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Les termes de l’échange en trois promenades

Liv Schulman, <i>A Circle That Rolled Away</i>, vidéo, 35' min, 2024. Courtesy de l'artiste
Liv Schulman, A Circle That Rolled Away, vidéo, 35' min, 2024. Courtesy de l'artiste

Federica Baeza par Liv Schulman, Buenos Aires, juillet 2024.

1.

Au cours des derniers mois de l’année 2023, Liv Schulman m'avait parlé de la commande potentielle de cet essai. J’avais alors rédigé un texte pour une exposition collective dans sa galerie à Buenos Aires. Dans ce texte, j’avais essayé non pas d’expliquer les œuvres, mais de trouver un moyen d’en parler à partir de l’écriture elle-même, sans y faire référence de manière spécifique. En y revenant maintenant, je tombe sur un paragraphe inspiré par l’une de ses vidéos, où une marionnette explique à un groupe de policiers que l’idée d’identité est un obstacle et que ce qui importe, c’est la fluidité des échanges. La matière de la pensée et de son essence se situe aux limites du corps. C’est une surface pliée. La marionnette l’illustre : le meilleur modèle pour l’imaginer est votre propre sexe. Votre sexe est une surface, peu importe qu’elle soit concave ou convexe. Ce qui compte, c’est qu’il est conçu pour être en contact.

Quelques mois plus tard, l’invitation était officialisée par un e-mail de la Fondation Pernod Ricard qui proposait des honoraires de 1 500 euros et la prise en charge des frais d’un voyage qui permettrait une rencontre entre l’artiste et l’autrice. J’ai accepté immédiatement. Le travail de Liv Schulman m’intéressait ; je sentais que j’avais quelque chose à apprendre de son œuvre. Mais je n’aurais pas su dire exactement quoi. J’ai eu une réunion virtuelle avec une personne de la fondation. En raison de son agenda, l’artiste a proposé que la rencontre ait lieu à Buenos Aires, où elle devait tourner une vidéo. La fondation a accepté que la rencontre se tienne à Buenos Aires et j’ai finalement accepté aussi, bien que cela m’ait un peu découragée. La rémunération était une motivation moindre que le voyage. Pour percevoir ces honoraires, il allait falloir que je gère le transfert depuis l’étranger vers l’Argentine, ce qui implique plusieurs démarches administratives : remplir un formulaire avec la facture pour la soumettre à la banque. Le système fiscal argentin n’autorise pas à facturer des personnes non enregistrées dans le pays. De plus, la commission est variable. Si la procédure est retardée pour une raison quelconque, ce qui est toujours probable, le montant transféré est converti en monnaie locale au taux officiel. En Argentine, il existe une grande différence entre le taux de change officiel et le taux de change illégal. Cette transaction, en plus de me faire perdre un temps infini dans des démarches interminables, serait ruineuse : les 1 500 euros finiraient par devenir 750. Comment expliquer à la fondation, avec mes maigres compétences en anglais ou en français, cette complexité financière sans passer pour une délinquante ? Comment ne pas sembler plus préoccupée par les honoraires que par le projet ?

L’identité est un obstacle, ce qui est important, ce sont les interconnexions.

J’ai tout de même accepté la commande. Je sens vraiment que j’ai quelque chose à apprendre du travail de Liv Schulman. J’ai commencé à imaginer d’autres façons de résoudre le problème. Une possibilité serait de demander à la fondation de m’acheter un billet d’avion avec l’argent prévu pour mes honoraires. J’ai commencé à élaborer un plan. Il y a quelques mois, j’ai eu une aventure avec Johanna, à Buenos Aires. C’est une femme trans, comme moi, et elle est allemande. Elle travaille dans le domaine de l’économie politique et a travaillé au Parlement allemand. Johanna envisage de faire sa thèse de doctorat sur le sujet de la dette argentine. Elle était à Buenos Aires pendant quelques semaines afin de postuler pour son doctorat. C’est à cette occasion que nous nous sommes rencontrées. Je me souviens encore très bien de la douceur avec laquelle elle parlait, de la cadence calme du rythme de sa voix et des gestes qui faisaient onduler les mèches blondes et raides de ses cheveux et les projetaient vers ses pommettes, créant une délicate transparence sur ses yeux verts. Sa compréhension et son expression en espagnol sont parfaites. J’étais émerveillée par la manière dont elle saisissait ma façon de parler, si caractéristique des gens de Buenos Aires, cette confusion entre parler et penser à voix haute. Mais la décision de me rendre à Berlin, où elle vit, n’est pas simple à prendre. Après avoir attiré son attention, l’avoir séduite et avoir commencé à la fréquenter, je me suis sentie étrange. Je ne parviens pas à mettre ce sentiment en mots. Dans mon esprit, Johanna apparaissait comme un reflet de moi-même. Les similarités sont évidentes, mais il y avait quelque chose d’autre que je n’arrivais pas à cerner. Je pense que sa manière de m’écouter m’a fait soupçonner qu’en elle, précisément dans ses silences, résidait quelque chose de semblable à moi, mais de différent. Dans ce jeu de miroirs, mon malaise semblait refléter une certaine désapprobation de mon propre corps, qui surgissait comme l’ombre d’une question que je croyais avoir surmontée. Il s’agit de gestes que j’analyse dans mes réflexions, en lisant ses mouvements lors de nos rapports sexuels. Voyager spécifiquement pour la voir dans sa ville me rendrait vulnérable, démunie sur un terrain que je ne maîtrise pas.

Empêtrée dans les calculs financiers et administratifs, dans les traductions et les erreurs de mes échanges affectifs, en considérant le risque de mes décisions, je reviens aux mots de cette marionnette dans la vidéo de Liv Schulman : l’identité est un obstacle, ce qui est important, ce sont les interconnexions. Le désir circule dans cet espace liminal qui rapproche et sépare les corps.

2.

Les transactions, les négociations et les pertes sont des méthodes récurrentes dans le travail de Liv Schulman. Dans sa vidéo The Disappearance (2013), elle dépense l’argent du prix qu’elle a reçu en l’échangeant encore et encore sur la triple frontière entre Puerto Iguazú, en Argentine, Ciudad del Este, au Paraguay, et Foz do Iguaçu, au Brésil. Il s’agit littéralement d’acheter de l’argent avec de l’argent et, dans ce mouvement, tout se perd. La consommation devient consumation, au sens de ce qui s’éteint. L’échange mène à la ruine. L’angoisse du calcul permanent devient une perte de contrôle. À chaque achat ruineux, elle sent que son environnement devient irréel et que le seul lien possible commence à être une conversation paranoïaque avec elle-même. Du point de vue du sociologue français Marcel Mauss, tout échange fonctionne comme un don réciproque, un potlatch, un réseau de solidarités tissé à partir de ce donner et recevoir. Mais, ici, cette logique mène à la disparition de ce qui est échangeable, au sacrifice non seulement du profit mais aussi du corps qui négocie. L’économie devient une économie du désir de la perte. Suivant une lecture surréaliste, on pourrait dire que ce flux devient un désir inconscient et sexualisé qui tend vers la perte. Cela se produit précisément dans le cadre de trois frontières géopolitiques. Dans cette dimension inconsciente, la frontière qui est franchie est celle du corps lui-même, qui s’éteint à chaque échange.

La frontière et la négociation réapparaissent dans la vidéo A Somatic Play (2019). La scène implique deux agentes des douanes déambulant dans la ville de Mexico alors qu’elles surveillent une myriade d’échanges légaux et informels, conscients et inconscients, dans une division territoriale peu claire. En se promenant entre les marchés populaires, les salons de coiffure, les stands de nourriture de rue et divers coins de rue, elles surveillent les passant·es. Crises de santé mentale, révoltes paysannes, sacs Louis Vuitton, fétichismes, « fantaisies privatisées », anxiolytiques, obligations de dette, trafic de jeans, tendances narcissiques non déclarées, les agentes énumèrent tout successivement. Elles parlent également d’un groupe de femmes qui achètent et vendent des produits Avon entre elles, générant ainsi une énergie rotative d’achat et de vente. Le prix des produits a progressivement augmenté, puis leur taille a diminué jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Les dividendes ont chuté, ce circuit s’est consommé lui-même. Les agentes régulent l’économie libidinale, exportent du désir et importent illégalement des anxiolytiques, inondant le marché noir. La frontière qui est transgressée est toujours celle du corps et de ses fantasmes. Encore une fois : l’identité est un obstacle, ce sont les interconnexions qui comptent.

3.

Liv Schulman, A Circle That Rolled Away, vidéo 6K, 35' min, 2024. Courtesy de l'artiste

Je rencontre Liv Schulman dans le Microcentro, le quartier d’affaires de Buenos Aires. Les rues sont remplies des conversations des gens qui passent, et une série de voix semble créer une pulsation qui marque le rythme de tout : change, change, change. C’est le son des vendeurs de dollars illégaux. La raison de notre rencontre ici est que nous prévoyons de suivre le parcours urbain que l’on peut voir dans sa dernière vidéo, A Circle That Rolled Away (2024). Le projet a commencé par une observation : la population de cette ville s’exprime tout le temps dans la rue. Ces personnes mettent en mots ce qui leur arrive. Elles parlent de leurs états émotionnels, mais elles cherchent aussi à faire entrer l’autre dans un état d’esprit particulier. Elles donnent et cherchent quelque chose en retour. Cette réflexion de Liv Schulman est possible grâce à la distance, cet espace qui s’est ouvert depuis qu’elle vit à Paris. Les personnages de son film sont nombreux et se mêlent aux gens ordinaires qui marchent dans la rue. Ils sont si nombreux qu’il est parfois difficile de savoir qui appartient à cet univers fictif et qui n’en fait pas partie. Ensemble, ils forment une sorte de chorégraphie et de bande sonore d’un dialogue continu qui donne forme à une pensée exprimée à haute voix, qui semble appartenir à la ville elle-même.

Pendant que nous parlons, Liv Schulman s’arrête devant différents bâtiments. Des yeux, elle semble les atteindre. En la regardant, il me vient à l’esprit de faire certains gestes : je passe le bout de mes doigts le long des linteaux, des corniches, des lignes de fenêtres et de piliers que je vois de loin. C’est comme si je les touchais, cela fait du bien, le lointain est en quelque sorte à portée de main. En les caressant ainsi, des formes se composent dans l’air, des dessins géométriques qui s’évaporent en quelques secondes. Les toucher de cette manière est une caresse, un léger contact par lequel on les sent proches. Parler, c’est aussi une caresse entre les lèvres. Peu importe ce qui est dit. Le plaisir que ressent Liv Schulman, que je ressens, que ressentent les gens qui parlent en passant est réconfortant.

Nous continuons à marcher le long de la rue Florida et nous arrivons à l’avenue Corrientes. Nous voyons les logos des entreprises qui couronnent les gratte-ciel. Chacun est une promesse de sécurité, de bien-être, de plaisir, de joie, de surprise, de nouveauté. La ville parle, elle parle toujours. Nous pouvons la laisser nous mener à l’excitation qu’elle nous promet. Dans A Circle That Rolled Away, deux employées de bureau discutent, et l’une dit à l’autre qu’elle a la capacité de ressentir à travers les autres ; qu’iels peuvent sentir à travers elle et qu’elle peut sentir qu’iels la sentent. L’employée de bureau dit que tout le monde a une capacité et un besoin. Cette femme est l’une des centaines de milliers de personnes qui pourraient se trouver derrière l’une de ces fenêtres que Liv Schulman et moi observons depuis la rue. L’employée de bureau pourrait être comme un lieu de confluence de toute cette conversation collective à laquelle nous assistons. Un point de rassemblement de tous les échanges. Le sommet où tout ce qui est donné, promis et exigé dans la ville se rassemble.

« Est-ce que tu connais le restaurant allemand ? Tu vas adorer », dit Liv Schulman. Nous interrompons notre parcours, entrons dans le hall de l’un de ces bâtiments de verre et montons au vingt-et-unième étage. Par les fenêtres, nous voyons la silhouette des tours sur un tapis vert et ocre d’arbres qui précède le plan marron continu formé par le Río de la Plata. Liv Schulman mentionne qu’elle venait souvent ici pour écrire le scénario de la vidéo. Les tours se reflètent les unes dans les autres, jusqu’à la confusion, nous faisant perdre la perception concrète de leurs limites. Depuis cette hauteur, la ville ressemble à une série de circuits, de conduits, de modules interconnectés. Une structure molle et poreuse comme un tissu, un réseau de reflets. Je regarde l’horizon et je pense : c’est l’infrastructure matérielle de tous nos échanges. L’espace qui réunit nos corps et les sépare.

4.

 

Un personnage se promène dans une zone commerciale de Buenos Aires, traversant des marchés de rue, parlant à tout le monde, des vendeurs ambulants aux chiens. Il se met à pleurer devant une affiche accrochée au mur. C’est ainsi que commence un épisode de la série Control a TV Show (2010–2017). Au fil de ses pérégrinations, il élabore une théorie du monde, postulant l’avènement d’un nouveau collectivisme : le Moyen Âge existe encore de nos jours, mais personne ne le sait, cher ami. Dans sa théorie, l’individualité se dissout dans un être-ensemble permanent. Les agents de la CIA sont les nouveaux artistes relationnels, mais personne ne le sait. Les chauffeurs de taxi sont des existentialistes, mais personne ne le sait. Les corps des migrants appartiennent à l’État, mais personne ne le sait. Le néolibéralisme serait paradoxalement l’émergence d’un corps collectif façonné par les échanges. Tout en continuant à parler, il se met à caresser tout ce qui lui tombe sous la main. Allongé sur le sol, il passe ses doigts dans les fissures des carreaux. Il touche également les cheveux d’un vendeur ambulant tout en continuant son monologue. Un autre personnage caresse un magazine de mode dans une ancienne usine. Elle dit que le néolibéralisme est la nouvelle résistance chamanique, mais que personne ne le sait. Elle l’explique en ces termes : à un moment donné, quelqu’un a inventé un système d’agence et d’échange simultanés qui prendrait plus tard la forme d’une conversation exacerbée. Au fur et à mesure de leur errance dans la ville émerge la figure d’un corps collectif fantomatique qui ne se rend présent que dans le murmure des différentes théories paranoïaques sur le secret. Le corps est une illusion, mon cher ami, mais personne ne le sait.

5.

Je regarde Liv Schulman et je pense à ces corps collectifs qui apparaissent dans ses œuvres. Ils m’apparaissent comme des organismes réunis par des liens souples qui les maintiennent en contact.

Je la vois immobile, regardant une frise composée de groupes de corps tourbillonnants, superposés les uns aux autres. La frise est disposée en différents carrés, comme une bande dessinée. Avec une grande attention, Liv Schulman s’arrête sur la surface, s’y attardant comme si elle pouvait la toucher. Nous sommes au musée des Beaux-Arts de Buenos Aires devant les douze panneaux de la conquête du Mexique, peints par Miguel Gonzalez au XVIIᵉ siècle. Je suis frappée par ce groupe humain qui se déploie comme s’il s’agissait d’une seule et même entité à différents moments. Un groupe dont il est difficile de distinguer les personnages centraux. Toutes et tous forment un grand corps interconnecté qui façonne cette frise de l’histoire. Je regarde Liv Schulman et je pense à ces corps collectifs qui apparaissent dans ses œuvres. Ils m’apparaissent comme des organismes réunis par des liens souples qui les maintiennent en contact. Ces liens sont des filaments qui les placent dans des positions juxtaposées, toujours inconfortables. Les personnages ont l’air fatigués, un peu perdus, étourdis. Ils affichent une sorte de conversation collective dont ils semblent n’être que les interprètes.

Un groupe de visiteur·euses écoute l’explication d’une des guides du musée sur l’œuvre. Je peux l’imaginer la répéter plusieurs fois par jour. J’imagine la façon dont elle choisit ses mots, comment elle sélectionne ses gestes et ses mouvements dans la salle. Nous nous asseyons pour l’observer. Liv Schulman m’explique que les gestes de ses acteur·ices passent toujours d’abord par son propre corps. Ensuite vient l’étape des propositions qu’iels font et négocient jusqu’à finalement les cristalliser à l’écran ou dans la salle d’exposition. L’œuvre commence par des recherches, différentes ressources que Liv met en contact avec les interprètes et leur corps. Il faut bien partir de quelque chose, dit-elle. Elle utilise une méthode d’écrivain : entretiens, simples conversations, archives, documents, théories, techniques, tout peut être assemblé. L’important est que ces matériaux servent de base pour ensuite se laisser emporter. Partir de quelque chose pour se perdre. Une source qu’elle a toujours à portée de main est le monde de l’art lui-même : ses références, ses œuvres emblématiques, ses logiques de circulation, ses déclarations et les choses non dites ou soupçonnées.

Nous continuons à déambuler dans les couloirs du musée. Fatiguées, nous finissons par nous asseoir sur un banc devant un tableau de Jorge de la Vega : Intimidad de un tímido [Intimité d’une personne timide] de 1963. La toile montre une série de figures entrelacées qui créent des formes étranges et disloquées. Nous sommes frappées par l’utilisation de tissus pliés et froissés qui déforment la surface du tableau. D’un côté, il y a un personnage replié sur lui-même, les plis du tissu sont plus serrés. De là, émerge une autre figure reliée par une sorte de cordon ombilical. Ce dernier personnage a une grande mâchoire et est peint de couleurs stridentes. Un peu distraites, nous commençons à parler de choses et d’autres. Je me surprends à lui confesser qu’avant ma transition j’avais beaucoup de mal à séduire les gens. J’étais extrêmement timide, au point d’être paralysée. Ma théorie est que le rôle de genre que l’on attendait de moi me faisait toujours me sentir inadéquate, coincée dans une place qui m’empêchait de prendre l’initiative. Lorsque j’ai pu m’assumer pleinement en tant que femme trans, cet exercice de flirter, d’avoir des amants, a éveillé en moi une nouvelle conscience. Dans le jeu de la séduction, se déploie la surface d’un espace élastique qui nous enveloppe tous·tes. La logique de l’échange sexuel nous réunit dans un espace doux de plis et de juxtapositions. Liv Schulman m’écoute et me répond que, pour elle aussi c’est comme ça : l’échange est toujours une forme de connaissance de soi. Même si les résultats de cette recherche nous blessent. Peut-être que, avant, tu ne pouvais pas jouer à ce jeu parce que tu n’avais pas mis en place ton propre scénario. Elle répète : il est très important de mettre en place son scénario. Une fois que tu es dans cet espace, ton corps trouve ses gestes, ses mots et peut arranger les choses d’une manière qui lui semble plus accessible, plus efficace. Ce qui est important, ce n’est pas l’identité de ces corps, mais leur localisation, leur position tactique. 

6.

Six femmes sont réunies autour d’une table. On ne sait pas si elles sont en réunion de travail ou si elles font partie d’une réunion des Narcotiques Anonymes. Chacune raconte sa vie : voyages, études, dates importantes, exils, amitiés, amants, partenaires, expositions, courants artistiques, théories esthétiques, manifestes et interprétations. Elles le font dans différentes langues. Parfois, elles parlent paisiblement, parfois elles se disputent, se fâchent, perdent le contrôle, explosent, entrent dans des épisodes de paroxysme ou de révélation. Dans l’œuvre Le Goubernement (2019), ces six femmes représentent une enquête archivistique sur des artistes qui ont souvent été marginalisé·es dans l’histoire de l’art. Il s’agit d’artistes femmes, lesbiennes, queer, trans ou qui ont rejeté l’identité de genre qui leur avait été assignée. Tous.tes étaient actif·ves à Paris entre 1920 et 1970. La recherche pour ce travail a commencé avec l’enquête de Liv Schulman dans les archives Marc Vaux appartenant à la bibliothèque Kandinsky. Elle y a trouvé plus de 130 000 plaques qui témoignent de la vie artistique dans le quartier Montparnasse de Paris, pendant ces cinq décennies. Ces images font resurgir des œuvres détruites, perdues ou oubliées, des ateliers qui n’avaient jamais été documentés auparavant et des expositions qui étaient jusqu’alors inconnues. 

Les documents historiques se mêlent à la fiction, les chroniques des différentes époques se mélangent aux références contemporaines.

On pourrait dire que cette œuvre met en scène une sorte d’anti-musée, un lieu où les chuchotements, les cris, les confessions ou les disputes représentent des voix qui n’ont pas été préservées de la désintégration du temps. La recherche de Liv Schulman porte sur près de soixante artistes, mais elle n’a pas assigné aux interprètes des identités fixes à représenter. Marie Vassilieff, Claude Cahun ou Elsa von Freytag-Loringhoven, par exemple, peuvent endosser simultanément le corps de différentes actrices ou de la même. Leurs voix se dédoublent ou se superposent. Il ne s’agit pas tant de les personnifier comme on développe un personnage, mais de donner corps à cette frise de l’histoire constituée de toutes ces figures entrelacées. Ainsi se déploie une sorte de révisionnisme paranoïaque où les théories se confrontent, où les biographies sont réinterprétées mille fois à travers le discours. Les documents historiques se mêlent à la fiction, les chroniques des différentes époques se mélangent aux références contemporaines. C’est comme si les actrices incarnaient un corpus d’œuvre ; elles portent sur leurs vêtements certaines images des archives, montrent des photographies qu’elles sortent de dossiers ou qui sont directement imprimées sur leur peau. Elles sont à la fois des personnes, des objets parlants, des documents qui dialoguent entre eux, un ensemble ouvert à des lectures multiples où l’identité de chaque biographie se confond jusqu’à devenir indiscernable. Encore une fois : l’identité est un obstacle, ce qui importe ce sont les interconnexions, les nouvelles interprétations.

7.

Ligne d’horizon brune, le Río de la Plata est aussi large que la mer. Entre l’eau et nous, un rivage de pierres et de boue. En regardant de plus près, les pierres sont des morceaux de pavés, des fragments de murs de briques, des formes fantaisistes de béton et de pierres de rivière. Cette plage est une ancienne décharge encore en décomposition. Une odeur intense nous coupe le souffle, provenant de centaines de poissons morts, éviscérés, entre les pierres et le sol. Cette ville s’étend sur ses restes, gagnant ainsi du terrain sur le fleuve. Au loin, les bâtiments que nous avons contemplés lors de notre première promenade. Les tours en miroir se reflètent les unes dans les autres, certains logos d’entreprises se dessinent au loin. Sur ce terrain, le développement immobilier a construit une nouvelle ville composée d’immeubles d’entreprises et de logements locatifs. La voracité du monde immobilier s’est imposée sur un modeste terrain où poussent maintenant des touffes d’herbe, des buissons rabougris et d’autres mauvaises herbes. Sur des milliers de kilomètres, le fleuve a transporté les graines qui ont germé ici. Sur cette bande de terre verdoyante, on voit de loin le fleuve et la ville. Ce terrain inhabituel, un espace frontière, nous a permis de contempler plus clairement les sédiments de différentes époques qui se manifestent comme les cernes d’un tronc d’arbre coupé.

Profitant de ce paysage, j’ai proposé à Liv Schulman de parler d’économie. Je lui ai rappelé que ses œuvres mentionnent souvent les produits Avon et que plusieurs de ses personnages caressent des récipients Tupperware en parlant. Les deux produits sont des emblèmes de ce qu’on appelle le marketing multiniveau, un système de vente directe. Il s’agit d’un monde de vendeuses à temps partiel qui utilisent le temps libre de leurs tâches domestiques ou de leur emploi principal pour gagner un peu plus d’argent qui leur permettrait de boucler la fin du mois. Pour rejoindre ce système, elles doivent s’endetter, payer des franchises, recruter des personnes dans leur entourage proche. C'est ainsi que le capitalisme s’est infiltré lentement dans des espaces où il n'était pas présent de cette manière. Il a commencé à parasiter les liens, les espaces et les situations qui appartenaient auparavant au domaine de la vie familiale, des amitiés ou du voisinage. Cela m’a fait penser à ces substrats qui forment le bord de Buenos Aires. Les déchets de la ville, ce qu’elle expulse, sont devenus un autre territoire qui s’est avéré plus tard fertile pour sa propre expansion. La mère de Liv Schulman était une vendeuse Avon. Elle a également fait passer à sa fille de nombreux castings pour la télévision, le cinéma et la publicité. Liv Schulman a joué une fois dans une publicité pour un chewing-gum. Des années plus tard, elle a demandé à sa mère ce qu’elle avait fait de l’argent de la publicité. « Je t’ai nourrie pendant un mois avec cet argent », a-t-elle répondu. Nous avons trouvé l’image amusante : Liv Schulman a mangé grâce à une publicité pour un produit que l’on mâche mais que l’on n’avale pas. Entre les plaisanteries, nous avons découvert une expérience générationnelle commune : en tant que filles, nous avons constaté que les structures qui divisaient le travail et la vie de famille, les tâches des hommes et des femmes, les amitiés et le travail, étaient modifiées, rétractées, et que d’autres échanges naissaient à partir d’elles. Ces nouveaux liens se sont développés comme une toile souple et flexible, occupant tout l’espace possible. Comme cette ancienne décharge dont nous parlions, un terrain autrefois abject et séparé, devenu plus tard un lieu propice à la croissance de ces tours en miroir qui se fondent les unes dans les autres. Ni elle ni moi ne pouvons échapper à ce paysage qui nous entoure ; nous vivons, pensons et ressentons à l’intérieur de ses limites.

Pendant que nous parlions, en regardant l’horizon brun du fleuve, l’image d’un corps étrange et démesuré se profilant sur le paysage m’est revenue à l’esprit. Sa silhouette m’est apparue, se nourrissant de ses propres excréments, comme repliée sur le chemin de sa bouche à son anus. En se nourrissant de ses déchets, il grandit de plus en plus, jusqu’à tout envahir. Ce corps n’a plus besoin de marcher ni de saisir des objets avec les mains. Il perd peu à peu sa forme, son seul mouvement est la croissance. Dans son développement, il fracture les divisions qui organisent notre vie : sommeil et veille, travail et loisir, nourriture et déchets, viscères et peau. Son sexe n’est qu’une surface ; qu’il soit concave ou convexe n’importe plus, il est conçu pour être en contact.

8.

Comment s’articulent l’économie et le sexe, la parole et la jouissance, l’illégal et le fantasme, la ville et le corps, les viscères et la peau ?

Nous retournons à pied vers la ville, parlant de tout et de rien. Une fois de plus, je lui raconte mes vicissitudes amoureuses. Je lui dis que je pensais aller à Berlin pour rendre visite à Johanna, la jeune femme trans allemande à la voix douce et aux cheveux blonds, transparents sur le vert de ses yeux. Je m’étends sur mes conflits avec mon propre corps et la possibilité de voir en elle un reflet de moi-même. Je mentionne aussi mon idée d’échanger mes honoraires contre un billet pour Berlin. Liv Schulman suggère qu’elle pourrait demander à la fondation de transférer l’argent sur son compte en Europe et d’acheter le billet. Je la remercie pour cette offre, j’ai l’impression que nous échangeons. Mon dévouement à écrire ce texte du mieux possible serait récompensé par ce geste. Sommes-nous en train de devenir amies ? Ensemble, nous avons établi d’autres solidarités qui vont au-delà des limites des commandes institutionnelles. 

Après avoir déposé Liv Schulman à son arrêt de bus, je continue à marcher et à méditer sur ce que cette expérience a signifié pour moi. Je me demande ce que tout cela m’a apporté. J’ai l’impression que certaines expériences nous rassemblent. Dans mon esprit, apparaît souvent la figure d’une personne qui a été obligée d’emprunter un chemin nomade, parfois solitaire. Dans sa fuite, elle a laissé derrière elle ce qui lui était le plus proche, des choses aussi diverses qu’apprendre à reconnaître les intentions cachées dans les phrases les plus familières, la manière de savourer les repas ou les divertissements que l’on nous a appris dans l’enfance. En abandonnant tout cela, elle a commencé à créer d’autres liens, d’autres traductions. Ce qui autrefois lui semblait naturel, ou évident, a commencé à perdre son sens. Au fil de ses pérégrinations, elle répétait une théorie générale du monde : comment s’articulent l’économie et le sexe, la parole et la jouissance, l’illégal et le fantasme, la ville et le corps, les viscères et la peau ? Et en parlant à voix haute, plongée dans mille digressions sur le sujet, déjà fatiguée, elle remarqua soudain le frottement de ses lèvres, sa langue, son palais et ses dents lorsqu’elle prononçait ces phrases. Elle prit conscience du rythme de sa propre respiration. Elle observa l’environnement autour d’elle et sembla le caresser du regard. Elle s’installa dans un certain plaisir de l’ici et maintenant ; elle trouva un refuge dans la vibration de ses mots. Cette perception la poussa à questionner ses limites, à aller au-delà de ce qu’elle aurait pu imaginer. Elle fut frappée par l’impression de pouvoir ressentir ce que les autres éprouvent, devenant un pli dans un tissu où son corps n’était qu’une autre forme dans un paysage si vaste que ses limites se fondaient dans l’horizon.

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