figures » à la Contemporary Art Gallery de Vancouver en est un bon exemple. Leblon y présentait Political Circumstances (2016), un torse imprimé en 3D sans tête ni jambes vêtu d’une veste de costume, ses bras démembrés pensivement croisés sur le sol devant lui – un corps littéralement à la fois découpé et recousu par l’espace alentour, un ensemble de parties qui promettent un corps entier mais qui forcent le visiteur à l’interroger. L’originale de cette forme découpée de figure en costume, réalisée en plâtre fumé et montrée la même année à la galerie Jocelyn Wolff, à Paris, reflétait la façon dont Leblon avait découpé et reconstitué les murs et sols de l’espace avec de grands panneaux de contreplaqué. Un des panneaux était d’ailleurs un peu incliné vers le haut, modifiant très légèrement l’acoustique de l’espace, créant un double auditif étrange qui renversait la hiérarchie entre la galerie comme contenant et l’œuvre comme objet contenu en son sein. Leblon mettait le public sur la piste de son jeu sonore avec une oreille en verre soufflé installée à l’autre bout de la galerie. La même oreille nous incitait à comprendre l’entremêlement entre les panneaux de l’espace de la galerie et l’amputé imprimé en 3D comme une relation entre un moule et son original. Selon cette perspective, l’espace négatif de la galerie et l’objet sculptural se déterminent mutuellement et, par conséquent, se laissent l’un l’autre indéterminés. Plutôt que de constituer la base négative et littérale de l’objet, l’absence opère ici au service de la rhétorique de la sculpture, de ses possibilités figuratives et vice versa, depuis l’amplification jusqu’à la métaphore et la synecdoque.
« Untangled Figures » rappelle le travail d’artistes comme Robert Gober pour qui la relation du tout aux parties servait de véhicule à une exploration teintée de psychanalyse du paysage culturel américain, entre autres choses. Vient également à l’esprit Barry Le Va dont les « distributions » des années soixante éparpillaient sur le sol des pièces de puzzle, du papier, des cordes, des roulements à billes ou du bois, au nom d’une « esthétique du hasard ». En se saisissant du sol sans socle, Le Va a reconfiguré la sculpture comme un champ aplani de pièces qui ne deviennent jamais des ensembles. Dans le cas de Leblon, comme nous l’avons noté, la relation tout-partie tend à se déployer entre l’œuvre d’art et la galerie afin de déstabiliser la hiérarchie entre les deux.
Partes extra partes
La relation de parties à totalité entre le contenant et le contenu était également au centre de l’exposition monographique de Guillaume Leblon à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne en 2014, « À dos de cheval avec le peintre ». Emprunté à un poème de l’écrivain allemand W. G. Sebald, le titre suggérait l’idée d’exposition comme paysage. Dans l’installation de la première salle, Faces contre terre (2010), ce concept était repris de manière littérale à travers un sol construit avec des vestiges et des restes de meubles trouvés dans la rue, des panneaux transformés en une mosaïque de formes, de tons et de couleurs que le visiteur entrant dans le musée devait traverser pour poursuivre l’exposition.
Dans une autre pièce, Four Ladders (2008), une aile de moulin grandeur nature offrait un traitement plus baroque au couple binaire contenant/contenu. Leblon a acheté l’aile à un agriculteur français et l’a suspendue au plafond, reprenant le style d’accrochage d’un musée des sciences ou d’histoire naturelle. L’aile semblait avoir fendu le mur de la galerie et s’être logée à l’intérieur, sortant de l’autre côté dans une pièce où plusieurs œuvres suggéraient une scène complètement différente, une journée à la plage, à travers trois peintures au lavis, Washed chemtrail I, II et III (2013), qui encadraient l’horizon visuel du lieu et sa sculpture centrale, Backstroke and other bird (2013), une baigneuse composée de sable qui semble s’être endormie avec un livre sur la tête.
Le geste de Leblon inversait la manière dont nous avons l’habitude de comprendre l’intérieur et l’extérieur. Transgressant son espace habituel et coupant au travers d’un autre, l’aile de moulin dissolvait la galerie en un espace d’exposition figuratif plutôt que littéral. Elle créait aussi un contraste fort entre un monde naturel défini par le travail, le paysage rural du moulin à vent, et la nature comprise comme un site de détente, la plage comme site du loisir et du voyage modernes. Pourtant, la perte de distinction entre travail et loisir, nature et culture, ne dissipait pas le cadre spatial et architectural de l’exposition. Au contraire, elle le mettait en lumière et l’amplifiait, le liant à une chaîne de métaphores et de transformations tropologiques. À Villeurbanne, National Monument (2006-2014), un gigantesque bloc d’argile humide installé à cheval entre deux pièces, opérait un renversement similaire de l’opposition entre contenant et contenu. Maintenu humide grâce à un système de sprays et à un revêtement en tissu, le bloc d’argile déplaçait et remplaçait le mur et la galerie, se servant d’un chiasme pour jouer sur et brouiller la distinction entre la sculpture et l’architecture, remplaçant littéralement et figurativement l’une par l’autre. Dans une autre pièce, ce déplacement ou cette oscillation entre l’exposition et l’œuvre d’art prenait la forme d’une passerelle, Giving substance to shadow (la vague, échelle, tortue, citrons) (2013), qui empêchait les visiteurs de marcher sur le sol en les obligeant à regarder la pièce à distance.
Ces constructions hybrides, s’il nous est permis d’utiliser ce terme, étaient présentes même dans des lieux que l’on pourrait considérer comme le territoire neutre de la circulation dans un musée. Le couloir principal qui relie les deux ailes et se situe plus ou moins au centre du musée accueillait Field piece (2014), une œuvre spécifique au site constituée d’exemplaires froissés des documents présentant l’exposition emportés dans des courants d’air produits par une soufflerie. En ramenant métaphoriquement l’extérieur dans le musée, Leblon encourageait le public à s’interroger sur les frontières entre l’espace d’exposition et l’œuvre. Une embrasure de porte barrée de plexiglas à mi-hauteur et placée au milieu du couloir amplifiait cette intention. En permettant aux visiteurs d’apercevoir ce qui ressemblait à deux sculptures recouvertes de draps blancs, l’une d’un cheval et l’autre d’un chien, Lost Friend (chien) et Lost Friend (cheval) (2014), Leblon leur donnait l’impression de jeter un œil dans une salle de stockage interdite au public. Avec cette mise en scène subtile, trompeuse et ludique de la circulation à travers l’espace d’exposition, il transformait la galerie en un labyrinthe, un dédale dans lequel les visiteurs devaient naviguer. Lorsqu’on finissait par atteindre le sanctuaire intérieur où se trouvaient ces sculptures, Leblon délivrait son coup de grâce5 en conduisant presque immédiatement notre imagination hors de la pièce. Réalisés en plâtre, le cheval et le chien trônaient magistralement au centre de la pièce sur un socle de rails en acier, mais en tant que contours blancs d’eux-mêmes, formes absentes, ils étaient décevants et anti-monumentaux. Leur héroïsme ironique et maladroit nous laissait avec le sentiment que la véritable valeur de l’exposition résidait, comme le veut le cliché, dans le voyage et non la destination.
Guillaume Leblon, Field Piece, 2014. Vue de l'exposition, À dos de cheval avec le peintre, 2014, Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, France. Courtesy de l'artiste
Communauté retardée
...Leblon avait préparé une série d’énigmes que son public doit démêler...
Comme nous l’avons vu, l’exposition de Guillaume Leblon à Villeurbanne et son travail en général ne se contentent pas d’un semblant de duperie ou de stratagèmes ludiques. De toute évidence, il ne traite pas ses visiteurs comme des consommateurs à flatter, dorloter ou à nourrir avec des idées toutes faites. C’est plutôt comme si Leblon avait préparé une série d’énigmes que son public doit démêler ou, comme Marcel Duchamp peut-être, qu’il les défiait à un jeu d’échec. On pense à La Mariée mise à nu par ses célibataires, même de Duchamp (1915-1923) pour sa dimension de puzzle et sa manière de promettre que si nous, les spectateurs – ses « célibataires » –, regardons avec assez d’attention nous découvrirons le système ou la clé qui libère son sens, et pourrons ainsi la « mettre à nu ». Pour Duchamp, l’œuvre d’art comprise mécaniquement – rappelons que la « mariée » était un moteur dans Le Grand Verre – impliquait un nominalisme qui rompt à jamais le lien entre la figure et les objets réels. L’œuvre doit donc « apparaître comme l’apothéose de la virginité », un sujet de son propre désir plutôt que du désir du public, les célibataires6. Je dirais que le travail de Leblon est également « antirétinien », au sens que Duchamp conférait à ce terme : son travail ne se contente pas de se montrer mais présente un système de relations et de connexions qui semblent à la fois promettre et refuser une signification. À la place, elles établissent un mouvement et un relais d’une partie à l’autre qui semblent ne jamais se résoudre en un tout, une unité de sens qui résoudrait leurs tensions constitutives. Dans ses notes de La Boîte verte, Duchamp décrivait cette tension comme un « délai en verre7 ».
Au lieu de jouer sur la distinction entre les objets d’art et l’espace négatif autour d’eux, Leblon voit la relation entre une partie et une autre comme la « chose » même de sa pratique, son matériau poétique. Cette « chose » n’est rien de particulier et elle n’est pas matérielle. Elle se trouve plutôt incarnée et peut-être emblématisée dans le moule et l’acte de couler – dans la manière dont le moule reçoit une forme au lieu de se contenter de la produire ou de la poser. Conceptuellement, un moule est un espace ontologiquement « antérieur » dans notre manière de comprendre les objets et l’objectivation. Leblon ne fait pas que brouiller la frontière entre les objets et l’espace « négatif » autour d’eux, mais il ouvre et établit un intervalle et une différence entre les choses et les non-choses, entre quelque chose et rien. Cet espacement préphénoménologique ne nie pas la représentation sculpturale. Au contraire, il rend possible la figuration et la transformation tropologique de toutes les opérations et modalités de représentation.
Davantage de temps et d’espace nous auraient permis de mettre le travail de Leblon en relation avec l’idée de khôra développée par Platon. Dans le Timée, son traité cosmologique, Platon avançait l’idée célèbre d’un « troisième genre » [triton genos], ni être ni non-être mais un « endroit », un « lieu », un « réceptacle » même, et un « moule » qui rappelle la façon dont la notion de site opère dans l’art contemporain. Khôra, écrit Derrida, « paraît étrangère à l’ordre du “paradigme”, ce modèle intelligible et immuable. Et pourtant, “invisible” et sans forme sensible, elle “participe” à l’intelligible de façon très embarrassante, en vérité aporétique8 ».
Embarrassant, voilà une formidable façon de penser le troisième genre, car il complique la distinction tranchée entre l’œuvre d’art et l’espace, la représentation et la réalité, le contenant et le contenu. Si cette hypothèse est correcte, nous pourrions dire que Leblon élève la sculpture jusqu’à une position de responsabilité comparable à celle de l’architecte, une figure qui donne forme à notre monde comme un baron Haussmann découpant les boulevards à travers le vieux Paris d’un coup de plume, mais son découpage ouvre d’abord la distinction entre environnement bâti et forme sculpturale, entre environnement bâti comme habitus, et comme représentation et signe. Il s’agit en quelque sorte d’une architecture originale ou préphénoménale.
En revanche, si nous revenons à l’exposition de Leblon à Labor et à son vocabulaire surréaliste du corps, c’est Sigmund Freud qui vient à l’esprit et la façon dont il tente d’intégrer le concept de pulsion de mort (Todestriebe) dans sa théorie du principe de plaisir, c’est-à-dire l’idée que les organismes vivants possèdent aussi un instinct contradictoire les poussant à retourner vers un état inorganique. Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud affirmait que les êtres vivants possédaient un instinct de décomposition qui contrariait et coexistait avec leurs instincts de reproduction9. Cette idée est évidente dans les cigarettes qu’évoque Leblon mais aussi dans la manière dont il associe Cul, le torse coupé et la fesse unique, avec les pièces murales éclairées en forme d’oursin, Veilleuse (bleu) et Veilleuse (vert). Alors que ces dernières sont un emblème de la reproduction primitive, Cul se lit comme une partie du corps à la Gober qui joue sur le fait que le français emploie le nom singulier « cul » pour désigner les fesses. Pour Freud, la pulsion de mort représentait la tendance de l’organisme à abolir son unité, impliquant qu’il est déjà en quelque sorte amputé, moins qu’un tout, une partie qui ne cherche pas seulement à devenir un tout mais aussi à retourner vers sa condition de partie et qui est donc, pour cette raison, multiple, plus qu’elle-même, un exemple de répétition. Cette idée se manifeste aussi avec subtilité dans Fake News (2019), une tringle à rideau de douche en acier sur laquelle pend une serviette tout au fond de la galerie. Leblon a conçu de petits trous en bas de la tringle laissant échapper une vapeur qui forme des gouttes, du moins en principe, afin de créer un rideau éphémère. Inutile de pointer le lien évident avec le titre de l’exposition à Labor, un rideau vaporeux, brumeux qui ne bloque rien, toujours inachevé, toujours en train d’être répété et à venir.
Il faut prendre le titre, Fake News, au pied de la lettre. Il nous rappelle que l’idée de l’architecte-sculpteur dont nous avons ici dessiné les contours est plus qu’une figure uniquement critique, qu’elle concerne en définitive le potentiel politique et social de l’art – et plus précisément de la pratique sculpturale aujourd’hui. Elle implique que la manière dont Leblon représente l’espace d’exposition et l’environnement construit doit se comprendre en relation avec la polis et la res publica, c’est-à-dire comme une réflexion sur l’espace de galerie vu comme un véhicule de la communauté politique.
Je n’ai besoin de rappeler à personne que les systèmes et communautés politiques démocratiques du monde entier sont profondément ébranlés par la montée des théories du complot, les campagnes de désinformation et une explosion de la propagande populiste qui se disséminent à travers les réseaux sociaux et autres plateformes numériques. En revanche, on a longtemps pensé que la galerie d’art incarnait – sur la base du concept kantien de goût ou des conceptions participatives de l’art comme une cosmopolis ouvertement urbaine et globale que tout le monde s’est mis à développer, depuis Allan Kaprow jusqu’à Nicolas Bourriaud et au-delà – l’espace de la cosmopolitique10.
Pourtant, en plus d’être le double embarrassant de l’architecte, Leblon est aussi une figure facétieuse, un magicien qui sert des énigmes et des illusions aussi éphémères que brillantes. Il introduit la variable du temps dans l’espace d’exposition. Regarder Fake News, ou Cul d’ailleurs, et peut-être tout le travail de Leblon, exige de se projeter en avant et en arrière dans le temps. Ses œuvres ne nous sont jamais pleinement présentes. Devant elles, nous avons l’impression de devenir des exilés perdus dans le temps, un peu comme le cygne de Baudelaire. À mon sens, c’est un rappel sobre et salutaire aujourd’hui, à une époque où ils sont si nombreux à promettre ou chercher un « beau lac natal », une terre natale. La communauté, suggère Leblon, se trouve en acceptant notre exil et notre errance sans fin d’une partie à une autre, comme le public dans une galerie.