Je vois ce que vous voyez
Vous lisez ceci sur votre navigateur internet. Je ne sais pas quel appareil vous utilisez, quel système d’exploitation, ou quel navigateur en particulier (Chrome, Safari, Firefox, etc.). Mais je peux décrire, sans trop me tromper, une série de cadres imbriqués autour de ces mots : la barre de titre TextWork ; la fenêtre du navigateur, avec sa propre barre de titre, les onglets etc. ; peut-être les bords des fenêtres d’un autre programme ou un bureau « derrière » le navigateur ; la barre de menu du système d’exploitation et, sans doute, un dock d’applications ; les contours de l’appareil lui-même, un périmètre en métal, plastique ou verre ; et enfin, autour, à la périphérie de votre perception – le monde dans son ensemble.
Voici mon écran :
Je regarde une image de l’exposition de Laurent Montaron, Dioramas, qui s’est tenue à la Fondation Ricard en 2016-2017. Pour être plus précis, je regarde un fichier TIFF ouvert avec Aperçu. C’est un fichier lourd (285 MB), en haute résolution (1 1131 x 8 536 pixels), qui me permet de zoomer pour regarder de minuscules détails de l’espace d’exposition : ce qui pourrait être un pentagramme sur la couverture d’un livre dans une photographie au milieu de l’espace ;
un collier de serrage pour ce qui ressemble à des câbles en fibre optique qui disparaissent derrière le panneau d’un plafond ;
les clous à la bordure d’une cloison de séparation ;
le bout creux d’une canne de bambou qui compose l’ossature d’un cerf-volant cellulaire.
En dézoomant, je remarque toutefois qu’à peu près 30 % de l’image sont occupés par un simple mur blanc au premier plan, encadrant une vitre rectangulaire qui donne sur l’espace d’exposition. Le photographe d’exposition a habilement réglé la profondeur de champ, de sorte que le verre de la vitre est à peine perceptible – seuls de légers reflets le trahissent, par exemple un éclairage situé dans l’espace derrière l’appareil-photo.
En revanche, si vous ouvrez un autre onglet dans votre navigateur puis allez sur www.instagram.com et cherchez #laurentmontaron, les premières images affichées sont, pour la plupart, des photographies prises par des amateurs de la même vue de l’exposition à la Fondation Ricard mais sur lesquelles apparaît plus nettement l’espace délimité par la vitre où se trouve le photographe. Le reflet du photographe est parfois visible :
Au moins une image semble dater du vernissage de l’exposition :
Pourquoi mettre en scène une exposition d’art contemporain scellée derrière une vitre?
Si la plupart des images de l’exposition de Laurent Montaron à la Fondation Ricard auxquelles nous avons accès, officielles et autres, reproduisent un point de vue presque identique, c’est parce que le mur empêchait le visiteur d’accéder à l’espace d’exposition : la fenêtre étant le seul point d’accès, l’espace d’exposition lui-même était vide en permanence. Une seconde entrée donnant sur la rue conduisait les visiteurs par une autre cage d’escalier jusqu’à l’extrémité opposée de l’espace en forme de L, où les attendait un dispositif tout aussi indépendant : un film, La réciprocité du récit (2016), lui aussi isolé dans un espace d’exposition scellé et uniquement visible depuis une autre « fenêtre panoramique ».
En fait, l’exposition se montrait telle que le titre nous l’avait précisément promis : une paire de dioramas. Toute une interprétation de l’exposition pourrait tournoyer autour de ce titre, à partir de l’histoire singulière du diorama en tant que dispositif de mise en scène. Il évoque, tout d’abord, la préhistoire de la photographie : le terme a été inventé par Louis Daguerre – à partir du grec « voir à travers » – qui a lui-même été imprésario d’un théâtre diorama. Le diorama a également longtemps été considéré comme faisant partie de la préhistoire du cinéma, une sorte de lointain trait d’union entre le théâtre et le film. Nous pouvons tracer une ligne continue, bien qu’excentrique, reliant l’esthétique du diorama du dix-neuvième siècle – avec tout ce qu’il implique de colonialisme, « l’histoire naturelle » des empires et ses airs de panoptique – aux débuts de la photographie de guerre et à l’évolution des images opératoires. Mais, au vingt-et-unième siècle, un diorama – tel que nous pouvons en faire l’expérience dans un musée d’histoire naturelle, par exemple – est un genre de fossile vivant, un monument aux façons de voir du dix-neuvième siècle au sens le plus large1. Ce n’est pas un fil que je souhaite suivre pour le moment, si ce n’est pour poser la question suivante : pourquoi mettre en scène une exposition d’art contemporain scellée derrière une vitre comme un tableau vivant muséal ?
Qu’est-ce que cela veut dire d’installer avec soin une exposition riche de relations potentielles entre des objets en deux et en trois dimensions, pour ensuite en refuser l’accès au public ? Faut-il y voir, peut-être, une inversion bizarre de la fameuse exposition de Michael Asher à la galerie Claire S. Copley en 1974, où Asher laissa la galerie vide, retirant simplement le mur séparant l’espace d’exposition du bureau ? A la Fondation Ricard, le travail de Laurent Montaron remplissait la galerie et, pourtant, son nouveau mur semblait piéger le public du côté du bureau/hall d’entrée.
L’intention serait devenue encore plus étrange si vous vous étiez collé contre le verre pour regarder le sol sous la fenêtre panoramique. Là se trouvait une autre œuvre, Delay (2016) : deux magnétophones à bobines Nagra reliés par une bande montée en boucle, l’un enregistrant le son de l’espace et l’autre le diffusant, un audiopalimpseste infini. Nous pourrions là encore trouver un précédent dans les débuts de l’art conceptuel, comme Information. No Theory (1970) de Christine Kozlov, un magnétophone à bobines qui enregistrait sans fin le son de l’espace de la galerie et réenregistrait sans cesse par dessus, sans jamais diffuser les enregistrements. Mais dans le cas de Kozlov le visiteur était confronté au fait (ou à la promesse) que les sons qu’il produisait étaient enregistrés, même s’il ne les entendrait jamais : il pouvait battre des mains dans la galerie et imaginer le son enregistré, au moins pour quelques secondes, sur la boucle silencieuse. Avec les platines de magnétophone jumelles de Laurent Montaron, la promesse était là – mais le mur annulait la possibilité d’être enregistré ou d’entendre. Delay, pour autant que le regardeur de l’autre côté de la vitre pouvait en juger, enregistrait et diffusait le son d’un espace vide, inaudible dans son diorama.
Toutefois, assis devant mon écran, en train de regarder les TIFF en haute résolution de tout le diorama, je suis frappé par un détail différent. Si je zoome sur l’œuvre située tout au fond de l’espace, une grande vitrine semi-réfléchissante – dont la liste des pièces m’apprend qu’elle s’intitule How can one hide from that which never sets? (2013) –, je vois quelque chose s’y refléter : un gros appareil noir accroché au plafond, que cacherait un coin de mur s’il ne se reflétait dans le miroir installé de biais.
Qu’est-ce donc ? Serait-ce un vidéoprojecteur qui diffuse le film La réciprocité du récit, que l’on peut voir depuis la seconde fenêtre ? Ou fait-il plutôt partie de la queue du cerf-volant cellulaire géant, Trains de cerfs-volants Saconney (2016), qui serpente hors de vue un peu plus loin, et dont je lis qu’il comprend également quelque part une caméra grand format ?
Je scrute tout à coup le reste de l’image, poussant le grossissement au maximum, à la recherche d’autres surfaces réfléchissantes qui me permettraient de répondre à la question de manière définitive – la sphère opale de la caméra CCTV, par exemple.
Mais j’ai franchi la ligne qui sépare l’examen médico-légal du fantasme. Je tente involontairement un remake transposé sur mon bureau d’ordinateur de la scène du premier Blade Runner, quand Deckard, le personnage interprété par Harrison Ford, explore une photographie numérique comme s’il s’agissait d’un espace en trois dimensions, capable de voir par-delà un coin de mur en amplifiant le jeu des reflets :
Blade Runner (extrait), 1982.
Je n’ai pas vu ce que vous n’avez pas vu
Je n’ai jamais vu Dioramas en personne. Tout ce que j’en sais provient d’une mosaïque d’images, de textes, de conversations – comme pour la grande majorité des expositions qui ont actuellement lieu dans le monde et que je connais essentiellement grâce à mon navigateur.
Un autre onglet est ouvert sur mon navigateur, à propos d’une autre exposition, que j’ai vue en personne : Artist’s Choice: Herzog & de Meuron, Perception Restrained, une exposition de la collection du MoMA à New York en 2006, conçue par le duo de starchitectes Jacques Herzog et Pierre de Meuron. Perception Restrained était une exposition profondément singulière, polémique – « perverse, cérébrale et sans doute le trait d’esprit le plus sophistiqué que vous rencontrerez cet été », comme le formulait Roberta Smith dans le New York Times2. Herzog et de Meuron – qui avaient perdu le concours pour créer le nouveau bâtiment du MoMA dans les années 1990 – ont monté une exposition à partir de 110 objets de la collection du MoMA, ainsi que des dizaines de films. Les films étaient montrés dans une grille de moniteurs accrochée au plafond, si bien qu’il fallait s’allonger pour les voir et il était presque impossible de se concentrer sur une seule image. Les objets, quant à eux, étaient réunis comme dans un salon, entassés dans de petits espaces – et visibles uniquement à travers d’étroites fentes dans le mur. Le MoMA a organisé tout un battage autour de cette exposition qui espérait, avec optimisme, « intensifier l’expérience du regardeur, la rendre plus marquante et personnelle que dans une galerie traditionnelle3 ». Mais il était évident que c’était la frustration du regardeur qu’Herzog et de Meuron souhaitaient intensifier : il s’agissait de mettre en scène l’inaccessibilité des collections du musée – au sens où, la plupart du temps les œuvres d’une collection n’existent que sous la forme d’un inventaire invisible, ou ne sont vues, quand elles sont montrées, qu’au travers d’un mode de présentation spectaculaire propre aux méga-musées aujourd’hui, qui rend la rencontre avec elles quasiment impossible. Il en résultait une exposition exaspérante, grandiloquente et bizarrement excitante.
En essayant de remettre en perspective le geste qu’accomplit Laurent Montaron avec Dioramas, j’ai trouvé la page de Perception Restrained sur le site du MoMA qui, à mon grand plaisir, était accompagnée d’une galerie d’images. Une note intéressante figurait au-dessus de ces images : « Nous avons utilisé le machine learning pour identifier certaines des œuvres représentées. » En cliquant sur les images de l’installation, de petits cercles violets apparaissaient au-dessus de certaines pièces – celles que les algorithmes avaient apparemment réussi à identifier.
La reconnaissance automatique d’image s’est développée de manière exponentielle ces vingt dernières années. Dans les années 1980, un historien de l’art britannique, William Vaughan, a mis au point un outil novateur appelé Morelli, qui essayait de comparer les images pour trouver des ressemblances – mais, limité par la puissance informatique de l’époque, il devait réduire chaque image à une grille de 1 024 pixels (32 x 32)4. En 2018, la recherche d’image inversée sur Google permet d’identifier presque n’importe quelle image que vous y téléchargez et le web regorge de milliards de bots qui cherchent des images fixes ou en mouvement dans des bases de données protégées par le droit d’auteur. Cependant, seule une fraction des œuvres de Perception Restrained semblaient avoir été correctement identifiées. J’ai trouvé une explication ailleurs sur le site du MoMA :
Nous avons appris que, comme n’importe qui, un algorithme a ses forces et ses faiblesses. Aujourd’hui, l’algorithme sait très bien identifier des images bidimensionnelles statiques. Les sculptures, l’image en mouvement, l’installation, les pièces sonores, les œuvres composées de textes s’avèrent poser plus de difficultés. Sans surprise, les exemplaires multiples et les éditions d’une même image ou d’images très semblables ont aussi conduit à de « faux positifs ». Pour le dire plus simplement, une machine ne peut pas toujours faire la différence entre deux boîtes de soupe. L’algorithme pouvait aussi associer à tort des photographies lorsque l’œuvre était un tirage différent de la même image (ou d’une image presque identique).5
Le « machine learning » dont il est question avait été développé par le Google Arts & Culture Lab. Google, bien entendu, est à la pointe du machine learning, ou intelligence artificielle, « IA », ainsi que des technologies de reconnaissance d’image. Une autre partie de son secteur d’IA a récemment fait la une des journaux, quand certains employés de Google ont rédigé une lettre ouverte protestant contre la contribution de la firme au Projet Maven du Département de la défense américain, qui incluait apparemment le développement d’outils d’IA pour la reconnaissance automatique d’objets enregistrés par les caméras des drones militaires6.
En basculant à nouveau vers les images de Dioramas, je me demande combien de ces œuvres l’IA de Google aurait été capable d’identifier. Le cerf-volant qui trône au centre de la pièce, par exemple, semble justement être le type d’objet qui poserait des difficultés aux algorithmes – notamment parce qu’il est à moitié masqué par l’angle d’un mur. Mais ce cerf-volant apparemment anodin est en fait la reconstruction d’une relique de l’histoire de la vision à distance. Montaron l’a fabriqué selon le plan d’un cerf-volant cellulaire mis au point par un officier de l’armée française, Jacques-Théodore Saconney, au début des années 1900, pour porter une caméra destinée à la surveillance aérienne – en d’autres termes, il s’agit d’un protodrone. (On se souvient surtout de Saconney comme de l’inventeur d’un cerf-volant capable de soulever un homme, également conçu à l’origine pour l’observation militaire.)
La vision à distance a toujours été étroitement liée à la guerre, et Laurent Montaron a réalisé d’autres œuvres récentes qui reconstruisent minutieusement les appareils d’observation militaire de la Première Guerre mondiale : un chêne observatoire creux en acier et un poteau télégraphique dissimulant un périscope (ce dernier accroché à l’horizontale sur le mur de la galerie, afin que les visiteurs puissent l’essayer). Ces deux œuvres partagent un titre, La réciprocité du récit (avec le film montré dans Dioramas) – mais quel genre de réciprocité est en jeu ici ? Le cerf-volant, l’arbre et le poteau télégraphique sont reliés par un type de vision qui n’est pas le moins du monde réciproque, en tout cas pas au premier abord : il s’agit d’une vision humaine appareillée conçue précisément pour produire une situation où l’information est asymétrique.
Ces œuvres sont singulières d’une autre façon. Comme le cerf-volant, ce sont des répliques matérielles produites avec minutie et de façon authentique d’objets qui n’existent plus – l’artiste lui-même leur a donné le nom de « ready-mades disparus7 ». En les fabriquant et en les exposant de cette manière, Laurent Montaron propose une préhistoire qui renvoie, par une trajectoire singulière, au MoMA, à Instagram et à l’IA de Google. Les objets de Montaron n’évoquent pas seulement l’évolution de la vision à distance mais, pour reprendre l’expression tranchante du cinéaste Harun Farocki, des « images opératoires », « des images qui ne visent pas à restituer une réalité, mais font partie d’une opération technique8 ». Farocki suggérait qu’il se jouait déjà – y compris dans le cas des premières images photographiques prises par des appareils comme les cerfs-volants et les ballons de reconnaissance de Saconney – un déplacement par rapport aux images produites comme des objets destinés à un regard humain vers des images comprises comme des données, une contribution de plus dans un système cybernétique qui pourrait un jour se passer de la vision humaine. Le fantasme de Blade Runner reste humaniste dans la mesure où l’œil médico-légal de Deckard est encore nécessaire pour explorer les dimensions cachées de son image numérique ; les employés dissidents de Google ont pressenti qu’ils étaient peut-être en train de concevoir des algorithmes qui finiraient par complètement évacuer la vision et la décision humaines.
William Vaughan, en développant sa fameuse vision automatique de l’art ancien, mettait déjà en œuvre l’idée selon laquelle les images « peuvent être analysées et manipulées (…) de la même manière que d’autres formes de données numériques9 ». Ce que Farocki n’avait peut-être pas pleinement mesuré, du moins lorsqu’il a inventé l’idée d’« image opératoire », c’est que toutes les images pourraient se situer sur la même trajectoire – celles qui circulent sur Instagram tout autant que le retour vidéo d’un missile autoguidé. Parce qu’elles sont, en fin de compte, de pures données, les images numériques sont de plus en plus partie prenante d’« opérations » menées par des algorithmes d’État ou d’entreprise que nous ne voyons jamais directement mais dont nous commençons tout juste à comprendre les effets.
Le travail de Laurent Montaron – très différent de celui de Farocki sur presque tous les autres points – semble également aspirer à une forme d’archéologie des médias. Son exposition Dioramas, telle qu’elle apparaît dans cette image, constitue pour une part une sorte d’ensemble très condensé d’allusions à l’histoire de notre actualité photographique : la caméra attachée au cerf-volant ; les grands tirages photographiques de Montaron ; et enfin la fenêtre panoramique elle-même ainsi que le titre, qui renvoie au diorama comme précurseur du cinéma10.
Au premier abord, le travail de l’artiste peut frapper par l’obsolescence séduisante de certains des appareils techniques, leur frisson d’anachronisme benjaminien. Si l’on y regarde de plus près – c’est-à-dire, autour et au-delà de ce que ses œuvres représentent de manière explicite –, Montaron souligne sans cesse la continuité entre ces premières façons de voir et les nôtres. Ces œuvres insistent sur le choc de l’ancien. Elles nous enjoignent de considérer à quel point nous sommes encore gouvernés par des métaphores du voir qui précédaient de plusieurs siècles nos technologies de vision – tout comme l’écran sur lequel vous lisez ce texte est une « fenêtre ».
Les limites des images
Dioramas était une exposition hermétique, au double sens de scellé et impénétrable ; une note d’humour occulte venait contrebalancer la provocation ironique d’une perception restreinte. Si le jeu tournait, en partie, autour des conventions muséales, il s’agissait aussi du mystère d’une chambre close – la rencontre entre Edgar Allan Poe et Michael Asher.
Ces œuvres délivrent leurs énigmes avec un sourire de sphinx...
Le travail de Laurent Montaron se situe depuis longtemps dans une veine de réticence cryptique et malicieuse. Une enclume est posée directement sur un bout de papier que nous ne pouvons pas lire (Isn’t this what we like to believe rather than being left to the night?, 2010) ; un vieil appareil Tape Echo diffuse et enregistre silencieusement sa boucle dans une vitrine (Evans, 2017) ; un magnétophone intégré dans un mur de briques rouges diffuse un message en morse dont on découvre, si on le déchiffre, qu’il ordonne d’« arrêter de taper » (Silent Key, 2009). Comme Dioramas, ces œuvres délivrent leurs énigmes avec un sourire de sphinx : à nous de décider si elles recèlent un contenu secret – ou si notre propre perplexité, qu’elles nous renvoient, est le secret.
Par moments, le travail de Montaron semble aller plus loin et demander de manière très frontale si le public est nécessaire – l’opposant parfois directement à l’œuvre, en tant qu’agent de sa disparition ou destruction. Dans Phoenix (2010), l’entrée du visiteur active un gramophone qui diffuse un cylindre de cire sur lequel est enregistrée la voix d’une personne qui s’exprime dans une glossolalie ; chaque activation dégrade le cylindre, de sorte que l’enregistrement est progressivement détruit par ceux qui l’écoutent. Dans une de ses œuvres les plus récentes, Focus (2018), l’image disparaît lorsqu’un visiteur entre : la luminosité du projecteur de diapositives analogique baisse grâce à un capteur de mouvement, si bien que les spectateurs ne perçoivent qu’un flash de l’image lorsqu’ils pénètrent dans l’espace.
Malgré toutes ces technologies en apparence archaïques – les cylindres de cire, les magnétophones à bobines, les projecteurs de diapositives, etc. –, le travail de l’artiste semble en découdre de manière oblique avec une production d’images bien plus contemporaine. Si, un en sens, il est possible de comprendre l’autosuffisance de ses œuvres comme une parodie des déclarations modernistes quant à l’autonomie de l’œuvre d’art, elles semblent plutôt opposer une résistance espiègle à la consommation ostentatoire d’images numériques, en particulier sous la forme d’œuvres d’art. Pour certains artistes conceptuels de la première génération, il était radicalement libérateur de penser que l’art puisse produire un effet sans qu’on en fasse l’expérience directe, comme une simple anecdote ou rumeur11. Le fait est qu’aujourd’hui notre expérience des œuvres d’art est le plus souvent médiatisée, et on soupçonne de plus en plus (un sentiment exprimé selon différents degrés de pessimisme culturel) les œuvres d’art d’être produites en pensant au public d’Instagram ou de Snapchat.
Laurent Montaron fait clairement allégeance, pour une part, à une tradition de la pratique de l’art conceptuel qui a toujours questionné l’accent « visuel » des arts visuels ; mais il semble aussi répondre à une hypertrophie plus générale du photographique. Aussi enchanteur que soit son travail, et surtout ses photographies, le geste répété d’un retrait fascinant – l’impression que le sens de ses œuvres est sans cesse, d’une certaine manière, masqué, inaudible, invisible – semble calculé pour nous donner à sentir les limites du photogénique. Pour le formuler autrement, un des principaux matériaux de Montaron est notre propre anxiété, dans sa forme typiquement milléniale : FOMO, Fear of Missing Out.
Cette qualité autoréflexive malicieuse – utiliser les images pour pointer leurs limites – est une des raisons pour lesquelles les algorithmes de Google auraient du mal à identifier les œuvres de Laurent Montaron au milieu d’autres. Mais elle renvoie également à la présence discrète d’une autre technologie parmi les matériaux qu’il utilise : l’écriture. Ceci peut sembler prosaïque, mais l’artiste – s’inspirant une nouvelle fois d’une certaine généalogie de l’art conceptuel – est hypersensible à tous les signaux institutionnels et extravisuels qui conditionnent notre expérience et notre compréhension des œuvres d’art. Une liste d’œuvres devient ainsi un matériau à part entière, un véhicule d’idées plus nuancé que les flatteries de publireportage d’un communiqué de presse.
La pièce How can one hide from that which never sets? est composée d’une vitrine murale dans laquelle est inséré un miroir. Mais, en lisant la liste des matériaux, nous tombons sur cette litanie extraordinaire :
Bois, verre néon, nitrate d’argent, AgNO3, 0,10 M (solution de 21,6 g AgNO3 dans 1,2 l d’eau distillée), hydroxyde de sodium, NaOH, 0,80 M (solution de 26,4 g NaOH dans 0,60 l d’eau distillée), glucose (dextrose), C6H12O6, 0,25 M (solution de 5,1 g dans 0,125 l d’eau distillée), ammoniac, NH3, concentration 30 % (15 M).
Il s’agit moins d’une description que d’une recette – de fait, c’en est une. Laurent Montaron a fabriqué l’étrange miroir semi-transparent selon un processus conçu par Justus von Liebig en 1835 et qui est considéré comme le premier miroir moderne (contrairement aux surfaces métalliques polies qui prévalaient jusqu’alors). Cette liste détaillée, si précise qu’elle laisse perplexe, souligne la volonté de reproduire certains objets d’une manière qui distingue nettement l’intérêt que leur porte Montaron de la nostalgie (autrement, cette dernière aurait déposé une patine sur certains de ses beaux anachronismes). Une liste de matériaux devient un autre matériau, une manière de signaler que n’est pas convoqué un « passé » vague et pourtant évocateur, mais plutôt un objet historique qui a ouvert la voie à notre présent très singulier. Dans le cas de How can one hide from that which never sets?, le supplément linguistique transforme un objet séduisant en un monument à un moment de l’histoire de l’image de soi – un précurseur du selfie.
Mais dresser la liste des ingrédients devient aussi une forme de déplacement, tout comme l’angle du miroir dans la vitrine signifie que le reflet, alors qu’on ne s’y attendait pas, capture une autre partie de la pièce que celle où nous nous trouvons. Pour découvrir ce qu’implique cette formule, ou l’histoire de l’invention de von Liebig, il faut chercher un peu. Le geste de Montaron est un chèque encaissé, en toute bonne foi, sur le compte de notre curiosité : à l’époque où la « recherche artistique » est devenue un enjeu rhétorique, cette liste nous enjoint de suivre un fil et de poursuivre notre expérience de cette œuvre en dépassant ce que nous pouvons immédiatement voir ou lire dans telle ou telle exposition. Ceci me rappelle ce que Richard Kerridge écrivait récemment à propos de l’œuvre du poète J.H. Prynne, célèbre pour ses fragments de langages techniques et son jargon rébarbatif :
Une telle obstruction déjoue les satisfactions immédiates et non réfléchies qui vont de pair avec le consumérisme insouciant… L’œuvre de Prynne exige un lecteur prêt non seulement à remettre à plus tard la satisfaction que procure l’expérience d’une lecture complète (ou du moins provisoirement complète) et d’une seule traite, mais qui accepte que le processus plus long d’interruption et de reprise occupe une part plus vaste et diffuse de sa vie12.
Le travail de Montaron semble rechercher une utopie similaire : en érigeant des barrières – en nous excluant de certaines formes immédiates de relation au travail, en nous tenant à l’écart – il nous met au défi d’en dissoudre d’autres : amener l’expérience de l’œuvre par-delà les frontières de la galerie et nos « flux » vers une forme d’engagement plus profonde mais plus éparpillée, dont les limites n’ont pas été définies par avance.
Les limites de la logique
Si votre visite de Dioramas avait commencé par le « second » escalier de la Fondation Ricard, et donc par le film La réciprocité du récit, vous auriez rencontré un aspect quelque peu différent, plus onirique, du travail de Laurent Montaron. Les dimensions occultes que j’ai évoquées – d’opacité, de camouflage, de déplacement, garanties par le langage, etc. – sont en fin de compte des facettes du plaisir ludique que prend l’artiste à manier les paradoxes. Ce caractère insaisissable et malicieux revêt encore une autre forme, plus innocente, magique et enfantine, qui se délecte de l’illusion. Tout se passe comme si Montaron avait creusé un passage secret dans l’histoire de l’art reliant l’esthétique politique-médias de pairs tels que Christopher Williams, par exemple, ou Gerard Byrne, avec l’Orphée de Jean Cocteau.
La réciprocité du récit est une sorte de film d’anthologie qui fusionne et entrelace plusieurs autres courts métrages de l’artiste (Memory et The Philosopher’s Stone, tous deux de 2016). Différents fils se nouent : une voix off féminine rapporte un récit onirique à propos d’un canot ; une femme à l’écran prend un bain, enregistre un appel téléphonique sur un magnétophone ; on fait fondre une pièce d’or pour ensuite la couler à nouveau, comme neuve ; un cerf-volant cellulaire danse dans le vent ; une IBM Memory, la première machine à écrire numérique, semble écrire pour elle-même dans un grenier couvert de toiles d’araignée… Dans une séquence saisissante, une voix off masculine entendue à la radio donne des instructions pour relancer une montre qui s’est arrêtée grâce au pouvoir de l’esprit ; elle s’inspire des souvenirs de Laurent Montaron qui avait entendu une « expérience » radiophonique d’Uri Geller. Elle nous rappelle que la promesse d’un média de masse vraiment réciproque relevait de l’utopie politique (pensez aux textes de Brecht sur la radio) ou de la magie pure il y a déjà une dizaine d’années.
Les liens entre ces éléments disparates ne sont jamais explicites, mais les images – filmées en 16 mm – sont lumineuses et hypnotiques. La bande-son, notamment la voix off, nous donne l’impression d’un continuum unique, rassemblant les séquences dans une constellation onirique. La voix du narrateur principal est-elle celle de la femme qui apparaît à l’écran ? Elle s’exprime d’une voix calme, presque absente, même lorsqu’elle évoque la sensation de noyade ; elle semble aussi détachée du « je » du récit qu’elle raconte que des images projetées sur l’écran. Le langage reste simple et s’en tient aux faits, même lorsque les expériences décrites sont paradoxales (« le bateau flottait sens dessus dessous sous l’eau. (…) J’essayais de couler pour remonter à la surface (…) »).
Le film contient plusieurs sortes de boucle – le cycle du napoléon d’or, par exemple, qui (par la puissance du montage) semble fondu et frappé à nouveau. Et ce type de tour de passe-passe se poursuit : les gouttes d’eau s’envolent vers le visage de la femme ; la main, dans un style qui rappelle Uri Geller, tourne l’aiguille d’un compas. Ou la machine à écrire qui s’écrit à elle-même, produisant ce monologue :
Il est vrai que je ne parle pas
et il est faux de dire
que j’ai écrit cette phrase.
Mais tout comme on parle
sans savoir comment chaque son est produit,
je suis dotée de la capacité de construire des langages,
qui peuvent exprimer tous les sens,
sans savoir comment et ce que chaque mot signifie.
Je ne suis pas plus vous que moi.
Nous sommes à nouveau pris dans une sorte de boucle, logique cette fois. Qui parle ici ? Ces lignes ne sont pas sans évoquer le court poème en prose Monologue que Novalis rédigea en 1798, qui commence par affirmer que le langage n’est « occupé que de soi-même » de sorte que, si quelqu’un « veut parler de quelque chose de précis, voilà alors le langage et son jeu qui lui font dire les pires absurdités et les plus ridicules ». Cependant, le narrateur de Novalis s’avance sur un terrain périlleux lorsqu’il doit reconnaître qu’il a lui-même voulu parler de ce caractère fantasque du langage et que, de ce fait, « l’ayant voulu dire, j’ai dit quelque chose de tout à fait stupide ». Mais un autre retournement intervient, dans lequel l’intention et le langage pourraient coïncider : « Pourtant s’il a fallu que je parle ? si, pressé de parler par la parole même, j’avais en moi ce signe de l’intervention et de l’action du langage ? et si ma volonté n’avait aucunement voulu ce qu’il a fallu que je dise ?13. » Serait-ce la véritable « réciprocité du récit » : que nos langages – pas seulement verbaux mais aussi visuels : la photographie aérienne, les expositions d’art, les Stories d’Instagram – déterminent notre identité d’une manière si profonde et radicale que nous n’arrivons pas à en prendre toute la mesure ? En d’autres termes, que, à un moment donné, le récit nous raconte ?
Le monologue de la machine à écrire fait également écho à une autre œuvre de Laurent Montaron, Revision Theory of Truth (2016) : une série de photographies dans lesquelles un homme assis à une boîte lumineuse trace un texte au pochoir. Une occurrence du texte indique :
1 est vrai
1 n’est pas vrai est vrai
si et seulement si 1 n’est pas vrai
Une autre occurrence semble presque identique, à ceci près que la main de l’homme adopte une position légèrement différente et le texte indique :
1 n’est pas vrai
1 n’est pas vrai est vrai
si et seulement si 1 n’est pas vrai
Ces phrases nous propulsent sur un ruban de Möbius, d’après le modèle du célèbre paradoxe du menteur : si j’affirme que je mens, est-ce que je dis la vérité ? Une des discussions les plus fascinantes de ce paradoxe a eu lieu quand Alan Turing suivait les cours de Ludwig Wittgenstein à Cambridge sur les origines des mathématiques, pendant la guerre. Wittgenstein et Turing – désormais connu pour avoir fondé l’informatique moderne – aboutirent à une série d’impasses sur le statut des problèmes logiques et mathématiques, y compris le paradoxe du menteur14. Pour Wittgenstein, « ce n’est qu’un jeu inutile, pourquoi s’exalter… quel dommage pourrait-il produire ? ». Pour Turing, cela relevait de l’anathème :
Turing : Il n’y aura de dommage véritable que s’il existe une application, auquel cas un pont s’effondrera ou quelque chose du genre. Vous ne pouvez pas utiliser vos calculs tant que vous n’êtes pas certain qu’aucune contradiction ne s’y cache.
Wittgenstein : Il me semble qu’il s’agit là d’une erreur colossale. (…) Imaginez que je parvienne à convaincre quelqu’un du paradoxe du menteur et qu’il dise, « je mens, donc je ne mens pas, donc je mens et je ne mens pas, donc nous sommes face à une contradiction, donc 2 x 2 = 369 ». Eh bien nous ne devrions pas appeler cela une multiplication, voilà tout…
Turing : Même si vous ne savez pas que le pont s’écroulera s’il n’y a pas de contradiction, il est presque certain qu’en cas de contradiction les choses se passeront mal d’une manière ou d’une autre.
Wittgenstein : Mais rien ne s’est encore mal passé de cette manière… 15
En un sens, l’art de Montaron mise sur ce « pas encore » de Wittgenstein. Ses œuvres ménagent un espace pour une contradiction performative, pour ces formes d’expérience qui sont, proprement, incalculables. Ces dernières ne concernent pas seulement les forces oniriques qui ont nourri le surréalisme, mais aussi les formes de rationalisme qui chériraient le paradoxe du menteur plutôt qu’elles ne chercheraient à le résoudre – la tradition philosophique d’Héraclite, pour qui seul le changement était immuable.
L’espace créé par le travail de Laurent Montaron est une sorte de fissure, une fêlure dans une logique de production et de circulation d’images qui tend à se servir de l’opératoire pour tout régler – y compris l’art. Le domaine en expansion constante de l’opératoire rejoint, en fin de compte, ce que Turing appelle l’« application » et ne concerne pas seulement ce qui maintient le pont, mais aussi – selon la région du monde où il est construit – les algorithmes d’un missile autoguidé qui le fait s’écrouler. Contre l’étroitesse de cette raison instrumentale, Montaron propose, pour reprendre le titre de l’une de ses œuvres, un « message invisible ». Son travail se focalise sur le flux de la rivière qui court en dessous, dans laquelle – selon l’affirmation célèbre d’Héraclite – nous ne nous baignons jamais deux fois.